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Oser l’universalisme. Contre le communautarisme

[par Nathalie Heinich]

Voici l’introduction de Oser l’universalisme. Contre le communautarisme, qui paraĂ®tra le 10 septembre aux Ă©ditions Le bord de l’eau, dans la collection d’Antoine Spire.


Trois innovations idĂ©ologiques sont apparues ces derniers temps en France dans les milieux intellectuels, culturels et universitaires : la première est la rĂ©duction des revendications politiques Ă  des questions d’ « identitĂ© Â» ; la deuxième est la dĂ©rive du fĂ©minisme vers un courant diffĂ©rentialiste plutĂ´t qu’universaliste et vers des formes d’action radicales ; la troisième est la tentative supprimer les discours considĂ©rĂ©s comme indĂ©sirables plutĂ´t que de les affronter par le dĂ©bat. « Identitarisme Â», « nĂ©o-fĂ©minisme Â», « nouvelles censures Â» (ou « cancel culture Â»), selon le dĂ©coupage choisi pour le prĂ©sent recueil : ces trois tendances importent des idĂ©es et des pratiques qui se sont dĂ©veloppĂ©es dans la dernière gĂ©nĂ©ration sur les campus et dans les milieux artistiques nord-amĂ©ricains.

Or – et ce n’est pas un hasard – elles relèvent aussi d’un positionnement politique que l’on qualifie habituellement de « communautarisme Â». En effet, rĂ©duire les citoyens Ă  leur appartenance Ă  des communautĂ©s de race, de sexe, de religion, etc. ; ramener les hommes ou les femmes, en toutes circonstances, Ă  une catĂ©gorie sexuĂ©e synonyme soit de position « dominante Â» soit de position « dominĂ©e Â» ; et opposer comme des ennemis plutĂ´t que comme de simples adversaires idĂ©ologiques les tenants de positions antagoniques, qu’il s’agit dès lors non de convaincre mais de rĂ©duire au silence : tout cela relève d’une conception du monde social propice Ă  l’absolutisation des frontières entre groupes d’appartenance ou de pensĂ©e plutĂ´t qu’à l’attention aux contextes, Ă  la pluralitĂ©, et Ă  la quĂŞte de ce qui rassemble par-delĂ  ce qui divise. Ce pourquoi l’identitarisme, le nĂ©o-fĂ©minisme et les nouvelles censures expriment une conception foncièrement communautariste du monde social, Ă  l’opposĂ© de l’idĂ©al universaliste dont la France demeure encore, grâce aux acquis des Lumières et de la RĂ©volution, un emblème mondial. 

C’est pourquoi Ă©galement la guerre idĂ©ologique dont il va ĂŞtre ici question se double d’une guerre entre cultures politiques de part et d’autre de l’Atlantique. L’universitĂ© en est un terrain de prĂ©dilection, comme on le constate avec la montĂ©e en puissance des « studies Â», ces domaines du savoir inventĂ©s Ă  partir non plus des disciplines traditionnelles (histoire, sociologie, anthropologie, etc.) mais des objets dĂ©finis en termes d’appartenances communautaires (« gender studies Â», « queer studies Â», « colonial studies Â», etc.). Une illustration rĂ©cente en est fournie par la vogue du mouvement « dĂ©colonial Â», mĂ©lange ambigu de militantisme anti-raciste et de formulations pseudo-savantes (« intersectionnalitĂ© Â», « racialitĂ© Â», « blanchitĂ© Â», etc.)1  

Quels sont les risques politiques de ces nouvelles tendances, et en quoi l’idĂ©al universaliste pourrait-il en ĂŞtre l’antidote, en tant qu’il ne reconnaĂ®t comme citoyens porteurs de droits que des individus appartenant Ă  une nation, donc tous Ă©gaux en droit, et non des membres de communautĂ©s partielles, plus ou moins nombreuses et puissantes ? C’est ce que cette introduction se propose d’esquisser, sans prĂ©tendre bien sĂ»r, dans ce cadre limitĂ©, approfondir un sujet dĂ©jĂ  abondamment traitĂ© par des spĂ©cialistes : tout au plus s’agit-il ici de le mettre en relation avec l’actualitĂ© intellectuelle.

