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Hériter des Lumières ? Qu’est-ce que la culture humaniste et universaliste ?

[par Charles Coutel1]

Comment exprimer notre dette à l’égard des Lumières sans tomber dans l’anachronisme qui caricature ou l’hagiographie qui fige ? Comment les admirer sans les vénérer ? Comment les traduire pour notre temps sans les trahir ? Autant de questions que nous posent les philosophes des Lumières.

Depuis des décennies, les jugements sur les Lumières sont souvent péremptoires et hasardeux, servant à prendre position et non à poser des problèmes philosophiques.

C’est avec raison que Michel Foucault nous lance un avertissement dans son Cours au Collège de France, le 5 janvier 1983 : on fait bien de questionner les lumières mais on ferait mieux de se laisser questionner par elles ; pour cela, rompons avec une certain ritualisation : « Laissons à leur piété ceux qui veulent qu’on garde vivant et intact l’héritage de l’Aufklärung. Cette piété est, bien sûr, la plus touchante des trahisons. » Cette piété, en effet laisse de côté la question centrale « de l’historicité de la pensée de l’universel 2 » ; osons une pensée libre visant l’universel tout en acceptant les limites d’un horizon historique. Aujourd’hui l’actualité géopolitique se tourne vers les Lumières pour formuler les problèmes, voire les crises traversées par les peuples de l’Europe et du monde. C’est ainsi qu’Hubert Védrine dans un Rapport sur la mondialisation se réfère à ce qu’il nomme « l’esprit des lumières » pour tenter de comprendre notre désaffection à l’égard de la science à travers le recours intempestif au « principe de précaution » :

« La culture française reste marquée par l’esprit des lumières, sauf sur ce point récent et pernicieux : la désaffection envers la science et son corollaire : la crainte de l’avenir et la perte de confiance dans le progrès (…) et l’interprétation paralysante du principe de précaution3. »

Implicitement l’auteur suppose cet esprit encore vivant, sans en dire plus. Cette analyse serait jugée sans doute « pieuse » par Michel Foucault.

Selon Kant, les Lumières ont comme devise : « Sapere aude » (ose te servir de ton entendement) ; elles sont « historiques », au sens kantien, car elles en réunissent les trois éléments constitutifs : remémoratif car elles lisent le passé à l’aune de la liberté ou de la non-liberté de penser, démonstratif car elles jugent le présent à l’aune de la raison critique et pronostique car elles jugent le futur en fonction des progrès ou des reculs possibles de la liberté de penser. Par leur nature autocritique les Lumières se sont donc préoccupées de leur propre héritage à travers ces trois dimensions.

De quoi parle-t-on ?

Mais la définition des Lumières se heurte à une réelle difficulté : toutes les références déjà proposées supposent que les Lumières existent en dehors de ceux qui en parlent, comme un fait historique univoque ou comme un objet d’étude incontestable. En parlant des Lumières, de quoi parle-t-on ? S’agit-il d’une période (entre 1714 et 1789) ? – mais nous voilà dans l’arbitraire ! Ou encore d’une série de penseurs ou de savants ; mais dans ce cas, que faire par exemple d’un Rousseau ? Est-il question d’un « type d’homme » (« L’homme des Lumières » pour reprendre le titre d’un livre collectif paru en 1996 au Seuil) ? Parle-t-on encore de l’« homme des Lumières » ou bien de nous à travers lui ? Évoque-t-on « un esprit des Lumières » comme nous y invite Tzvetan Todorov ? Mais quelle est l’origine de cet « esprit4 » ? Il semble que dans tous ces cas, l’avertissement de Michel Foucault n’est que partiellement entendu et le risque de la piété hagiographique nous menace avec un effet immédiat : une « contre-piété » négative qui charge les Lumières de tous nos maux nationaux et européens (les dommages de la science, de la technique sur la nature, les dérives totalitaires des démocraties voire la barbarie nazie – comme dit la chanson : « c’est la faute à Voltaire, c’est la faute à Rousseau » !) Il faut donc tenter de sortir de ce risque hagiographique pour entendre et relever le défi d’un Hubert Védrine et nous appliquer à nous-mêmes les exigences critiques kantiennes et foucaldiennes.

