fbpx

Antisémitisme et suprématismes blanc et noir

par François Rastier

La colonisation esclavagiste est-elle juive ? — Le Code noir interdisait aux juifs de séjourner aux colonies. Il suffira aujourd’hui de monter en épingle quelques marchands d’esclaves juifs pour exhiber la complicité entre les juifs et l’Occident défini comme unique fauteur de toute colonisation.

Les suprématistes blancs affirmaient déjà un lien entre les juifs et l’esclavage : pour Ben Klassen, fondateur du Nationalist White Party, la race noire était « un cancer en notre sein », importée par des esclavagistes juifs pour abâtardir les Blancs[1]. Cette thèse sera inversée mais reprise par les suprématistes noirs : les juifs seraient les responsables de l’esclavage[2]. Sans fondement historique sérieux[3], la thèse prospère, de la réplique de Dieudonné sur « le commerce des esclaves, une spécialité juive au départ », jusqu’à l’assassinat d’Ilan Halimi par Youssouf Fofana, qui déclarait : ’’Je voulais prendre de l’argent aux juifs pour libérer les Africains. Je hais les Juifs’’».

Rappelons que les suprématistes noirs sont issus de sectes islamistes. Ainsi, Nation of Islam, secte fondée en 1930 par Wallace Fard Muhammad, qui s’est proclamé Mahdi (messie), eut pour successeur Elijah Muhammad qui prit le titre de « messager de Dieu » et tint ces propos colorés de réminiscences apocalyptiques : « Nous avons vu la race blanche (démons) dans le ciel, parmi les justes, causant des troubles […], jusqu’à ce qu’ils aient été découverts. […] Ils ont été punis en étant privés des conseils divins […] presque ravalés au rang des bêtes sauvages. […] sautant d’arbre en arbre. Les singes en procèdent[4]. » À présent dirigée par Louis Farrakhan, connu pour ses discours antiblancs et antisémites, admirateur de Hitler et titulaire du prix Khadafi pour les droits de l’homme, cette secte rend les juifs responsables de l’esclavage[5].

Bien que les suprématistes noirs aient mis en scène leur affrontement avec les suprématistes blancs, leur antisémitisme commun les rapproche malgré tout. À propos de l’attaque du Capitole, à Washington le 6 janvier, par des sympathisants de Donald Trump, l’historien et sociologue Pierre Birnbaum souligne cependant « On a sous-estimé l’élément antisémite de cette mobilisation, constate-t-il notamment. Nombre de personnes arboraient des pancartes antisémites, brandissaient The Turner Diaries, la “bible” de l’alt-right américaine qui prévoit la destruction de Washington, l’enfermement des Juifs et des Noirs dans de gigantesques camps de concentration »[6].

Les derniers affrontements raciaux aux USA ont semblé faire oublier l’antisémitisme militant des suprématistes blancs et noirs, alors qu’il reste l’axe indiscuté de leur rivalité mimétique. Déjà le documentaire Stay Woke : The Black Lives Matter Movement (2016), de Jesse Williams, montre que ce mouvement organise des manifestations où l’on a pu entendre le slogan « Tuez les Juifs ». Williams est proche du leader de Nation of Islam, Louis Farrakhan. Le rappeur Ice Cube, qui le soutient aussi à Black Lives Matter, a publié un dessin montrant des banquiers juifs autour d’un plateau de Monopoly qui repose sur le dos d’hommes noirs et nus[7].

Dans une tribune courageuse (Hollywod Reporter, 2020), l’ancien basketteur noir Kareem Abdul-Jabbar, militant antiraciste, a cependant repris la formule célèbre de Frantz Fanon, figure tutélaire de l’anticolonialisme : « Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. »[8]. Il ne reste plus en effet qu’à incriminer les Blancs en général, et le « cancer » change de camp, comme l’atteste cette affirmation de Susan Sontag, figure historique des Cultural Studies : « La race blanche est le cancer de l’Histoire humaine[9] ».

