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« Matrimoine » : le ministère de la Culture fait du révisionnisme

[Par Jean Szlamowic, nous reprenons ici le texte paru dans l’Express le 1/09 ]

L’histoire de la langue est devenue un enjeu idéologique dont on ne soupçonnait pas la virulence. Le militantisme vient même d’inventer une nouvelle catégorie d’injustice sociale : l’injustice étymologique. Cédant à une vague réminiscence pseudo-historique, le ministère de la Culture, dans un appel à projets concernant les journées du patrimoine, a donc pris l’initiative d’inventer un nouveau sens au mot patrimoine tel qu’il est utilisé aujourd’hui et d’aller tirer des archives de l’histoire le mot matrimoine pour lui donner un sens qu’il n’avait pas. Le texte est ainsi rédigé :


« Notre héritage culturel est composé de notre patrimoine (ce qui vient des pères) et de notre matrimoine (ce qui vient des mères). En réhabilitant la notion de matrimoine, terme qui existait dès le Moyen-Âge, le Mouvement HF souhaite valoriser la mémoire des créatrices et intellectuelles en contribuant à la transmission et à la visibilité des oeuvres de celles qui nous ont précédées. Il s’agit aussi de faire émerger et de construire notre matrimoine à venir, en permettant aux artistes contemporaines de faire reconnaître leurs talents. »

« Les mots ne revendiquent pas de position idéologique »

J’écrivais en 2018 dans Le sexe et la langue (Intervalles) : « Si patrimoine a pu vouloir dire ‘ensemble des biens, des droits hérités du père’ en 1150 où il s’opposait alors à matremoingne, cette distinction juridique est depuis longtemps éteinte. Le mot ‘patrimoine’ a désigné un legs, y compris au sens figuré, avec ou sans référence aux deux parents. C’est bien ainsi qu’il s’applique aujourd’hui au patrimoine génétique, patrimoine culturel, patrimoine archéologique, etc. Il est particulièrement ridicule de vouloir réintroduire une distinction de sexe – ‘journées du matrimoine et du patrimoine’ ! – alors que le mot a perdu le trait sémantique ‘masculin’ depuis des siècles et surtout pour l’appliquer à un mot qui ne fait même pas référence à des personnes. Il serait même particulièrement grotesque d’aller chercher un mot qui n’existe plus depuis longtemps pour faire doublon avec un autre mot… afin de désigner exactement la même chose ! Ira-t-on jusqu’à obliger les francophones à ne jamais dire patrimoine sans lui adjoindre sa contrepartie ‘féminisée’ ? On imagine fort bien la scène dans un contexte bancaire : ‘Parlons de votre matrimoine et de votre patrimoine financier…’. Au fil de leurs transformations, les mots sont porteurs d’histoire comme ils sont porteurs d’oubli. Et surtout, les mots ne revendiquent pas de position idéologique : dire ‘patrimoine’ n’implique pas de prééminence masculine parce que, aujourd’hui, il ne renvoie pas plus au trait ‘masculin’ que patrie ou Patricia qui possèdent la même racine… et qui sont féminins ! Si l’on prend au pied de la lettre toutes les étymologies, la langue entière risque d’être l’objet d’un assaut d’absurdité réformiste. »


Face à la persistance du mensonge militant, soulignons donc une nouvelle fois ce que chacun sait ou devine : le mot matrimoine n’a plus vraiment cours depuis au moins le XVIe siècle. Alain Rey signale qu’il n’est plus qu' »un terme burlesque » au XVIIe siècle et le titre du roman de Hervé Bazin en 1967 prenait clairement la valeur d’un néologisme.

De plus, en latin, matrimonium signifie avant tout « mariage » : « in matrimonium ire » (Plaute) signifie « se marier ». En ancien français anglo-normand aussi, l’état de matrimoine , c’est le mariage : « Et de legitimer, quant as heritages et touz autres choses, bastardes et touz autres, qi sont procurez hors de verroie matrimoigne » (1379). C’est d’ailleurs dans ce sens, de manière archaïque et sarcastique, que Molière l’emploie : « Quelque autre, sous l’espoir du matrimonion, aurait ouvert l’oreille à la tentation » (Le dépit amoureux. II, 4. 1656).

Le matrimoine désigne donc l’union juridique d’un homme et d’une femme. Par extension, dans un sens strictement technique, le matrimoine a pu aussi désigner les biens hérités du côté de la mère (laquelle peut parfaitement les tenir… de son père – il n’y a donc rien de matrilinéaire dans cette filiation !). Le mot s’est conservé en français contemporain uniquement sous sa forme adjectivale, matrimonial, qui signifie « relatif au mariage » (et non « à la mère »).
De son côté, patrimoine signifiait et signifie toujours : « biens reçus par héritage » et aussi « ensemble des biens d’une personne ». Cela n’a rien à voir avec le sens contemporain, culturel et non juridique, de patrimoine tel que le définit le Trésor de la Langue Française : « Ce qui est transmis à une personne, une collectivité, par les ancêtres, les générations précédentes, et qui est considéré comme un héritage commun. Patrimoine archéologique, artistique, culturel, intellectuel, religieux ; patrimoine collectif, national, social ; patrimoine d’une nation, d’un peuple. « Nous avons d’autres raisons que le sol et le climat pour défendre notre pays. Le patrimoine d’idées doit y être, à mon avis, pour quelque chose » (Clemenceau, Vers réparation, 1899, p.1). « Le général de Gaulle a toujours proclamé solennellement qu’il n’exercerait ses attributions qu’à titre essentiellement provisoire, comme gérant du patrimoine français » (De Gaulle, Mém. guerre, 1954, p.482) »

Le patrimoine comme legs collectif

On remarque donc que patrimoine, dans son sens moderne, renvoie avant tout à l’idée d’un legs collectif : le patrimoine génétique est fourni autant par la mère que le père ; le patrimoine architectural n’a pas plus de sexe que le patrimoine national. Ce mot n’indique rien sur le sexe du légateur et ne comporte pas de trait sémantique « masculin », ni aujourd’hui, ni depuis de nombreux siècles.