Ce que les tenants du communautarisme reprochent à l’universalisme

C’est peu dire que la conception universaliste de la citoyennetĂ© ne fait pas l’unanimitĂ© : elle est mĂŞme l’objet de critiques rĂ©currentes de la part des tenants du communautarisme2

Une première critique faite Ă  l’universalisme est son manque de rĂ©alitĂ© : il ne serait que « formel Â», limitĂ© Ă  la question des droits mais incapable de confĂ©rer concrètement une vĂ©ritable Ă©galitĂ©. Socialement, les discriminations ne seraient en rien empĂŞchĂ©es par ce refus de donner un statut politique aux races, aux sexes, aux religions, etc., et seraient mĂŞme favorisĂ©es par l’« aveuglement Â» Ă  ces diffĂ©rences et aux inĂ©galitĂ©s de traitement qu’elles motivent. Historiquement, l’exemple de la colonisation montrerait que cet universalisme s’arrĂŞterait de fait aux frontières, en ne s’appliquant pas aux peuples colonisĂ©s, victimes de discriminations systĂ©miques. 

Mais cette critique repose sur une incomprĂ©hension du statut de l’universalisme : il ne relève pas d’un fait que l’on pourrait dĂ©crire, mais d’une valeur Ă  faire advenir. Or ce n’est pas parce qu’une valeur n’est pas entièrement rĂ©alisĂ©e, ou n’est pas appliquĂ©e circonstanciellement, qu’elle n’est pas une valeur ou qu’elle est rĂ©cusable en tant que visĂ©e. Une valeur – telle celle de l’universalitĂ© des droits dont bĂ©nĂ©ficie tout citoyen, quelles que soient ses appartenances – ne peut donc ĂŞtre invalidĂ©e par le constat de son non-accomplissement : au contraire, celui-ci tend Ă  rendre d’autant plus nĂ©cessaire l’affirmation de ce qui doit ĂŞtre, en l’occurrence l’égalitĂ© des droits civiques et l’abstention de toute discrimination. Cette critique est donc un sophisme, une faute de raisonnement, reposant sur la confusion entre le niveau descriptif des faits et le niveau normatif des valeurs3 : nommons-la le sophisme de l’irrĂ©alisme.

Une deuxième critique consiste Ă  affirmer que l’universalisme n’est qu’un point de vue occidentalo-centrĂ©, la tentative d’imposer au monde une vision propre Ă  l’Occident. Ă€ cela, une rĂ©ponse s’impose : oui, c’est vrai – et alors ? Une valeur n’a pas besoin d’être objectivement universelle pour ĂŞtre considĂ©rĂ©e comme une visĂ©e mĂ©ritant d’être universalisĂ©e – et d’ailleurs, si elle Ă©tait dĂ©jĂ  universelle elle n’aurait pas besoin d’être dĂ©fendue. En outre, toutes sortes de biens peuvent ĂŞtre nĂ©s dans une culture particulière mais considĂ©rĂ©s nĂ©anmoins comme des biens Ă  portĂ©e universelle : ainsi l’agriculture, l’écriture ou l’algèbre sont apparues au Proche-Orient, ce qui ne remet nullement en cause leur universalitĂ©. Enfin, le fait qu’une valeur soit davantage rĂ©alisĂ©e dans une culture particulière ne la rend pas moins dĂ©sirable : est-ce un hasard si tant d’habitants de pays non occidentaux rĂŞvent d’une sociĂ©tĂ© rĂ©publicaine et universaliste ? Loin d’être un obstacle Ă  l’émancipation, l’universalisme est rĂ©gulièrement invoquĂ© par les mouvements de libĂ©ration, au nom de la justice – cette valeur fortement universalisĂ©e4

Mais encore une fois cette critique – appelons-lĂ  sophisme de l’ethnocentrisme – repose sur une mĂ©connaissance du fait que les valeurs, tel l’universalisme, sont des reprĂ©sentations de ce qui doit ĂŞtre et non des descriptions de ce qui est. Et qu’elles ne peuvent donc ĂŞtre disqualifiĂ©es ni par leur inachèvement, ni par leur inĂ©gal partage.