Dans le propos de Frantz Fanon, on peut comprendre aussi à présent que les juifs sont les premiers sur la liste, mais aussi que les blancs suivront. La cofondatrice de la section Black Lives Matter à Toronto, Yusra Khogali, a publié ce message d’invocation à Allah: « Plz Allah give me strength to not cuss/kill these men and white folks out here today. Plz Plz Plz ». Cette volonté meurtrière a été lue comme un appel au meurtre des Blancs : elle s’appuie sur sa conviction que les blancs sont des « sous-hommes » (sub-human, équivalent de Untermenschen), bref des « déchets génétiques récessifs ». La blancheur n’est pas humaine « Whiteness is not humxness »[10]. En revanche, la mélanine permet à la peau noire de transformer la lumière en connaissance et assure une connexion cosmique[11].

Les écoles françaises du suprématisme. —  Avant de former des groupes suprématistes noirs aujourd’hui dissous, Kemi Séba, inspirateur de la Ligue de défense des Noirs africains (LDNA, membre du CRAN) était jusqu’en 2014 membre de la branche française de Nation of Islam. Affirmant préférer Hitler à Bonaparte, soutenant Youssouf Fofana, le meurtrier d’Ilan Halimi, il fut condamné pour des violences et propos racistes après avoir organisé des « expéditions punitives » rue des Rosiers, et défendu par le Parti des indigènes de la République[12]. La LDNA a revendiqué les actions contre la représentation des Suppliantes d’Eschyle à la Sorbonne et l’exposition Toutankhamon à la Villette et déployé cette banderole parfaitement raciste et à demi-anglophone : « Europeans & family, votre génome est criminel, hypocrite, menteur », reprise sur son site.

Lors de la manifestation du comité Adama Traoré, le samedi 13 juin 2020, place de la République, à Paris, des slogans antisémites, comme « Sales juifs ! » ont été scandés, à l’adresse de militants de Génération Identitaire, pourtant issus de mouvements traditionnellement antisémites. Il est vrai que des drapeaux palestiniens donnaient une touche antisioniste à ces propos, comme si Adama Traoré avait été victime de Tsahal. Bref, les cris de « Sales juifs » semblaient avoir toute leur place une manifestation antiraciste. Le déni ne tarda pas et Jean-Luc Mélenchon dénonça des « ragots antisémites »… des médias.

Dans les manifestations islamistes contre la loi sur les signes religieux à l’école, en 2003 et 2004, on avait entendu les premiers « Mort aux Juifs » de ceux qui faisaient passer le port du voile pour une revendication de liberté. Les attentats antisémites contre l’école juive de Toulouse, contre le Musée juif de Bruxelles, contre l’Hyper Cacher de Vincennes, en janvier 2015 ont montré concrète la portée de ce slogan[13].

En somme, les islamistes et les suprématistes noirs concordent sur l’essentiel. À l’exclamation « Mohamed Merah, c’est moi » de Houria Bouteldja, alors porte-parole du Parti des Indigènes de la République, répondit le : « Je suis Charlie Coulibaly » de Dieudonné. Le tueur de l’école juive et celui de l’Hyper Cacher recueillent ainsi des soutiens… antisionistes.

Récemment encore, Bouteldja écrivait sur Mediapart, à propos d’une miss française, April Benayoun : « On ne peut être israélien innocemment » et des dizaines d’intellectuels lui apportèrent, une fois de plus, leur soutien pour dissiper tout soupçon d’antisémitisme[14]. Ici comme ailleurs, la violence et son déni vont de pair et se renforcent.

On a un peu vite oublié qu’Alain Soral, leader néo-nazi et suprématiste blanc, et Dieudonné, antisémite et suprématiste noir avaient créé pour les élections européennes de 2009 un Parti antisioniste. Ils s’en furent le présenter au grand rassemblement du Bourget organisé par l’Union des organisations islamiques de France (UOIF). Lors de ce pieux rassemblement eut lieu la cordiale rencontre publique entre l’orateur vedette, Tariq Ramadan, Dieudonné et Soral, comme en témoigne la photo ci-dessous[15].

