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Galaxie woke et fake news

[par Philippe d’Iribarne. Nous reprenons le texte de l’article paru dans L’Express ici]

Les tenants du courant de pensée woke se présentent comme les défenseurs de tous les opprimés de la terre, femmes, « racisés », transgenres, homosexuels et autres. Ils affirment que tous ceux qui émettent la moindre réserve sur leur vision du monde appartiennent à un camp du mal qui refuse de reconnaître la souffrance des victimes. Le procédé est habile s’il s’agit de se mettre à l’abri de toute critique, mais il fournit un bon exemple de ce qui rend ce courant si problématique : pour ses tenants, la fin justifie les moyens dès lors qu’il s’agit d’imposer sa vision de la société ; les fake news, la manipulation des données, les raisonnements spécieux, sont de bonne guerre s’ils sont de nature à servir la cause. C’est ce point qui heurte ceux, et c’est le cas des membres de l’Observatoire du décolonialisme, restent attachés à la rigueur de la pensée. Ce sont les libertés que le courant woke prend sans cesse avec les faits qu’il s’emploie à dénoncer avec la conviction que l’université, au premier chef, doit rester le haut lieu de la rigueur de la pensée, de la probité intellectuelle, de confrontation rigoureuse des théories avec les faits.

C’est en confrontant la vision que le mouvement woke tente d’imposer aux données d’observation que l’on peut montrer combien cette vision est mensongère. Considérons, pour le montrer, un des champs concernés : les réactions des sociétés occidentales à l’égard de l’islam et des musulmans. La mouvance woke, dans sa composante souvent qualifiée d’islamo-gauchiste, rattache l’ensemble de ces réactions à diverses manifestations d’islamophobie. Mais ce n’est qu’au prix d’un ensemble de manipulations intellectuelles qu’il parvient à assurer le raccord entre ce terme et ce qui se passe dans le concret de la vie sociale. 

Le cœur de la démarche est de tenter de faire croire que les réactions des sociétés occidentales à l’égard de l’islam et du monde musulman ne sont en rien motivées par la réalité de ce monde mais ne sont que l’expression de fantasmes, de préjugés, de mauvais sentiments qui animent les Occidentaux dès lors que ce qui touche au monde musulman est en cause. 

Prenons une utilisation typique de cette rhétorique, que l’on trouve dans les publications de la CNCDH (Commission nationale consultative des droits de l’homme). Le procédé, quand des réactions négatives suscitées par l’existence d’aspects problématiques de l’univers musulman sont évoquées, consiste à ne jamais reconnaître que ces réactions sont justifiées, mais toujours de les mettre au passif de ceux qui réagissent. Ainsi, son rapport annuel note bien l’existence d’« un conflit de valeurs, considérant la religion musulmane et ses pratiques en contradiction avec le principe de laïcité et avec les droits des femmes et des minorités sexuelles ». Mais il n’est pas question pour elle de voir dans ce conflit une source légitime de réserves envers l’univers de l’islam. Elle affirme, au contraire, qu’une « nouvelle islamophobie » est à l’œuvre et que c’est celle-ci qui cible l’islam « au nom d’une défense de la laïcité et des valeurs républicaines (égalité, droit des femmes, droits des minorités sexuelles). ». Il s’agirait alors, professe-t-elle, d’« inverser la causalité et de rejeter la responsabilité du racisme sur ceux qui en sont les victimes. »