Une troisième critique, liĂ©e Ă  la prĂ©cĂ©dente, accuse l’universalisme de n’être qu’un communautarisme des « dominants Â», dĂ©guisĂ© sous le masque d’une revendication de commune appartenance Ă  l’humanitĂ© qu’ils dĂ©tourneraient Ă  leur seul profit5. Mais en relativisant ainsi la notion d’universalitĂ©, ces critiques ne font qu’appliquer leur propre grille de lecture – la grille communautariste – Ă  une conception du monde politique qui, Ă  l’opposĂ©, tente de s’abstraire des affiliations assignĂ©es par la naissance au profit d’assignations choisies par le sujet et dont il devrait ĂŞtre libre de s’affranchir s’il le souhaite. Or, lĂ  encore, le fait qu’une valeur soit portĂ©e prioritairement par un groupe, dominant ou non (niveau descriptif), n’enlève rien Ă  sa capacitĂ© Ă  ĂŞtre adoptĂ©e par d’autres (niveau normatif). Cette rĂ©duction de l’universalisme Ă  une dĂ©finition antinomique de ce qu’il est (une valeur et non pas une rĂ©alitĂ© ni la simple dĂ©fense d’un intĂ©rĂŞt) relève donc, lĂ  encore, du sophisme : appelons-le sophisme de la domination.

Une quatrième critique enfin reproche Ă  l’universalisme sa prĂ©tention Ă  effacer la diversitĂ©, Ă  refuser la pluralitĂ© des cultures, Ă  Ă©radiquer les diffĂ©rences, bref Ă  vouloir rendre tous les hommes « semblables Â» au motif qu’il les voudrait « Ă©gaux Â». VoilĂ  encore une incomprĂ©hension du fait que l’universalisme ne prĂ©tend pas commander Ă  toutes les dimensions de l’expĂ©rience humaine, mais seulement Ă  celle qui organise l’allocation des droits. Non seulement il ne nie pas mais il ne refuse pas – bien au contraire – les diffĂ©rences factuelles de cultures, de religions, de couleurs, etc. : ce qu’il refuse, c’est la revendication consistant Ă  asseoir des droits spĂ©cifiques sur ces diffĂ©rences. En d’autres termes, il ne s’agit nullement d’uniformiser nos rues en Ă©radiquant turbans, foulards, chasubles ou tenues culturellement marquĂ©es : il s’agit de traiter Ă  Ă©galitĂ© leurs porteurs, non pas au nom des communautĂ©s dont ils sont issus, mais au nom de leur appartenance Ă  une commune citoyennetĂ© – voire, s’agissant des droits de l’homme, Ă  une commune humanitĂ©. Et si les insignes religieux doivent ĂŞtre bannis dans les Ă©tablissements scolaires, ce n’est pas pour rendre les enfants semblables mais pour, d’une part, les rendre Ă©gaux et pour, d’autre part, les rendre libres, en les soustrayant Ă  l’imposition de normes religieuses susceptibles d’altĂ©rer leur libertĂ© de conscience. 

C’est donc lĂ  le dernier sophisme maniĂ© par les contempteurs de l’universalisme : nommons-le sophisme de l’uniformisation.

IrrĂ©alisme, ethnocentrisme, domination, uniformisation : voilĂ  donc le procès fait Ă  l’universalisme, sur la base d’un contresens ou d’une confusion rĂ©currents quant Ă  sa nature mĂŞme. L’ordre des valeurs n’est pas celui des faits, de mĂŞme que l’ordre des reprĂ©sentations de ce qui doit ĂŞtre n’est pas celui de la rĂ©alitĂ© de ce qui est, et que l’ordre des droits allouĂ©s Ă  tout un chacun n’est pas celui de ses pratiques effectives.

Ce que les tenants de l’universalisme reprochent au communautarisme

Outre ces contresens sur la nature mĂŞme de l’universalisme, l’on peut reprocher Ă  ses adversaires de dĂ©fendre, implicitement ou explicitement, le parti pris politique inverse, Ă  savoir le « communautarisme Â». Celui-ci en effet refuse la suspension des diffĂ©rences en matière de droits au profit de leur affirmation, en appuyant l’identitĂ© individuelle sur l’assignation systĂ©matique Ă  des collectifs d’appartenance qui ne sont pas ou guère choisis mais sont, pour l’essentiel, imposĂ©s Ă  la naissance, notamment pour ce qui est de la couleur de peau et du sexe, Ă©ventuellement de l’orientation sexuelle et de la religion. Or tout autres sont les identitĂ©s que l’individu choisit de mettre en avant, selon les contextes, par son appartenance Ă  des collectifs investis par lui, qu’ils soient professionnels, culturels ou politiques6.  

