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Comment l’antisémitisme déconstruit l’antisionisme

Par François Rastier

Naguère, Gianni Vattimo et Michael Marder, deux philosophes postmodernes internationalement reconnus, publièrent un collectif programmatique : Deconstructing Zionism (Bloomsbury Academic, 2014). Leur introduction s’intitule « If not now, when ? » (p. I-XXI). Ce titre renvoie à un titre de Primo Levi (Se non ora, quando ?, 1982), puis à la question de Hillel l’Ancien, dont le Pirké Avot, traité de la Michna joint au Talmud, rappelle le propos : « Si je ne suis pour moi, qui le sera ? Mais quand je suis pour moi, que suis-je ? Et si ce n’est maintenant, quand le ferai-je ? » (I, 14).

Dans sa contribution à l’ouvrage, pédagogiquement intitulée « How to Become an Anti-Zionist », Vattimo reprend le vœu iranien de destruction d’Israël. Après avoir évoqué Ahmadinejad (alors encore Premier ministre), il insinue ceci : « Quant à l’idée de faire “disparaître” l’État d’Israël de la carte – un des thèmes ordinaires de la “menace” iranienne –, elle semble n’être pas complètement déraisonnable ». Comme son maître Heidegger et, après lui, toute la déconstruction, Vattimo use ici des guillemets en virtuose. Il conclut, sur le même mode de concession euphémique : « Parler d’Israël comme d’un “péché impardonnable” n’est donc pas si excessif ». Avec cette catégorie de théologie politique, nous retrouvons ici le thème immémorial des juifs damnés, voire sataniques. S’il s’agissait de l’État d’Israël et non du péché juif, pourquoi Vattimo s’appuierait-il sur une herméneutique biblique ? Il interprète les psaumes contre les Babyloniens comme un appel au meurtre des nouveaux-nés, accusation traditionnelle reprise dans le Protocole des Sages de Sion. Toutefois, si les juifs sont dans le péché, un État ne peut l’être, sauf pour une théologie politique où Israël ne serait qu’une incarnation du Malin : cet antisionisme déconstruit n’est donc qu’un cache, une « feuille de vigne » aurait dit Althusser, de l’antisémitisme le plus traditionnel.

Or voici que Vattimo assimile les critiques de son inspirateur majeur, le penseur nazi  Heidegger, à des sionistes « chasseurs de nazis » (« nazi-hunters ») : « Les travaux des gens comme Faye rappellent le sionisme par leur signification substantiellement vindicative » (p. 19 ; il fait ici allusion à la somme d’Emmanuel Faye, Heidegger. L’introduction du nazisme dans la philosophie, 2005). On peut comprendre pourquoi dans ce texte, Ahmadinejad, plus féru de destruction que d’euphémique déconstruction, tienne un grand rôle, d’autant plus qu’il venait d’organiser la conférence négationniste de Téhéran, avec pour invités vedettes Robert Faurisson et Roger Garaudy. Mais que vient faire Emmanuel Faye dans une profession de foi antisioniste alors même que cet auteur n’a jamais pris de position publique sur ces questions ? Comprenons que les sionistes sont les agresseurs et les nazis les victimes : c’était déjà l’argument de Heidegger comparant l’Allemagne d’après-guerre à un unique camp de concentration : « On peut déjà se rendre compte que le peuple allemand et le territoire allemand sont un seul camp de concentration tel que le monde n’en a jamais vu et ne veut le voir » (Gesamtausgabe, 97, p. 99-100).

Mobilisant ensuite des auteurs juifs, comme Franz Kafka, Rosenzweig, Walter Benjamin et Ernst Bloch, Vattimo se donne le beau rôle : « Je ne veux certainement pas leur faire ce que les chasseurs de nazis sionistes ont fait à Heidegger, quand ils ont pensé le liquider (liquidating) parce qu’il s’était rangé du côté de Hitler » (p. 20).

Le courant « antisioniste » ainsi mené par Vattimo enrôle dans sa cause des figures majeures de la déconstruction comme Judith Butler et Slavoj Žižek. La contribution de ce dernier donne le ton : comme le tueur de masse néo-nazi Anders Breivik exècre plus encore les musulmans que les juifs, il en fait un « nazi philosémite » (op. cit.). Puis, insinuant benoîtement que les progressistes sont aujourd’hui antisémites, Žižek porte la confusion à son comble en prétendant que les sionistes sont les véritables antisémites.

Ainsi, l’antisémitisme déconstructeur passe sans cesse, pour les confondre, de la religion et du judaïsme à la politique et au sionisme ; et les auteurs comme Vattimo guident leurs lecteurs sur ces fausses pistes alors que les juifs sans religion et hostiles ou indifférents au sionisme ont été exterminés comme les autres.

Pour retourner la tradition judaïque contre les juifs, c’est enfin un antisémitisme « culturel » qui s’élabore. Par exemple, Vattimo conclut ainsi un persiflage insane : « La précieuse richesse et la profondeur de la tradition juive est tellement putride, un air suffocant dont il faut se libérer pour éviter de verser du sang pour la tombe de Rachel. […]» (p. 21). Il reverse ainsi à la tradition judaïque un attribut immémorial de la propagande antisémite, la puanteur qui décèle la connivence des juifs avec le monde infernal. On comprend mieux aussi pourquoi Žižek trouve que « Hitler n’est pas allé assez loin[1] ». La déconstruction, telle que l’entendent avec lui les auteurs du collectif Deconstructing Zionism, doit aussi éradiquer le judaïsme, parachever l’« auto-anéantissement » qu’appellait Heidegger.

On sait le régime qatari favorable aux Frères musulmans. Sur la chaîne qatarie Al Jazeera, Žižek, dont la contribution ouvre Deconstructing Zionism, devint le commentateur attitré des révolutions arabes[2] pour les mettre en garde contre les démocraties occidentales – et la démocratie élective, fort peu appréciée dans les régimes féodaux du Golfe. Dans un hommage à Derrida, Santiago Zabala, autre contributeur de Deconstructing Zionism, met aussi en garde sur le site d’Al Jazeera contre ceux qui « croient encore à des idées nostalgiques et dangereuses comme l’“objectivité”, la “réalité”, la “vérité”, les “valeurs” comme préconditions de la démocratie », car il s’agit de « la recherche d’affirmations fanatiques et absolues[3] ».

En effet, le fanatisme absolutiste des démocrates doit être dénoncé dans les médias qataris[4]. En revanche, les djihadistes sunnites peuvent passer pour des libérateurs, et Vattimo, dès 2005, comparait « aux maquisards de la Résistance » Al Zarkawi, alors leader d’Al Qaida en Irak, noyau fondateur de Daesh[5].

À propos de ce genre de penseurs, l’écrivain algérien Boualem Sansal a parlé d’« idiots utiles », mais, pour fondée qu’elle paraisse, cette formule de tradition léniniste néglige que leurs propos sont parfaitement concertés et même adroits si l’on en juge par leur diffusion. De fait, nos déconstructeurs partagent avec les islamistes les mêmes ennemis, l’Occident fantasmé, la démocratie, les droits de l’homme, la justice internationale, la rationalité.


[1] Slavoj Žižek, « Why Heidegger Made the Right Step in 1933 », International Journal of Žižek Studies, vol. 1, n° 4, 2007 : « Heidegger is “great” not in spite of, but because of his Nazi engagement », <www.egs.edu/faculty/slavoj-Žižek/articles/why-heidegger-made-the-right-step/>.

[2] Son dernier livre a d’ailleurs été recensé et encensé sur Al Jazeera par Santiago Zabala, figure de l’heideggérianisme hispanophone.

[3] Voir <www.aljazeera.com/indepth/opinion/2014/03/ten-years-without-derrida-20143291559170321.html>. Un compte rendu fort positif de Deconstructing Zionism a été publié par Marder lui-même sur le site de Al Jazeera.

[4]  Il est aujourd’hui dénoncé dans Libération par Sandra Laugier et Albert Ogien, voir leur tribune « Les forcenés de la République » (12 décembre 2020).

[5] Gianni Vattimo, « Da paragonare ai partigiani della Resistenza », émission Controcorrente, SkyTG24, 29 janvier 2005.

françois Rastier

françois Rastier

François Rastier est directeur de recherche honoraire au CNRS et membre du Laboratoire d’analyse des idéologies contemporaines (LAIC). Dernier ouvrage : Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023.