Mais comment juger de la puissance éventuellement émancipatrice des Lumières tout en reconnaissant que nous ne savons pas exactement ce qu’elles sont ? Pour ce faire, la lecture de Condorcet pourrait être d’un grand secours ; héritier des Lumières, il s’est attaché à présenter l’œuvre et la vie de Voltaire. Il en assume l’héritage sur une base critique et non hagiographique. Il est en effet l’auteur d’une Vie de Voltaire rédigée en 1787. Ce texte figure dans le dernier volume de l’édition des Œuvres complètes de Voltaire établie par Condorcet et Beaumarchais. Cette édition, dite de Kiehl, parut en 1789. Tout se passe comme si un « air de famille » rassemblait ces hommes des Lumières mais aussi leurs lecteurs à travers les siècles ; ils admirent les Lumières sans les vénérer et les traduisent sans les répéter. Ce lieu textuel et philosophique qu’occupe Condorcet, lecteur ou plus exactement traducteur des lumières voltairiennes, met en œuvre une épistémologie innovante de l’héritage et une méthodologie éthique du testament – approche héritière et non hagiographique des Lumières5. Cette Vie de Voltaire force Condorcet à se définir comme héritier tout en affirmant sa liberté. On dispose, en outre, d’une centaine de lettres entre Voltaire et Condorcet qu’ils s’échangent sur le mode « vous, c’est vous et moi, c’est moi ». Mais en même temps un « air de famille » s’établit. Tous ces textes nous invitent à voir ce qu’ils ont en commun tout en respectant leur position respective. Cela a comme effet de devoir nous situer, nous lecteurs et héritiers, face à ces textes ; l’intertextualité est ici exigeante et non « pieuse » ; elle oriente le regard vers la recherche de la vérité et l’amour de l’humanité ; écrire sur les Lumières et non se contenter d’en parler, bref, assumer son héritage.

Condorcet, lecteur des lumières voltairiennes

Comment oser parler de la vie d’autrui alors qu’on est si peu sûr de la sienne ? Saura-t-on jamais qui est Voltaire et ce que sont les lumières voltairiennes ? Condorcet relève ces paradoxes en adoptant une posture originale face à la vie et à l’œuvre de Voltaire qu’il s’agit d’éditer (Voltaire est né en 1694 et mort en 1778, Condorcet en 1743 et 1793). Quelques années après la mort de Voltaire, il s’agit de le présenter et de commencer à faire l’inventaire des œuvres et de reconnaître un héritage- écrire un testament pour respecter l’héritage : « Tel fut Voltaire dans sa philosophie, et l’on trouvera peut-être en lisant sa vie qu’il a été plus admiré que compris6. »

Il est donc question de considérer la Vie de Voltaire comme un texte à déchiffrer qui court à travers ses œuvres et les événements personnels et philosophiques d’une existence et non d’une légende à constituer à côté ou au dessus d’un personnage. La Vie de Voltaire de Condorcet est la médiation reliant le sens d’une existence, le sens d’un combat pour les Lumières et les œuvres voltairiennes ; elle n’est pas une hagiographie car elle mobilise sans chercher à enrôler.

Comment Condorcet parvient-il à accomplir le programme qu’il annonce dans les premières lignes de son texte :

« La vie de Voltaire doit être l’histoire des progrès que les arts ont dus à son génie, du pouvoir qu’il a exercé sur les opinions de son siècle ; enfin de cette longue guerre contre les préjugés, déclarée dès sa jeunesse, et soutenue jusqu’à ses derniers moments7. »

Ce programme est effectivement accompli et rythme le plan suivi par Condorcet : des pages 3 à 84, Condorcet déroule le fil des événements biographiques de Voltaire, ponctués par des œuvres – c’est la partie chronologique ; de la page 84 à la fin du texte, Condorcet, dans une partie plus synthétique et synchronique, montre comment Voltaire s’élève à la fois à l’universalité et à la sérénité, à partir du séjour à Ferney.

