fbpx

Le maccarthysme est-il la chose du monde la mieux partagée ?

[Par André Perrin, le 28 janvier 2022 – Nous reprenons avec l’accord de Catherine Kintzler le contenu de l’article paru orignellement sur le site du blog Mezetulle]

Sur le dénigrement du colloque « Après la déconstruction ». Le retournement victimaire

Le colloque Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture (Sorbonne 7 et 8 janvier 2022)1 est l’objet d’une campagne de dénigrement qui a commencé avant même sa tenue et qui se poursuit encore aujourd’hui. André Perrin s’interroge plus particulièrement sur la qualification de « maccarthysme soft »2. Il se trouve pourtant qu’aucun des intervenants n’a appelé à censurer qui que ce soit et que, en revanche, deux d’entre eux sont visés par de tels appels. « Et si le maccarthysme consiste à dénoncer des adversaires pour qu’ils soient chassés de leur poste, privés d’emploi, traduits devant les tribunaux et réduits au silence, alors oui, un certain maccarthysme existe en France ». La liste, fort longue et pourtant incomplète, que dresse André Perrin de ces dénonciations et obstructions resterait comique si elle n’illustrait pas l’usage de plus en plus répandu et inquiétant du procédé de retournement victimaire3 . Sont accusés de « maccarthysme » ceux qui précisément en sont les victimes.

Avant le colloque : juger et condamner ce qui n’a pas encore eu lieu

Les 7 et 8 janvier 2022 était organisé à la Sorbonne un colloque intitulé Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture. La bonne presse n’avait pas attendu qu’il se tînt pour le juger et le condamner. Libération avait publié le 17 décembre 2021 et le 5 janvier 2022 deux articles venimeux destinés à dire tout le mal qu’il fallait en penser. Du haut de son magistère, le journaliste Simon Blin s’y employait, sans rire, à enseigner aux universitaires renommés invités à y intervenir que chez Derrida la déconstruction « ne signifie pas qu’il faut tout démolir ». Le Monde n’était pas en reste qui, après avoir publié le 28 décembre une tribune défendant la culture « woke », publiait le 5 janvier, deux jours donc avant l’ouverture du colloque, un texte signé par 74 universitaires expliquant « pourquoi le colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme, les 7 et 8 janvier, constitue une caricature de son objet car il conduit à observer pour ne rien voir ».

Vous vous demandez peut-être comment on peut savoir qu’un colloque qui n’a pas encore eu lieu a raté son objectif ? Quelle naïveté ! C’est comme si vous exigiez d’un critique de cinéma qu’il aille voir un film avant d’en rendre compte dans les colonnes du Monde : ne suffit-il pas pour ce faire de connaître son titre, son sujet, le nom du réalisateur et celui des acteurs ? Nos universitaires sont beaucoup plus malins que vous ne l’imaginez. Certains d’entre eux en avaient fourni la preuve, il y a une petite quinzaine d’années, en allant réclamer à la directrice de la collection « L’univers historique » aux éditions du Seuil un exemplaire d’un livre de Sylvain Gouguenheim contre lequel ils avaient déjà signé et publié un manifeste4.

Après le colloque : on vous l’avait bien dit !

On ne s’étonnera donc pas que les autres articles publiés par Le Monde après le colloque, celui de Soazig Le Nevé le 8 janvier, celui de François Dubet le 10 janvier et celui de Jacob Rogozinski le 23 janvier aient confirmé la préscience de nos 74 universitaires. Tenons-nous en à la tribune de François Dubet intitulée « Le colloque organisé à la Sorbonne contre le ‘wokisme’ relève d’un maccarthysme soft », d’abord sur trois ou quatre points de détail, puis sur l’essentiel. Ce colloque, nous dit Dubet, a mobilisé à côté d’honorables conférenciers auxquels ils se sont mêlés, « les réseaux de l’extrême-droite ». Quels réseaux ? Sous quelle forme ont-ils été présents au colloque ? Par qui et comment ont-ils été mobilisés ? Quand et comment se sont-ils manifestés ? Les lecteurs du Monde ne le sauront évidemment pas, et pour cause ! Dubet impute ensuite à Mathieu Bock-Côté des « diatribes à la limite du racisme ».

Si les mots avaient encore un sens, on comprendrait que ce qui est « à la limite du racisme » n’a pas franchi cette limite et n’est donc pas raciste. Mais ce qu’il faut voir ici, c’est que ce genre d’astuce rhétorique permet de traiter subliminalement quelqu’un de raciste sans risquer de se voir sommé d’en apporter la preuve devant les tribunaux et sans s’exposer à être condamné pour diffamation, ce qui est habile à défaut d’être courageux. Dubet suggère encore que si Zemmour n’avait pas été mobilisé par sa campagne électorale, il aurait été invité au colloque en sa qualité d’« historien » (probablement pour y prononcer un éloge du Maréchal Pétain devant une Dominique Schnapper admirative …). On touche là au comble du grotesque.

