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L’inquisition inclusive et le Godot de Groningue: apostasie et renoncement en littérature(s)

La récente affaire du Godot de Groningue met en lumière une série d’éléments consternants sur le rapport de notre civilisation à la Littérature. Dans ce contexte particulièrement tendu de la cancel culture, l’annulation de la mise en scène de Godot pensée par un metteur en scène irlandais relève d’une inquisition des moeurs de l’auteur inquiétante.

Les faits

Becket a défini Vladimir et Estragon comme des personnages virils. Il s’est lui-même, en 1988, affronté avec des metteurs en scène néeerlandais qui avaient tenté (« cette mauvaise blague » 1) une interprétation féminine de Godot:

Dans les années 90, des interprétations de En attendant Godot de Samuel Beckett, avec une distribution de rôles féminine, faisaient l’objet de procédures en France et aux Pays-Bas.

https://cpi.openum.ca/files/sites/66/Le-théâtre-laboratoire-au-laboratoire-du-droit.pdf , p. 675

La question de la place des femmes dans l’imaginaire de l’auteur est une question traitée par la Recherche, et on trouvera notamment dans les travaux de Bryden2 ou dans la récente thèse de Morvarid Baharid 3 une abondante bibliographie susceptible d’alimenter la réflexion.

Il n’en reste pas moin que de son vivant, et jusque dans son héritage, la question de la dénaturation de la parole de ses personnages l’inquiète: il monte au front judiciairement, et sa succession lui emboîte le pas défendant qu’on mésinterprète la pièce de Godot en la féminisant4.

Les pays-bas ont été depuis une quarantaine d’années le lieu en pointe de la réinterprétation des travaux de Beckett. Il ne faut donc pas s’étonner que la polémique vienne à nouveau de l’Université de Groningue5.

La parole des morts

Pour comprendre le délire auquel nous assistons, il faut d’abord comprendre que dans l’université contemporaine européenne, il n’est plus question de considérer la littérature autrement que comme un outil commercial, vaguement politique, à tous coups sociologique. Ainsi, au metteur en scène qui commet un appel de casting pour les rôles des 5 hommes de la pièce, on oppose un argument génial pour justifier son interdiction, à savoir « qu’on est inclusif » :

En tant qu’université, nous défendons une communauté ouverte et inclusive où il n’est pas approprié d’exclure les autres, sur quelque base que ce soit. (“We as a university stand for an open inclusive community where it is not appropriate to exclude others, on any basis.”)

https://www.irishtimes.com/culture/stage/2023/02/04/irish-directors-all-male-beckett-play-cancelled-as-only-men-could-audition/

Comprenez donc que c’est parce qu’on est inclusif qu’on interdit la représentation d’une pièce conforme aux attentes de l’auteur. Quid de la pensée ou de la volonté de Beckett ? Du public ? De ses attentes ? Rien. On est inclusif signifie donc: nous sommes dans notre droit d’interdire et de détruire. En réalité, la question ici de l’interdiction au motif d’inclusivisme nous renseigne sur le regard que pose une Université sur un « object culturel » comme une pièce de théâtre. La pièce de Godot, aux yeux de l’Université, est:

  • une source d’emplois pour les intermittents
  • une occasion de militantisme
  • un acte politique et commercial

Mais un geste littéraire ? Jamais. Car est-il question de littérature ici ? Pas un instant. Or rappelons-le, la littérature c’est le combat pour la parole des morts que le brouhaha des vivants tente d’étouffer. C’est Habermäs, ici, qui avait raison.

La défense collaborative de la troupe

La défense de la troupe d’amateurs est, quant à elle, sidérante. Loin de défendre une position, ou un regard conservateur sur la pièce de Beckett, elle justifie au contraire la position choisie en élargissant l’inclusivisme au-delà de la représentation. Il fallait, selon eux, élargir l’analyse inclusiviste à tous les responsables de l’énonciation théâtrale qui, dans sa globalité, était pourtant conforme aux attentes :

Although there was a restriction on the actors, which are only five people in this production, the rest of our production is majority female. We also have trans people, we have non-binary individuals, the majority of the production is people from the LGBT community

Meedea Anton, dans l’article de l’Irish Time

Autrement dit, non seulement la troupe théâtrale adhère parfaitement à l’idéologie de la censure qui conduit à son élimination: mais en plus, elle proteste de son adhésion au dogme de manière à ce qu’on puisse comprendre qu’à la place des inquisiteurs de Groningue … ils auraient agi de la même manière. Autrement dit, rien chez eux ne permet de déceler la moindre trace d’une réflexion littéraire et culturelle sur l’objet. Bien au contraire: ils adhèrent à ce point à l’éparpillement de la question théâtrale qu’ils seront les premiers à censurer leurs concurrents pour peu qu’ils ne protestent pas de leur fidélité à l’inclusivisme moral des censeurs.

D’un côté: une inquisition qui oeuvre à l’application du dogme. De l’autre: des hérétiques qui font amende honorable.

Au milieu de ce désert: la parole de Beckett qui demeure perdue au milieu du brouhaha et de la cacophonie moralisatrice qui tente de la faire taire et lui fait son procès. La troupe, comme l’Université elle-même, s’accordent donc pour condamner unanimement Beckett, ce pourri non inclusif.

Life’s but a walking shadow, a poor player
That struts and frets his hour upon the stage,
And then is heard no more. It is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury,
Signifying nothing.

Xavier-Laurent Salvador

Xavier-Laurent Salvador

Linguiste, Président du LAIC

Notes & références

  1. https://www.la-croix.com/Archives/2004-01-20/Les-femmes-n-ont-pas-le-droit-d-attendre-Godot-NP-2004-01-20-199760

  2. Women in Samuel Beckett’s Prose and Drama, 1993

  3. https://www.silentfaces.uk/godot-is-a-woman

  4. https://decolonialisme.fr/godot-annulee-seuls-des-hommes-auditionnes/