D’oĂą la première critique que s’attire le communautarisme : il constitue une atteinte Ă  la libertĂ©, en enfermant les individus dans des collectifs essentialisĂ©s (mĂŞme si ceux-ci ont Ă©tĂ© prĂ©alablement dĂ©naturalisĂ©s grâce au slogan de la « construction sociale Â», qui n’épate encore que les naĂŻfs car qu’est-ce qui, dans les sociĂ©tĂ©s humaines, pourrait ne pas ĂŞtre « socialement construit Â» ?). Au contraire, sous le rĂ©gime de l’universalisme rĂ©publicain les citoyens n’ont de comptes Ă  rendre qu’au collectif gĂ©nĂ©ral et abstrait de la nation, et demeurent donc libres d’adapter leur identitĂ© aux diffĂ©rents contextes dans lesquels ils circulent. 

L’on voit bien ce qu’il en est en matière de revendications fĂ©ministes : vouloir imposer partout et Ă  tous moments l’écriture inclusive ou la fĂ©minisation des noms de profession, c’est nier l’autonomie des femmes en matière de dĂ©finition de leur propre identitĂ©, alors mĂŞme que celles-ci doivent pouvoir, selon les contextes, se vivre et se prĂ©senter comme appartenant soit au sexe fĂ©minin, soit au genre humain, soit Ă  une catĂ©gorie professionnelle, etc. Ainsi le nĂ©o-fĂ©minisme opère une imposition autoritaire d’identitĂ© qui, au nom d’une dĂ©finition rigide et linguistiquement absurde de l’égalitĂ©, est attentatoire Ă  la libertĂ© des femmes7.

De mĂŞme, en matière de revendications identitaristes, les contempteurs de l’« appropriation culturelle Â», obsĂ©dĂ©s par des appartenances communautaires Ă©rigĂ©es en seul principe de dĂ©finition des identitĂ©s, prĂ©tendent brider la libertĂ© des crĂ©ateurs en s’auto-proclamant reprĂ©sentants de leur propre communautĂ© (d’ailleurs largement fantasmĂ©e) alors mĂŞme que rien ne les y autorise. De plus ils dĂ©nient aux crĂ©ateurs issus de la « communautĂ© Â» en question le droit Ă  ĂŞtre considĂ©rĂ©s comme auteurs (avec les droits affĂ©rant Ă  ce statut) puisqu’ils font de cette communautĂ© le dĂ©tenteur d’un monopole sur la diffusion des Ĺ“uvres concernĂ©es : le collectif prend ainsi la place du crĂ©ateur individuel, tandis que le reprĂ©sentant auto-proclamĂ© prend la place de la communautĂ© tout entière. C’est dire que l’arbitraire et l’autoritarisme sont indissociables des revendications identitaristes – l’un comme l’autre Ă©tant, bien sĂ»r, ennemis des libertĂ©s8.  

La deuxième critique adressĂ©e au communautarisme est que, non content d’attenter Ă  la libertĂ©, il est aussi l’ennemi de l’égalitĂ©. En effet, dès lors que le statut des citoyens serait dĂ©fini par des appartenances originelles (famille, sexe, race, religion…), ils ne pourraient plus « naĂ®tre Ă©gaux en droit Â» puisqu’ils dĂ©pendraient de la position hiĂ©rarchique occupĂ©e par leur communautĂ©. Ce dĂ©ni de principe de la valeur d’égalitĂ©, quelles que soient les situations rĂ©elles, trouve une illustration frappante dans l’imposition systĂ©matique de la grille d’interprĂ©tation dominant/dominĂ©, propre tant Ă  l’identitarisme qu’au diffĂ©rentialisme des nĂ©o-fĂ©ministes : dès lors en effet que la « domination Â» n’est plus seulement un concept descriptif qu’il s’agit d’analyser, comme le fit Max Weber, mais une notion normative qu’il faudrait Ă  la fois appliquer Ă  toutes situations et dĂ©noncer, l’inĂ©galitĂ© entre « dominants Â» et « dominĂ©s Â» devient une donnĂ©e absolutisĂ©e, indĂ©passable, dans laquelle « bourreaux Â» et « victimes Â» se trouvent une fois pour toutes enfermĂ©s. Comment dans ces conditions se donner les moyens concrets d’aller vers plus d’égalitĂ© ? On sait Ă  prĂ©sent les ravages que produit le paradigme de la domination chez les jeunes des milieux populaires, convaincus de n’avoir d’autre identitĂ© que celle de « dominĂ© Â» et, du mĂŞme coup, sans ressorts pour en sortir. 