La quasi-totalité des intervenants de ce colloque étaient des universitaires réputés dont le prestige et les titres académiques n’avaient rien à envier – c’est peu dire – à ceux de M. Dubet, ex-spécialiste de sciences de l’éducation à l’université de Bordeaux. Seule une des douze tables-rondes a été ouverte, en qualité de « témoins », à des personnalités qui n’étaient pas invitées en tant qu’universitaires, même si elles n’étaient pas totalement étrangères à l’université, en l’occurrence Mathieu Bock-Côté qui n’est pas seulement éditorialiste, mais docteur en sociologie, discipline qu’il enseigne à l’université de Montréal, et Pascal Bruckner, romancier, essayiste, membre de l’académie Goncourt, mais aussi docteur en philosophie. Rien à voir donc avec Zemmour, simple journaliste amateur d’histoire. Enfin Dubet écrit : « Comment penser que c’est à l’État de dire quels sont les courants de pensée acceptables et ceux qui ne le seraient pas ? », attribuant ainsi cette proposition à ses adversaires pour justifier l’accusation de « maccarthysme ». Là, il est démenti par un autre article du Monde qui rapporte correctement ce qui a été dit au colloque sur ce sujet. Je cite Soazig Le Nevé : « La sociologue Nathalie Heinich réclame « un meilleur contrôle scientifique des productions fortement politisées ». Ce qu’elle réclame, ce n’est donc pas un contrôle politique des productions scientifiques, mais exactement le contraire : un contrôle scientifique de productions politisées.

Qu’est-ce qu’un « maccarthysme soft » ?

Venons-en maintenant à l’essentiel : l’accusation de maccarthysme, ou plus précisément de « maccarthysme soft ». Remarquons d’abord que l’adjonction de soft à maccarthysme relève d’une duplicité rhétorique analogue à celle du « à la limite du racisme » : elle permet d’utiliser des gros mots et de lancer des accusations invraisemblablement outrancières en toute impunité. Les CRS sont ainsi des SS soft et une mère de famille excédée qui donne une claque à un gamin insupportable pourrait être convaincue de nazisme light : la malchance de Jean Moulin, c’est d’être tombé sur des nazis un peu moins light ou un peu moins soft que les autres. Qu’est-ce en effet que le maccarthysme ? En période de guerre froide aux États-Unis, pendant deux ans, des commissions parlementaires ont enquêté sur des activités anti-américaines imputées à des communistes ou sympathisants communistes, réels ou supposés. Des fonctionnaires ont été écartés, des artistes inquiétés, parfois inculpés, condamnés et incarcérés et certains, privés d’emploi, durent s’exiler comme Bertolt Brecht, Charlie Chaplin ou encore Orson Welles. Quel rapport avec notre colloque ? Non seulement aucun intervenant n’a appelé à boycotter ou à censurer qui que ce soit, mais aucun nom d’un universitaire français vivant n’a été prononcé : il s’agissait de combattre le « wokisme », c’est-à-dire une idéologie, non de dénoncer des individus.

En revanche, il y avait parmi les intervenants du colloque deux personnes qui ont été récemment victimes de ce que Dubet appelle le maccarthysme soft : Jean Szlamowicz et Vincent Tournier.

Professeur de linguistique à l’université de Bourgogne, Jean Szlamowicz devait donner le 10 décembre 2019, dans sa propre université, une conférence intitulée « L’écriture inclusive à l’épreuve de la grammaire ». Des activistes ont menacé de l’empêcher par la violence et le directeur de l’UFR l’a interdite en précisant à Szlamowicz que ses collègues ne souhaitaient pas qu’il puisse s’exprimer, ce en quoi il les approuvait.