Seuls les militants sollicitent cette nuance disparue afin de créer une asymétrie victimaire permettant de promouvoir une interprétation mettant en opposition femmes et hommes. Ce différentialisme sexuel repose sur un anachronisme pseudo-historique. On remarque que cette « méthode » se prévalant de l’histoire lointaine, revue et corrigée par les lunettes de l’ignorance et de la partialité, se trouve au fondement de nombreuses revendications inclusivistes, notamment celles d’Eliane Viennot. La linguiste Yana Grinshpun a dynamité ces assertions obscurantistes dans un article de notre ouvrage collectif Le genre grammatical et l’écriture inclusive en français. J’évoque aussi cette falsification dans Les moutons de la pensée (Cerf).
La notice Wikipédia de l’expression « matrimoine culturel » revendique même cette contrefaçon : « Bien que le terme matrimoine existe depuis le Moyen-Âge pour décrire les biens hérités de la mère, il fut supplanté par la notion de patrimoine et son usage resta longtemps limité. À partir des années 2000, la notion réapparaît dans un sens nouveau sous la plume d’autrices et d’auteurs souhaitant insister sur le rôle des femmes dans le développement culturel. »

On ne saurait mieux décrire cette manipulation : s’il s’agit d’un « sens nouveau », c’est bien que ce mot n’avait pas le sens que les militants d’aujourd’hui lui confèrent, de la même façon que les rédacteurs anonymes du texte du ministère de la Culture. Pourquoi alors un renvoi au Moyen-Âge s’il s’agit d’un nouveau concept ?

L’évocation du Moyen-Âge possède deux fonctions. D’abord, il donne une apparence pseudo-savante de légitimité historique (en contradiction, d’ailleurs, avec la condamnation de cette histoire — le Moyen-Âge aurait-il donc été plus « féministe » que notre époque ?). Ensuite, il impose le narratif révisionniste qui est celui de la « théorie de la masculinisation », propagé de manière incohérente en sélectionnant les faits au défi de toute méthode en linguistique diachronique.

France Culture relaie la même idée : « Le matrimoine n’est pas un néologisme, mais un mot effacé par l’Histoire ». L’Histoire aurait donc « effacé » ce mot ? Mais, comme l’atteste le peu de compréhension que nous avons de l’ancien français, n’en a-t-elle pas effacé des milliers d’autres ? Pourquoi n’en extraire que celui-ci et faire comme si « l’histoire » était un agent masculiniste ? Faut-il donc raviver tout ce qui a existé ? En réalité, le militantisme pseudo-féministe ne sélectionne que ce qui l’arrange dans l’histoire pour s’auto-conférer une légitimité justement « patrimoniale »…

Sacralisation fétichiste du féminin

Imaginer qu’il y aurait un privilège masculin dans le sémantisme des mots, imaginer que les mots seraient la propriété de groupes sociaux, que les mots auraient une valeur fétiche, c’est créer une doléance de l’imaginaire aux exigences infinies. Comme personne ne voit dans patrimoine un privilège masculin, on crée alors une généalogie perverse pour faire de l’étymologie la source d’une injustice. Ces constantes récriminations aux apparences historiques sont des projections interprétatives, pas des faits.
La sacralisation fétichiste du féminin, aveugle à la réalité factuelle, crée ses propres conditions d’existence symbolique, récrivant la langue en lui ajoutant désormais un trait sémiotique obligatoire : la vertu. Depuis les dictionnaires jusqu’à l’intuition de chaque locuteur, il est donc de notoriété publique que patrimoine tel qu’on l’utilise depuis des siècles n’a absolument pas le sens « paternaliste » qu’on vient de lui inventer. On transforme ainsi l’histoire, la langue et le sens commun pour prétendre les corriger et les aligner sur des orthodoxies inédites. Ce révisionnisme de la méconnaissance constitue une fraude intellectuelle grave. Qu’il ne s’embarrasse pas de vérité, on le comprend dans l’optique de sa propagande politique, mais cela signale qu’il préfère créer une mystification historique et s’attaquer à une légende plutôt que de traiter des véritables injustices sociales.

Il est dans la nature de la mauvaise foi militante de choisir de s’indigner d’injustices chimériques puisque la quête d’une posture de victime est aujourd’hui porteuse de pouvoir. Mais il est pour le moins alarmant de constater que le révisionnisme culturel le plus grossier est aujourd’hui institutionnalisé : non seulement il s’enseigne déjà, mais le ministère de la Culture le revendique…

Jean Szlamowicz

Jean Szlamowicz