Enfin, une troisième critique adressĂ©e au communautarisme est qu’il constitue une atteinte Ă  la fraternitĂ©. En effet, l’imposition d’une grille de lecture identitariste et diffĂ©rentialiste, couplĂ©e Ă  la diabolisation de toute autre position, ne peut que favoriser le sĂ©paratisme. C’est ce que Laurent Dubreuil a nommĂ© la « fractionnalisation Â» du monde social en une myriade de prises identitaires (identitĂ© d’allergique Ă  la cacahuète, identitĂ© de blonde, etc.) : le communautarisme devient alors ce qu’il qualifie de « sociodrone Â», c’est-Ă -dire un « arsenal portatif d’accusation et de rappel Ă  la norme Â»9, basĂ© sur le couple culpabilisation/victimisation, Ă©quivalent moralisateur voire religieux du couple dominant/dominĂ© – la condition de « mâle blanc Â», notamment, devenant la nouvelle version du pĂ©chĂ© originel. 

Le communautarisme apparaĂ®t ainsi non seulement comme une faute intellectuelle mais aussi comme une faute politique. Il est une faute intellectuelle par la non-prise en compte des contextes, l’incapacitĂ© de penser la pluralitĂ© des causes, l’aveuglement aux ambivalences, l’ignorance des « effets de structure Â» par lesquels les facteurs les plus explicatifs (les classes sociales) ne sont pas les paramètres les plus apparents (la couleur de peau, le sexe), comme on l’apprend dans le premier manuel de sociologie venu. Et il est aussi une faute politique, qu’a bien Ă©pinglĂ©e le politiste amĂ©ricain Marc Lilla en imputant Ă  ce « tournant identitaire Â» et Ă  cette radicalisation la dĂ©composition de la gauche et la perte d’influence du parti dĂ©mocrate aux États-Unis, en raison de l’occultation des problèmes sociaux derrière les problèmes raciaux et sexistes : c’est ce qu’on peut appeler le syndrome de la caissière, puisqu’à ne voir celle-ci que comme victime d’une « domination intersectionnelle Â», on finit par oublier que si elle est en bas de l’échelle sociale c’est moins en raison de son sexe ou de sa couleur de peau que du statut de ce type d’emplois10

Attentatoire aux valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité héritées des Lumières, faute intellectuelle autant que faute politique, le communautarisme m’apparaît aussi, en fin de compte, comme le symptôme d’une régression infantile dans la dépendance au groupe et à son chef.

Car se dĂ©finir en fonction de son appartenance Ă  un collectif dont il est impossible de s’abstraire, qu’est-ce d’autre que la reproduction, chez un adulte, de la situation de l’enfant qui doit sa sĂ©curitĂ© Ă  ses liens familiaux ? C’est ce schĂ©ma archaĂŻque, entretenu par la peur, que reproduit au niveau politique l’allĂ©geance au clan et, corrĂ©lativement, Ă  son chef, synonyme de renoncement Ă  l’autonomie, d’acceptation de la subordination – la fameuse « servitude volontaire Â» – et, avec elle, de complicitĂ© passive ou active avec les manquements Ă  la loi. Est-ce un hasard si les rĂ©gimes basĂ©s sur le communautarisme et la logique du clan sont aussi ceux oĂą prĂ©valent clientĂ©lisme et corruption Ă©rigĂ©s en système ? Et est-ce un hasard si l’un des pays les plus « communautarisĂ©s Â» aujourd’hui – le Liban – est aussi celui qui sombre, sous nos yeux, dans l’accumulation des catastrophes ?  

Le communautarisme, ou la libanisation du monde…

Oser l’universalisme

Pour lutter contre les discriminations et favoriser la « diversitĂ© Â», il existe d’autres moyens que le communautarisme, l’identitarisme, le radicalisme nