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Liberté d’expression ou sentiment de ne rien pouvoir dire ?

Dans sa dernière édition, Marianne accorde une grande place à la doule interview de deux membres de l’Observatoire dans un article intitulé « Liberté d’expression ou de régression ? ». L’occasion de revenir sur l’apparent paradoxe qu’il y aurait entre le sentiment de liberté d’expression absolue prônée par les pseudo-progressistes, et le sentiment paradowal de ne rien pouvoir dire…

« Libération de la parole » et « sentiment de ne pouvoir rien dire » ne sont absolument pas des notions antithétiques, bien au contraire. Je prendrai de manière très concrète deux exemples.

Réfléchissez ainsi à la logique du camp de  naturistes: existe-t-il un endroit où la liberté d’être est plus grande que celle d’un endroit sociable où la nudité forcée est imposée à tous comme une norme ? Et paradoxalement, est-il un endroit moins libre que celui où, pour le dire à la Rousseau, tout homme se voit en permanence évalué sur « la vérité de sa nature » ? Le vêtement n’est pas hypocrite: il est protecteur en réalité, dès lors qu’il uniformise la condition de chacun en soustrayant « la vérité de nature » au regard des censeurs, des juges, des matrones, des pères, des voisins et des chaperons. Ce que j’essaie péniblement de formuler, c’est que la vraie liberté de jouissance ne réside que dans le secret des coeurs. Et paradoxalement, le sentiment de liberté n’est jamais plus grand que lorsqu’il est abrité des regards moralisateurs. Messiaen, prisonnier pendant la guerre, compose son Quatuor pour la fin du temps: il n’est plus grand exercice de la liberté que celui de l’intime. 

Dans un même ordre d’idée, pensez encore à l’infirmière Ratched de Vol au-dessus d’un nid de coucou qui par bien des égards est à mon avis exemplaire de l’époque que nous traversons. Elle est belle et cristallise les fantasmes de tous les patients de l’hôpital. Tous sont libres de partir s’ils le souhaitent, mais aucun ne franchit le pas préférant subir la tyrannie du regard de cette femme dont la force réside dans la parfaite connaissance qu’elle a de chacun de ses malades qu’elle humilie, tyrannise et terrorise. Nul besoin de recourir à la violence: ils peuvent tout dire, tout lui confier. Mais aucun n’éprouve le sentiment de la liberté de parole au point qu’ils se retrouvent tous dans la figure du bouc-émissaire incarné par Nicholson, le seul qui soit vraiment prisonnier; et pourtant le seul qui soit vraiment libre.

Ce paradoxe de la « libération » de la parole dont vous parlez est infiniment lié à une perception thérapeutique de l’espace social. En clinique – ce panopticon – on peut tout dire car tout y audible au prisme de la recherche du symptôme. La liberté est totale, la parole est libérée: vous pouvez parler de tout, rien ne vous est interdit. Mais cet espace de liberté est circonscrit et ce que vous y dites ne peut sortir de cet espace sans être inapproprié. On peut donc paradoxalement éprouver le sentiment d’une totale liberté de parole dans un espace circonscrit: l’espace de la déclaration, de l’analyse, du coming-out, de la thérapie personnelle. Cette parole est légitimée par la recherche soignée à laquelle elle se soumet. Mais en même temps, on peut réaliser que cette franchise absolue qui permet de dénoncer « les porcs », de se revendiquer « metoo » ou de déclarer publiquement tous ses fantasmes érotiques en les rattachant à des « pratiques » étiquetées, labellisées, standardisées selon les critères d’une communauté à laquelle on est sommé de se rattacher – comme Ratched rattache en quelque sorte chaque patient à une catégorie de malades (le névrosé, le névropathe, le refoulé, le violent) – est en réalité une castration de la jouissance de la liberté qui spolie chaque individu de l’intime. La tension que vous relevez est en réalité le fruit de ce paradoxe de la liberté circonscrite à un espace assigné, celui de ces communautés dont les « règles » et les « standards » sont le nouveau déguisement d’une morale victorienne. Chacun peut faire ce qu’il veut, ou prétendre le faire, dès lors qu’il obéit bien sagement aux règles d’un espace politique déterminé. Et le corollaire de cette situation est celui qui découle de toute morale: c’est que les règles de la morale l’emportent sur le sentiment de la jouissance individuelle. Ainsi, on ne peut se déclarer que partiellement d’une « minorité sexuelle » par exemple. Il faut en adopter entièrement et pleinement tous les codes et les standards. Cette brimade excessive finit par entraîner des comportements non assumés, entraînant la construction de hiérarchies au sein de ces groupes soi-disant libres: ceux qui sont engagés et qui définissent les lignes de la communauté, ceux qui en appliquent les règles et ceux qui finissent par se demander au fond ce qu’ils font là. Mais c’est trop tard, car comme toute morale, cette « liberté imposée » finit par entraîner un jugement éthique qui est lui-même porteur de refoulement et de déceptions.

La liberté de parole impose au fond à la société une attitude: celle de Ratched. Tout doit pouvoir se dire, car toute liberté revendiquée doit pouvoir trouver un canal d’expression dans la forme communautaire. Mais en même temps, une fois la parole dite: il n’est plus possible pour l’individu de s’extraire du groupe minoritaire dans lequel il s’est inscrit. La déconstruction de l’homme, la soumission des hommes eux-mêmes aux impératifs de la déconstruction, revient en réalité à pousser à l’extrême l’emprise du groupe libertaire sur l’individu qui est certes totalement libre de tout exprimer tant qu’il ne contrevient pas aux règles imposées du groupe. Ce reniement de soi-même, qui est salutaire dans le cadre d’une thérapie par exemple en ce sens que la déconstruction totale de soi et le renoncement à toute liberté individuelle valent mieux qu’un suicide, est transposé dans le corps social par cette dissolution individuelle contre la liberté totale du groupe.

Qui dit totale doit forcément s’interroger un instant sur la dimension totalitaire de l’idéologie qui porte un tel courant. On y retrouve les travers des communautarismes à la sauce germanique qui ne sont pas loin des fonctionnements sectaires, et qu’un film comme DogVille a parfaitement dénoncés.

Xavier-Laurent Salvador

Xavier-Laurent Salvador

Linguiste, Président du LAIC