Une étape fondamentale de la démarche est de disqualifier ceux qui  prêtent attention à ce qu’il ne faut pas voir en les associant à des personnages peu recommandables. Concernant les musulmans, ce mode de raisonnement conduit à dire : certains, Drumont et autres, ont naguère dit du mal des juifs et ils appartiennent donc au camp du mal ; or d’autres aujourd’hui disent du mal des musulmans ; donc ils appartiennent eux-aussi au camp du mal. De leur côté les musulmans d’aujourd’hui sont l’équivalent des juifs d’hier.  Pour affirmer cette équivalence il suffit de mettre en avant des similitudes dans les manières de dire du mal et il n’est nullement besoin d’aller voir ce qu’il en est effectivement des musulmans d’aujourd’hui d’un côté et des juifs d’hier de l’autre. Il est hors de question de prêter attention à ce qui distingue leurs rapports aux sociétés occidentales de se demander si ce qui était faux concernant les uns peut être vrai concernant les autres. La rhétorique mise en œuvre pour donner du crédit à cet amalgame est éprouvée. Ainsi, l’existence d’une certaine unité de style des polémistes, quelle que soit la valeur de la cause qu’ils défendent, suffira pour affirmer que ceux auxquels ils s’en prennent sont également victimes. L’équivalence est ainsi posée entre l’antisémitisme, « doctrine de haine tournée contre les juifs » et l’islamophobie, « doctrine de haine qui s’attaque aux musulmans », entre la « stigmatisation des juifs » et la « stigmatisation des musulmans », entre le « nationalisme antisémite » et le « nationalisme islamophobe », dans une unité de « visions du monde qui sont envahies par la haine de l’autre »1 . Les raisons de porter un regard critique sur l’islam sont délégitimées en affirmant qu’il ne s’agit que du « sens commun », ce terme n’étant pas pris comme évoquant un bon sens élémentaire appuyé sur une connaissance de faits réels, mais comme « ce que tous les Français savent parce qu’ils l’ont lu dans le journal ou qu’ils l’ont vu à la télévision », avec « l’importance donnée aux fais divers, aux crimes, aux attentats, etc. ». 

On a affaire à un type de « raisonnement » analogue à celui qui conduirait à dire, quand X. crie « au feu », il n’est pas besoin, pour savoir ce qu’il en est réellement, d’aller voir si il y a ou non un feu ; il vaut mieux noter qu’un jour Y a crié « au feu » de façon mensongère et en déduire que ceux qui crient « au feu » sont tous des menteurs. 

De manière plus subtile, le terme même d’islamophobie renvoie à une réaction pavlovienne indiscriminée à tout ce qui touche à l’islam et aux musulmans, considérés en tant que tels et non dans la variété de leurs manifestations et de leurs manières d’être, chacune étant jugée pour ce qu’elle est. En utilisant ce terme on tend à faire croire qu’une telle réaction aveugle existe. Or la réalité est tout autre. Ceci apparaît aussi bien (comme nous avons pu le montrer en détail dans Islamophobie. Intoxication idéologique) dans les enquêtes d’opinion menées au sein de la population majoritaire que dans les enquêtes de victimisation menées auprès des musulmans, que dans les testings portant sur les réactions des entreprises face aux musulmans candidats à l’embauche. Ainsi l’islam comme démarche de foi (les cinq piliers : profession de foi, prière, jeûne, pèlerinage, aumône) suscite, de la part de la population majoritaire, des réactions extrêmement différentes de l’islam comme ordre social et politique ennemi de la liberté de conscience et de l’égalité entre hommes et femmes. Le premier bénéficie largement d’un regard positif, l’inverse étant vrai pour le second. Cela montre bien que ce n’est pas l’islam en soi qui est rejeté dans une réaction islamophobe, mais simplement un ordre social et politique contraire aux valeurs cardinales de l’Occident. 

Il est possible que, au sein des divers champs qu’aborde la mouvance woke, études de « genre », décoloniales et autres, ce qui touche au monde musulman se distingue par le mépris des faits. Mais ce dont on peut déjà être sûr est que la représentation du monde, propre à cette mouvance, comme le théâtre d’un combat sans merci, dans tous les domaines de l’existence, entre l’univers du mal – les dominants, blancs en tête – et celui du bien – les dominés, « racisés » en tête, et leurs défenseurs, relève d’une fantasmagorie qui ne peut acquérir quelque crédibilité que dans la mesure où elle sait s’affranchir des faits.

Philippe d'Iribarne

Philippe d'Iribarne

Notes & références

  1. Gérard Noiriel, Le venin dans la plume, La Découverte, 2019 et « Eric Zemmour légitime une forme de délinquance de la pensée », Le Monde, 10 septembre 2019. Les citations sont issues ce cet article.