Pourquoi et comment Condorcet met-il en place une méthodologie de l’héritage et du testament à l’égard des Lumières ? En étant attentif à l’énergie qui, de Voltaire passe dans ses textes et dans sa vie, et dans les textes et la vie des autres-(à commencer par lui-même et pour nous, lecteurs de Condorcet lisant Voltaire). Se met en place, dans les textes de Condorcet, une poétique de l’énergie qui permet de se mobiliser sans se laisser enrôler. Cette Vie de Voltaire est l’expérience d’une galvanisation8 active de sa propre vie. En ce sens, les Lumières sont un « courant de pensée » et non une simple « école de pensée ».Voltaire galvanise Condorcet. Condorcet nous montre comment les lumières de Voltaire furent, pour une génération, conductrices et traductrices et non dogmatiques et univoques. Ce courant « électrique », conducteur, énergétique ordonne le texte de Condorcet. Cette énergie, émanant de Voltaire et de son œuvre, lui vient des autres, de tous ses correspondants européens mais est à son tour amplifiée, sur le mode de la traduction et non seulement sur le mode de la simple conduction. Dans le Tableau historique, Condorcet précise :

« Il se forma bientôt en Europe une classe d’hommes moins occuper encore de découvrir ou d’approfondir la vérité que de la répandre […] En Angleterre , Collins et Bolingbroke, en France, Bayle, Fontenelle, Voltaire , Montesquieu, et les écoles formées par ces hommes célèbres combattirent en faveur de la vérité9. »

Comme Voltaire, Condorcet entend promouvoir une union des esprits soucieux de justice, de vérité au sein d’une opinion publique éclairée. En ce sens, le texte de Condorcet est une sorte d’identité narrative et énergétique des Lumières, à travers la dialectique complexe d’une vie, d’une œuvre et d’un combat10.

Le topos central de l’énergie, nous semble être le moteur de ce texte : le texte devient vie, la vie devient texte (à lire et à écrire) : la « vie de Voltaire » qu’on lit (nous lecteurs) ou que l’on rédige (Condorcet) donne de l’énergie pour faire triompher les Lumières11. Le texte de Condorcet est le lien entre les œuvres de Voltaire et l’existence même de Voltaire, elle-même confirmant le bien-fondé d’un combat pour les Lumières ; faut-il citer ce passage où Condorcet rend compte de la lecture des Lettres philosophiques : « Cet ouvrage fut pour nous l’époque d’une révolution12 ».

Or l’énergie est ce qui permet de dépasser le paradoxe initial de toute biographie : l’énergie que nous donne un auteur nous grandit sans diminuer personne. L’énergie est ce que l’on peut partager dans un échange infini : elle est ce qui met une idée en mouvement13.

Le terme « énergie » apparaît à profusion dans le texte de Condorcet. Ainsi salue-t-il la capacité de Voltaire : « à mobiliser l’énergie du peuple au service de la justice, de la raison et de l’humanité14. »

Condorcet place la vie du philosophe de Ferney sous le signe de sa « bonté active15 ».

Le texte de Condorcet, resitué dans la perspective des autres écrits « biographiques » que sont les Éloges académiques ou encore la Vie de Turgot, est un élément important du combat pour les Lumières, à la veille de la Révolution. Il illustre la thèse centrale de Condorcet : le progrès des lumières générales oriente le progrès des lumières politiques. Condorcet aime à citer cette formule de Voltaire : « Plus les hommes seront éclairés plus ils seront libres16 » et de la liberté car il y a une «nécessaire union des lumières et de la liberté17 ». Condorcet insiste sur trois processus qui structurent cette méthodologie de l’héritage voltairien qu’il s’agit de transmettre sans pour autant établir un testament qui se prendrait seul pour l’héritage. Ces trois processus, à la fois rhétoriques et épistémologiques assurent la diffusion des Lumières sur un mode critique et non hagiographique ou « pieux ».

– Premier processus : l’amplification (théorie de la diffusion épistolaire)

– Deuxième processus : l’action réciproque (théorie du réseau)

– Troisième processus : l’amitié des rencontres (théorie des correspondances18)

Premier processus : l’amplification

Cette technique est largement présente dans les Lettres philosophiques19. La figure de l’amplification est la face extérieure et stylistique de l’argumentation universalisante des Lumières ; elle fait signe vers un auditoire lui-même potentiellement universel. On entend ainsi produire une adhésion non partisane des esprits. Condorcet, comme Voltaire, use de cette figure sur le plan esthétique mais aussi politique et philosophique car l’amplification engendre de l’avenir et vise l’universel. Ainsi le succès de La Henriade est présenté comme le résumé de tout un siècle animé par l’amour de l’humanité : « Chaque poème prend nécessairement la teinte du siècle qui l’a vu naître, et la Henriade est née dans le siècle de la raison. Aussi plus la raison fera de progrès parmi les hommes, plus ce poème aura d’admirateurs20. »

Ce processus d’amplification s’élargit enfin à l’Europe toute entière, amplification par excellence du combat pour les Lumières21. Voltaire a toujours eu le souci de la diffusion des idées, en cela il est non seulement le relais des Lumières mais aussi son animateur. Condorcet insiste aussi sur le rôle de diverses médiations amplificatrices : l’opinion publique (p. 68 et 90), l’imprimerie (p. 33 et 180) et l’Encyclopédie (p. 103-104). Les genres littéraires classiques sont même intégrés dans cette mobilisation : chaque genre classique est subverti par Voltaire qui en fait un porte-voix pour les Lumières ; ainsi le théâtre « romain » est mis, par Voltaire, au service de la liberté22. En jouant lui-même ses propres personnages, Voltaire se donne de l’énergie pour son propre combat ; Condorcet « taquine » Voltaire quand, sur scène, il donna l’impression de se prendre vraiment pour… Cicéron : « L’énergie républicaine et l’âme des Romains ont passé tout entières dans le poète23. »

L’amplification sert donc d’horizon rhétorique et éthique à la référence à l’amour de l’humanité qui anime la vie de Voltaire. La présence de toutes ces « amplificateurs » dans le texte de Condorcet oriente le lecteur vers l’avenir.

On sait que Montesquieu use de ce même procédé de l’amplification pour situer son humanisme :

« Si j’avais su quelque chose qui m’eût été utile, et qui eût été préjudiciable à ma famille, je l’aurais rejeté de mon esprit ; si j’avis su quelque chose, utile à ma famille, et qui ne l’eût pas été à ma patrie, j’aurais cherché à l’oublier ; si j’avais su quelque chose, utile à ma patrie, et qui eût été préjudiciable à l’Europe, ou qui eût été utile à l’Europe, et préjudiciable au genre humain, je l’aurais regardé comme un crime24. »

Condorcet, dans la suite de son œuvre, affirme l’importance de l’Europe comme cadre de cette amplification ; les lumières italiennes élargissent encore l’écho des lumières anglaises diffusées par Voltaire dans ses Lettres philosophiques : « L’Italie(…) à qui le reste de l’Europe doit ses lumières25. »

C’est à l’Institut de Bologne que Condorcet, secrétaire de L’Académie des sciences, demande d’expérimenter le tout récent paratonnerre inventé par Benjamin Franklin (toujours… l’électricité26).

C’est encore vers la tradition académique italienne que Condorcet se tourne pour penser la place des femmes dans la vie académique et politique (Laura Bassi). Les lumières italiennes sont médiatrices parce que conductrices (Galvani, Spallanzani puis Volta) mais aussi traductrices. Il y a au cœur des Lumières un « argument par l’Europe » qui fonctionne comme une instance critique permanente. Déjà Voltaire écrit : « (Les ennemis de Bacon) étaient à la cour de Londres ; ses admirateurs étaient dans toute l’Europe (…) il a l’estime de l’Europe27. »

Condorcet commente cet « argument par l’Europe » : « Il est une dernière autorité à laquelle, dans tout ce qui appartient aux sciences rien ne peut résister : c’est l’opinion générale des hommes éclairés de l’Europe, opinion qu’il est impossible d’égarer et de corrompre28. »