     Au-delà de l’antisémitisme, les courants que représentent cette « tricontinentale » à présent en plein essor partagent des cibles communes, celles de tous les fanatismes : la démocratie, l’État de droit, l’Occident fantasmé, les droits humains. 


[1] Voir Ben Klassen, The Klassen Letters, 1969-1976, Otto, NC, Church of the Creator, 1988, p. 36-37.

[2] Voir Louis Farrakhan et al., The Secret Relationship Between Blacks and Jews, t. I, New York, Latimer Associates, 1991.

[3] Les travaux récents décrivent un système plus complexe ; voir Pap N’Diaye, « Des Africains au cœur de la traite négrière », L’Histoire, n° 437, 2017, p. 78-79.

[4] Elijah Muhammad, Message to the Blackmen in America, slnd, 1965, § 55.

[5] Elle a publié en 1990 The Secret Relationship Between Blacks and Jews.

[6] Le Monde, 19 janvier 2021

[7] Voir Michel Guerrin, Le Monde, 22 janvier 2021.

[8] Il se sait isolé, et souligne : « C’est de très mauvais augure pour l’avenir du mouvement Black Lives Matter. L’absence choquante d’une indignation massive l’est tout autant. »

[9] Partisan Review, hiver 1967, p. 57. Depuis son deuxième séjour parisien (1962-1964), Sontag était déjà proche de Derrida, comme en témoigne leur correspondance conservée à Harvard.

[10]Remarquablement, ce propos d’un racisme sans fard emploie « humxness » : dans ce néologisme imprononçable qui désigne l’humanité, le x est là pour éviter le a et purger le mot qui désigne l’humanité de la syllabe peccante man. Le racisme et le sexisme sont ainsi condensés dans ce barbarisme « politiquement correct ». https://everipedia.org/wiki/lang_en/yusra-khogali

[11] “Melanin enables black skin to capture light and hold it in its memory mode which reveals that blackness converts light into knowledge”.

https://www.heraldsun.com.au/blogs/andrew-bolt/black-lives-matter-white-skin-is-subhumxn/news-story/546f8411513ac19144cb3a39257e8efe

[12] Voir <http://indigenes-republique.fr/proces-kemi-seba-non-au-deux-poids-deux-mesures/>.

[13]Les identitaires traditionnels n’étaient pas en reste. Lors de la manifestation « Jour de colère » le 26 janvier 2014, des manifestants d’extrême droite scandaient entre autres « Juif, casse-toi, la chambre à gaz c’est du bidon », https://www.francetvinfo.fr/faits-divers/terrorisme/video-13h15-antisemitisme-la-haine-des-juifs-a-ete-scandee-dans-les-rues-de-paris_1272191.html

[14] Voir Nathalie Heinich, « L’invraisemblable pétition de soutien à Houria Bouteldja », Le Point, 22.01.21 : https://www.lepoint.fr/debats/l-invraisemblable-petition-de-soutien-a-houria-bouteldja-22-01-2021-2410717_2.php#xtmc=heinich&xtnp=1&xtcr=1

[15] Cette rencontre n’est pas fortuite et Dieudonné est soutenu par les Frères. Un cadre frériste, Abdelhakim Sefrioui, membre du Conseil des imams de France, impliqué dans la vidéo accusatrice contre Samuel Paty diffusée peu avant sa décapitation, préfaçait en 2006 le théoricien majeur des Frères Musulmans, le cheikh Youssef Al-Qaradawi, partisan de l’excision, et il militait l’année suivante dans le comité de campagne de Dieudonné pour la présidentielle.

françois Rastier

françois Rastier

François Rastier est directeur de recherche honoraire au CNRS et membre du Laboratoire d’analyse des idéologies contemporaines (LAIC). Dernier ouvrage : Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023.