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La faute à l’Occident

par François RASTIER

1/ L’étrange occidentalisme

L’Occident reste une essentialisation confuse qui a pris une consistance médiatique avec Le Déclin de l’Occident, d’Oswald Spengler (1918-1922), ouvrage de référence pour toutes les extrêmes droites européennes. Leur pessimisme stratégique se justifie par leur épouvante devant ce que la modernité a pour eux de pire, les Lumières, l’état de droit, la démocratie, les droits de l’homme.

Cette essentialisation massive ne peut que justifier un rejet global et gomme évidemment toutes les contradictions. Relisons sur ce point Heidegger : « Le titre d’“Occident” est un concept historique qui renvoie à l’histoire et à la culture de l’Europe actuelle, qui se lève avec les Grecs et surtout les Romains, et qui est déterminée essentiellement et portée par le christianisme juif ». Il ajoute : « : « Si les Grecs avaient pris conscience de ce futur occidental, on n’en serait jamais arrivé à un commencement de la philosophie. La romanité, le judaïsme et le christianisme ont complètement transformé et faussé la philosophie commençante, à savoir la grecque » 1.

L’ hostilité à l’égard de l’Occident a reçu des renforts à gauche au temps du stalinisme et de la Guerre froide. Elle est toujours le fait de divers déclinistes radicaux, comme Michel Onfray (Décadence, 2017) ou Alain Badiou, qui déclarait en présentant son Heidegger : « Entre la figure du Führer dans les années 33 et Angela Merkel, il y a tout de même un soupçon de décadence allemande » 2.

Bien que l’Occident soit aujourd’hui la cible de tous les auteurs majeurs de la pensée déconstructive et postcoloniale, cette essentialisation massive ne va cependant pas de soi. On ne sait si l’Occident s’étend de Buenos Aires à Vladivostok, ou de Chypre à la Californie ; ni qui le représenterait : Robespierre ou Gobineau, Marx ou Napoléon III, Lénine ou Mussolini, Judith Butler ou Simone Veil… 

Jadis Edward Said, figure tutélaire des études postcoloniales, avait brocardé l’orientalisme en le liant à la colonisation, bien que les études orientalistes se soient développées aussi dans des pays sans colonies. Il aura suffi d’englober aussi sous le terme d’orientalisme les croûtes iconiques de peintres pompiers, avec almées, odalisques et scènes de harem pour en faire une essence aussi factice que tenace. Toutefois, l’occidentalisme des censeurs de l’Occident n’est pas moins fantasmagorique que l’Orient convenu des salons de peinture. L’Occident n’explique rien, pas plus d’ailleurs que l’Orient : est-il tchétchène ou philippin ? Japonais ou coréen ? De Molenbeek ou de Finsbury Park ? Ottoman, persan, arabe, mongol ? Soufi, ismaélien, alaouite, chrétien, yézidi, zoroastrien ?

2/ Comment déconstruire le terrorisme islamiste

Alors qu’un nouveau califat voulait unifier l’Orient, l’Occident jadis défini comme chrétien et juif est devenu aujourd’hui, dans le discours islamiste, la patrie « des sionistes et des croisés ». Faudra-t-il cependant bientôt craindre les effets sournois d’une victoire sur l’islamisme ? Le philosophe déconstructeur Jean-Luc Nancy affirmait déjà dans L’Humanité que le terrorisme islamique n’est qu’une réponse à la mondialisation : « Comment ne pas remarquer qu’il [le fondamentalisme religieux] aura répondu à ce qu’on peut désigner comme le fondamentalisme économique inauguré avec la fin du partage bipolaire et l’extension d’une “globalisation” » (20 novembre 2015). 

L’Occident serait ainsi devenu mondial et le fondamentalisme comme idéologie religieuse ne serait que la réponse au fondamentalisme économique. Faudrait-il regretter pour autant le « partage bipolaire », ou préparer un nouveau partage entre les peuples opprimés et les « sionistes et croisés » ? La « réponse » islamiste qu’évoque Nancy n’élude pas la complicité de l’Occident puisque les islamistes trafiquent avec lui pour acheter leurs armes à ses industries lourdes :

« D’où vient l’argent de Daech, Al-Qaïda, Boko Haram… […] Ici se trouvent des zones très obscures. Quelles places occupent les grandes puissances économiques dans ces zones, quels rôles jouent-elles ? Je ne dis pas qu’elles payent Daech, c’est plus subtil et plus compliqué que ça. […] Maintenant il y a un vrai trafic d’armes, et pour cela il faut des trafiquants, et donc des industries lourdes, que l’on trouve en France, en Allemagne ou dans des pays similaires. Il y a dans la mondialisation une circulation d’argent et d’armes qui donne les moyens d’une violence inconnue jusqu’ici. D’où l’explosion actuelle. »

L’essentiel pour les islamistes, mais aussi pour les philosophes déconstructeurs, reste que l’on puisse imputer les attentats aux victimes. Trois jours après l’article de Jean-Luc Nancy sur l’attentat de Nice, l’imam niçois Abdelkader Sadouni déclarait à Il Giornale.it : « S’il y a des attentats, c’est la faute de la laïcité des Français ».

Il ne faut rien attendre de l’État de droit, dont l’évanescence serait indirectement responsable des attentats : « L’État dit “de droit” représente de manière paradoxale la forme à la fois nécessaire et tendanciellement exsangue d’une politique privée d’horizon et de consistance. Notre humanisme productiviste et naturaliste se dissout lui-même et ouvre la porte aux démons inhumains, surhumains, trop humains… » (Nancy, L’Humanité). 

Ces prétendus démons semblent selon Nancy annoncer un tournant historique, une énergie nouvelle propre à sauver le monde du capitalisme occidental : « Des contours, des tonalités, des dispositions se sont mis en place ; rien de fixe ni de définitif, bien sûr, rien sur quoi se referme un couvercle d’histoire du genre du “siècle” mais tout de même une configuration ou du moins la forme d’un tournant, l’énergie d’une inflexion, voire d’une impulsion. / La force dont est chargée la soirée du 13 novembre 2015 à Paris relève de cette énergie. C’est aussi pourquoi elle semble engager aussitôt la perspective soit d’un tournant décisif, soit de l’amorce d’une nouvelle génération […] nous ne sommes pas simplement devant le déchaînement soudain d’une barbarie tombée d’on ne sait quel ciel. Nous sommes devant un état de l’histoire, de notre histoire – celle de cet “Occident” devenu la machine mondiale affolée d’elle-même ». Ainsi, la violence criminelle, désignée par l’allusive mention de « la soirée du 13 novembre » devint-elle une énergie prometteuse qui marque l’émergence d’une « nouvelle génération » et un tournant de notre histoire.

Cette même soirée suscita dans Libération un article de Judith Butler, philosophe de Berkeley internationalement connue comme initiatrice de la « théorie du genre » et figure respectée des études postcoloniales. Après avoir trouvé l’attentat « choquant » (shocking), Butler jette doublement le doute sur la revendication par Daech. D’une part, « les experts étaient certains de savoir qui était l’ennemi avant même que l’EIIL ne revendique les attentats » : cela accréditerait comme au 11 Septembre la thèse d’un complot. D’autre part, le communiqué de revendication parle de « perversité », ce qui ne serait pas étranger au langage islamique : « Qu’ils aient choisi pour cible un concert de rock – un endroit idéal pour un massacre, en fait – a été expliqué : ce lieu accueillait l’“idolâtrie” et “une fête de perversité”. Je me demande comment ils connaissent le terme “perversité”. On dirait qu’ils ont des lectures étrangères à leur domaine de spécialité (field). » La professeure Butler aura sans doute par inadvertance négligé les sourates 3, 5, 6, 9 (notamment versets 49-54), 32 et 59 du Coran, où la perversité est sainement condamnée, comme il se doit dans les religions qui se respectent.

Au même moment, Hani Ramadan, cadre des Frères musulmans à l’échelle internationale (et par ailleurs petit-fils du fondateur Hassan El-Banna) publiait sur le site de La Tribune de Genève un communiqué appelant, au nom du Centre islamique de Genève, à « déterminer qui sont les véritables coupables et commanditaires de ces crimes odieux ». Son frère Tariq déclarera ensuite que les attentats du 13 novembre sont « un prétexte pour déclarer la guerre à la Syrie », guerre qui aurait été « préparée par la France bien avant ».

Les véritables auteurs du massacre restent ainsi dans l’ombre, mais Butler dénonça clairement l’État français : il aurait été dirigé par un bouffon (buffoon), il proclame l’état d’urgence et porte atteinte aux libertés, il mène une « guerre nationaliste contre les migrants ». Il est même partisan d’une islamophobie lexicale : « « La France refuse de dire “État islamique”, car cela reviendrait à en reconnaître l’existence en tant qu’État. Elle tient également à garder le terme “Daech”, évitant ainsi de faire entrer un mot arabe dans la langue française » 3.

La mise en accusation de l’Occident et des États occidentaux, la mise en doute des commanditaires des attentats, tout cela exerce une pression sur l’opinion et peut même influencer la qualification des crimes.

3/ De la déconstruction au décolonialisme

Les convergences entre le nazisme et l’islamisme sont attestées, non point tant par des éléments somme toute secondaires comme les liens établis entre Hitler et le Grand Mufti de Jérusalem, ou la constitution d’une division de la Wehrmacht, 13e division de montagne de la Waffen-SS « Handschar » constituée de musulmans bosniaques, portant la Totenkopf sur leur fez, un cimeterre stylisé remplaçant sur leur col la rune de la victoire.

Le nazisme et l’islamisme se rapprochent par leur radicalisme idéologique, leur conception de la Communauté, leur antisémitisme de principe. Nous avons par exemple détaillé comment en Iran l’école du philosophe heideggérien Ahmad Fardid a formé de futurs cadres du régime islamique, dont Mahmoud Ahmadinejad, et a contribué à élaborer l’idéologie politique officielle : Fardid a notamment forgé le concept de Westoxication, intoxication par l’Occident 4.

Avant l’instauration du régime khomeiniste, ses idéologues ont aussi revivifié l’idée d’une alliance entre les forces « avant-gardistes » avec les islamistes. Michel Foucault a incarné ce radicalisme en coordonnant le soutien matériel et idéologique à la « Révolution » iranienne.

Les marxistes égyptiens et iraniens ont payé cher cette illusion progressiste. Mais des courants trotskistes, notamment anglais, ont fait des islamistes des alliés stratégiques contre l’Occident – assimilé un peu rapidement au capitalisme 5.

La déconstruction à la Jean-Luc Nancy ou à la Butler n’aura sans doute été qu’une première étape pour culpabiliser les pays victimes du terrorisme et inverser les responsabilités. À présent le décolonialisme, en plein essor, dépasse les non-dits de la déconstruction, pour affirmer que l’islamisme est aujourd’hui la principale force anti-occidentale, donc révolutionnaire et véritablement démocratique : Ramón Grosfoguel, principal théoricien du décolonialisme, donne en exemple les Frères musulmans, partisans de la charia.

Dès lors, la date de 1492 revêt une signification quasi théologique et devient l’antithèse parfaite de 1789, comme le soutient sa camarade Houria Bouteldja : « vous me dites 1789, je vous réponds 1492 ». Elle ne déplore pas la mort de Laurent le Magnifique, ni même l’expulsion des Juifs d’Espagne, mais la défaite à Grenade du dernier royaume musulman en Europe : pour cette militante, la Reconquista n’est qu’islamophobie rétrospective. Quand les musulmans furent chassés d’Espagne se serait affirmée une modernité coloniale et raciste dont les Lumières, la démocratie, les droits de l’homme, ne seraient que des efflorescences aussi tardives que trompeuses.

C’est ainsi que le décolonalisme propose de revenir avant la modernité (et pourquoi pas à une restauration des royaumes islamiques en Europe) par « un universel décolonisateur à partir des luttes éthico-épistémiques particulières contre le patriarcat, le capitalisme, l’impérialisme et la modernité eurocentrée, à partir d’une « diversalité » de projets éthico-épistémiques » (Ramón Grosfoguel, « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global. Transmodernité, pensée frontalière et colonialité globale », Multitudes, n° 26, 2006, p. 71).

Ainsi, les alliés déconstructeurs des islamistes ont ainsi-ils préparé le terrain à ceux qui sont aujourd’hui leurs vassaux fascinés par la radicalité de leur violence.

françois Rastier

françois Rastier

François Rastier est directeur de recherche honoraire au CNRS et membre du Laboratoire d’analyse des idéologies contemporaines (LAIC). Dernier ouvrage : Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023.

Notes & références

  1. 1932 ; GA 35, p. 1

  2. ibid.

  3. voir Heidegger, Messie antisémite, 2018

  4. voir notamment Chris Harman, Le prophète et le prolétariat, 1994