Deuxième processus : l’action réciproque

L’amplification se perdrait sans l’action réciproque. Condorcet comme Voltaire est newtonien (Paolo Verri dit de Condorcet qu’il est « le Newton de la politique »). L’action réciproque permet à ce qui est diffusé de ne pas être perdu et de revenir vers l’émetteur sur un mode nouveau et inédit. L’amplification est conductrice mais l’action réciproque est traductrice29. C’est pourquoi la rationalité condorcétienne est réticulaire ; les Lumières sont réticulaires c’est-à-dire qu’elles préviennent leur propre immobilisme : le réseau dialectise l’amplification et l’action réciproque. Le réseau intègre la rétroaction dans l’amplification – ce que signalent bien les termes de correspondance ou de correspondant (on sait que les hommes des Lumières multiplient les échanges épistolaires). Le réseau permet d’inventer en inventoriant (voir l’importance des Académies et de l’Encyclopédie). On parlera de solidarité des instances assurée par l’action réciproque. Dans un monde qui cherche à se libérer, tout doit se libérer en même temps : la leçon des Lettres philosophiques est reprise à l’envi par Condorcet ; c’est pourquoi, en bon newtonien, Condorcet insiste sur le rôle de l’action réciproque dans l’essor des Lumières et de la liberté : action réciproque entre la vie et les œuvres de Voltaire, entre les genres littéraires, entre les thèses des Lumières, entre les esprits attachés à la raison, entre les institutions libres dans une nation libre. Ce mouvement fait naître un « esprit de liberté » (p. 30), dont Voltaire fut l’instigateur.

Se met en place une action réciproque entre les textes et les lecteurs (action réciproque de l’héritage et des testaments). Elle ordonne les institutions voire les lois de la nature : les lumières initiales interagissent avec les discours que l’on tient sur elles – notamment par la complexité, sans cesse à relire et à éditer, des correspondances entre les hommes des Lumières. Amplification, action réciproque, conduction, réticulation et traduction, tout se tient.

Troisième processus : La pratique des rencontres amicales

Ce processus se traduit par l’importance des Salons, des Sociétés savantes et des Académies durant le siècle des Lumières.

Le texte de Condorcet valorise les rencontres et les amitiés qui émaillent la vie de Voltaire. Par la rencontre réelle des personnes l’amplification et l’action réciproque s’incarnent, s’encouragent et se projettent vers l’avenir (beaucoup d’amis de Voltaire étant aussi ceux de Condorcet). On comprend mieux ainsi les pages évoquant les liens entre Madame du Châtelet et Voltaire (p. 34-39), Frédéric de Prusse (p. 72), Turgot (72) ou encore Benjamin Franklin (p. 157). Ces rencontres décisives s’élargissent à des figures passées (Cicéron, p. 65). Par ces amitiés, Voltaire (mais aussi Condorcet) emble se multiplier : nous sommes au cœur d’une énergétique : se donner des raisons de vivre en constatant que l’on importe pour d’autres personnes.

Voltaire avait su créer des disciples qui sont en même temps des émules, eux-mêmescapables de transmission ; reprenant librement les leçons émancipatrices d’un maître. Condorcet se fait presque lyrique quand il évoque la rencontre entre Voltaire et Benjamin Franklin ; c’était « Solon embrassant Sophocle » (p. 58).

On peut donc parler de la vie des autres quand elle nous donne envie de vivre. En insistant sur cette pratique de l’amplification, de l’action réciproque et réticulaire et sur cette apologie de la rencontre et de l’amitié, le texte de Condorcet consacré à la vie de Voltaire permet de répondre à nos questions liminaires.

Héritage et testament mêlés

Les hommes des Lumières ont un « air de famille » à travers leurs écrits et leurs correspondances ; il nous faut retrouver leur énergie en refusant la piété tant redoutée par Michel Foucault. Les Lumières sont un laboratoire possible où il nous faut travailler, étudier, et publier sans cesse. Ces hommes se ressemblent par un certain nombre de valeurs et de questions qui nous ont façonnés mais, le contexte historique changeant, leur monde n’est plus le nôtre. Les Lumières méritent une exposition permanente et critique et non un musée. Leur héritage réclame la réécriture du testament ; hériter, c’est traduire, dans le souci de nous émanciper.