Quant à Vincent Tournier, maître de conférences de sciences politiques à l’IEP de Grenoble, il s’était opposé, comme son collègue Klaus Kinzler, professeur agrégé d’allemand, à l’usage du concept d’islamophobie, trop souvent utilisé pour interdire toute approche critique de l’islam. Cela leur avait valu des affiches placardées à l’entrée de Sciences Po où ils étaient traités d’islamophobes et de fascistes. Les activistes étudiants avaient été confortés par des professeurs de l’IEP, en particulier Gilles Bastin, professeur de sociologie, qui a rédigé un tweet déplorant que la « liberté d’expression » permette à « deux hommes blancs non musulmans » de contester la pertinence du concept d’islamophobie. Un rapport de 55 pages de l’Inspection générale de l’éducation et de la recherche avait pointé la responsabilité des activistes d’extrême-gauche et préconisé des sanctions à leur encontre. Traduits devant un conseil de discipline, ils ont tous été relaxés. En revanche, Klaus Kinzler s’était vu interdire par la directrice de l’lEP de Grenoble de s’exprimer dans les médias sur ce qui se passe dans cet établissement. Pour avoir enfreint cette interdiction, il vient d’être suspendu par ladite directrice et va être traduit devant un conseil de discipline.

Le retournement victimaire. Inventaire et contre-inventaire

Ainsi François Dubet accuse de maccarthysme ceux qui en sont précisément les victimes, mais sans donner le moindre exemple d’un acte de type maccarthyste dont ces victimes auraient été elles-mêmes coupables. Si le maccarthysme consiste à dénoncer des adversaires pour qu’ils soient chassés de leur poste, privés d’emploi, traduits devant les tribunaux et réduits au silence, alors oui, un certain maccarthysme existe en France et, à la différence de François Dubet, je suis, moi, en mesure d’en donner des exemples.

Inventaire

  • Le 25 mai 2002, une belle brochette d’intellectuels publiait dans Le Monde une tribune dans laquelle on pouvait lire : « les propos de Renaud Camus sont des opinions criminelles qui n’ont comme telles pas le droit à l’expression ».
  • En juin 2005, un collectif d’Antillais conduit par Claude Ribbe déposait une plainte pour tenter de faire condamner par la justice l’historien Olivier Grenouilleau.
  • Le 8 décembre 2005, une soixantaine d’intellectuels, dont une vingtaine d’universitaires, adressaient une lettre au directeur de France Culture pour demander qu’Alain Finkielkraut soit chassé de son émission Répliques.
  • Au printemps 2008, des centaines d’universitaires signaient des pétitions pour dénoncer le médiéviste Sylvain Gouguenheim, demander une « enquête approfondie » contre lui et tenter de ruiner sa carrière universitaire.
  • Le 26 novembre 2008, c’est le sociologue Michel Wieviorka (avec qui François Dubet a écrit plusieurs livres) qui signait une tribune dans Télérama pour demander que Zemmour soit interdit de plateau sur Arte et poursuivi devant les tribunaux.
  • En 2012, ce sont 116 universitaires et écrivains qui contresignèrent une tribune d’Annie Ernaux pour demander – et obtenir – que Richard Millet soit chassé du comité de lecture de Gallimard.
  • En juillet 2014, il se trouva 229 intellectuels pour contresigner une tribune de Geoffroy de Lagasnerie et Édouard Louis appelant à boycotter les Rencontres de Blois afin de protester contre l’invitation faite à Marcel Gauchet d’y prononcer la conférence inaugurale.
  • En 2018 le collectif Décoloniser les arts a tenté d’empêcher Ariane Mnouchkine et son théâtre du Soleil de représenter le spectacle Kanata en l’accusant d’« appropriation culturelle ».
  • En mars 2019, une représentation des Suppliantes d’Eschyle qui devait avoir lieu à la Sorbonne est empêchée par la violence par des militants du CRAN et d’autres associations au motif de « blackface ».
  • Le 23 avril 2019, une conférence d’Alain Finkielkraut à Sciences Po est empêchée par une milice prétendument antiraciste et ne pourra être tenue, plus tard, que sous protection policière.
  • Le 24 octobre, c’est une conférence de Sylviane Agacinski à l’université de Bordeaux qui doit être annulée sous la menace d’activistes qui l’accusent d’être une « homophobe notoire ».
  • Un mois plus tard, une formation sur la prévention de la radicalisation qui devait être animée les 21 et 22 novembre à l’université de Paris I a été annulée par le président à la demande de plusieurs universitaires qui accusaient le formateur, Mohamed Sifaoui, journaliste algérien condamné à mort par les islamistes et vivant en France sous protection policière, d’être un « islamophobe ».

N’en jetez plus, la coupe est pleine, direz-vous. Non, elle n’est pas pleine, il y a encore bien d’autres exemples, mais je ne voudrais pas lasser le lecteur. L’important est ceci : dans tous ces cas, les maccarthystes soft (ou hard, c’est selon) se réclament de la pensée « progressiste », c’est-à-dire de la mouvance intellectuelle dans laquelle s’inscrit M. Dubet.

Contre-inventaire

F. Dubet peut-il citer une seule pétition dans laquelle les organisateurs et conférenciers du colloque auraient appelé à chasser de son poste un de ces intellectuels qui usent eux-mêmes de ce procédé à l’endroit de ceux qu’ils qualifient de « réactionnaires » ? Non, il ne le peut pas parce que ce n’est jamais, absolument jamais, arrivé. Peut-il nous donner l’exemple d’une conférence de l’un d’entre eux empêchée par la violence ?

  • Clémentine Autain, dont la légitimité « scientifique » n’est pourtant pas plus assurée que celle d’Éric Zemmour, a pu donner des conférences à l’université de Paris-Tolbiac et à celle de Poitiers sans subir le sort réservé à Alain Finkielkraut ou à Sylviane Agacinski.
  • Maboula Soumahoro, maîtresse de conférences à l’université de Tours qui s’est illustrée en déclarant qu’un homme blanc « ne peut pas avoir raison contre une Noire et une Arabe » n’a jamais vu ses interventions publiques perturbées par des hommes blancs.
  • En 2017, Geoffroy de Lagasnerie a réuni près de 2000 signataires pour réclamer qu’on retire à Nathalie Heinich le prix Pétrarque qui venait de lui être attribué : est-ce qu’un seul des universitaires qui se sont associés à cette entreprise a lui-même fait l’objet d’une semblable cabale de la part de ses adversaires ?
  • Alain Badiou, apologiste de la révolution culturelle chinoise et thuriféraire des Khmers rouges, a pu dire froidement que « si réellement il s’agit de fonder un nouveau monde, alors le prix à payer par l’ancien monde, fût-ce en nombre de morts ou quantité de souffrance, est une question relativement secondaire »5 ; il n’a été ni boycotté, ni ostracisé, ni stigmatisé. Aucun intellectuel « réactionnaire » n’a demandé son exclusion des médias au motif que ses propos seraient « des opinions criminelles qui n’ont comme telles pas le droit à l’expression ». Il est au contraire toujours accueilli aimablement, voire obséquieusement, par les journalistes du service public. Et il est fort courtoisement traité par les « maccarthystes soft » de M. Dubet : Marcel Gauchet et Pierre Manent ont, l’un et l’autre, accepté de débattre avec lui. Quant à Alain Finkielkraut, il l’a reçu à de multiples reprises à Répliques et a même publié avec lui un livre d’entretiens avant de se voir rejeté de façon insultante dans une lettre ouverte.

Alors où est la tolérance ? Où est l’intolérance ? Et où est le maccarthysme ?

Notes

1 – [NdE] Colloque organisé par l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires et par le Comité Laïcité-République les 7-8 janvier 2022 à la Sorbonne. On peut écouter l’intégralité des interventions sur le site de l’Observatoire… https://decolonialisme.fr/?p=6517

2 – « Le colloque organisé à la Sorbonne contre le ‘wokisme’ relève d’un maccarthysme soft », tribune de François Dubet, Le Monde 10 janvier 2022 https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/01/10/francois-dubet-le-colloque-organise-a-la-sorbonne-contre-le-wokisme-releve-d-un-maccarthysme-soft_6108891_3232.html

3 – [NdE] Procédé par lequel on accuse la victime d’être coupable et où l’accusateur se présente lui-même comme victime. L’exemple-type est « l’argument du violeur » (la victime violée est accusée de provocation, et le coupable se justifie en tant que victime de cette provocation). Voir sur ce site l’exemple de l’accusation de blasphème  : https://www.mezetulle.fr/du-respect-erige-en-principe/

4 – [NdE] Voir l’article d’André Perrin « Le médiéviste et les nouveaux inquisiteurs » sur le site d’archives mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-le-medieviste-et-les-nouveaux-inquisiteurs-par-a-perrin-30483836.html , texte repris dans son livre Scènes de la vie intellectuelle en France. L’intimidation contre le débat, Paris : éd. du Toucan, 2016 https://www.mezetulle.fr/parution-livre-dandre-perrin-scenes-de-vie-intellectuelle-france/ .

5 – « Beyond Formalization » entretien avec Peter Hallward et Bruno Bosteels du 2 juillet 2002, dans Angelaki8:2 (2003), p. 111-136. Repris en annexe dans Bruno Bosteels Badiou and Politics, Duke University Press, 2011, p. 338 et suiv. ; le passage cité se trouve p. 339 : « If it is really a matter of founding a new world, then the price paid by the old world, even in the number of deaths or the quantity of suffering, becomes a relatively secondary question ».

Collectif

Collectif

Tribune des observateurs