C’est pourquoi le texte de Condorcet sur Voltaire indique un chemin de liberté, nouveau et original, nous conviant à une lecture héritière, humaniste et hospitalière des Lumières. Il ne s’agit pas de répéter à la lettre Voltaire ou Condorcet mais de les traduire à nouveau et sans cesse tout en acceptant de nous laisser traduire par eux. C’est ce geste que permettent la lecture attentive et l’étude précise et infinie des textes. Les Lumières n’ont pas à nous illuminer et à nous magnétiser mais bien à nous éclairer et à nous attirer. Plus précisément, c’est à nous de faire que nos propres lumières deviennent « phosphorescentes », c’est-à-dire capables de réémettre sur une nouvelle longueur d’onde ce que les lumières initiales d’un Voltaire ou d’un Condorcet continuent à nous dire.

L’avertissement de Michel Foucault est donc bien pertinent mais il est plus encore un encouragement à mieux lire et étudier les Lumières comme un moment fondamental de l’histoire de l’humanisme européen unissant rationalité et sagesse, curiosité et diversité, examen critique et fraternité.

charles coutel

charles coutel

Notes & références

  1. De L’Observatoire

  2.  In « Dits et Écrits », vol. IV, p. 686 et 687, Paris, Gallimard, 1994.

  3.  Op. cit, Paris, Fayard, 2007, p. 16.

  4.  L’esprit des Lumières, édition en poche, Paris, Robert Laffont, 2006.

  5.  Une telle démarche pourrait s’appliquer à La Vie de Turgot (1786) ou encore à L’Éloge de Benjamin Franklin (1790) rédigés par Condorcet.

  6.  Édition Arago, vol. IV, p. 185.

  7.  Édition Arago, p. 3.

  8.  Galvaniser signifie : animer d’une énergie soudaine par un courant électrique ; recouvrir un métal d’un autre métal (fixer un dépôt électrolytique sur un métal pour le préserver de l’oxydation) – la galvanisation s’opère par la composition de sels métalliques sous l’action du courant électrique ; appliquer des courants électriques pour des fins thérapeutiques.

  9.  Édition Ined, 2004, p. 386.

  10.   Ce texte joue le même rôle mobilisateur que la référence, commune avec Bacon et Voltaire, à l’Atlantide, comme horizon futur et utopique des Lumières.

  11.  Se reporter aux travaux classiques de M. Delon ou de J. Chouillet.

  12.   Édition Arago, p. 31.

  13.  C’est sans doute ce qui fascine aussi Diderot dans le personnage du Neveu : une énergie débridée en marche, un énergumène.

  14.  Édition Arago, p. 65, 93, 111, 135 et 144.

  15.  Édition Arago, p. 185.

  16.  Édition Arago, p. 178.

  17.  Édition Arago p. 178 ; cette problématique se retrouve dans le fameux Éloge de BFranklin de Condorcet.

  18.  Voir sur tous ces points notre livre Lumières de l’Europe, Ellipses, 1997 ; est-ce cette thèse qui se serait perdue selon H. Védrine ?

  19.  Nous abordons ce point dans notre livre Lumières de l’Europe, Paris, 1997, p. 19-47.

  20.  Édition Arago, p. 17.

  21.  Voir les références à l’Europe aux p. 141, 143, 146, 172 et 183 de l’édition Arago.

  22.  Voir édition Arago p. 24, 142 et 173.

  23.  Édition Arago, p. 65.

  24.  Histoire véritable.

  25.  Édition Arago, vol. XI, p. 313.

  26.  Voir les travaux de L. Pepe et W. Tega.

  27.  Douzième lettre philosophique, GF, p. 76-77.

  28.  Rapport sur l’Instruction publique, Edilig, p. 147.

  29.  Se reporter aux travaux classiques de Michel Ballard.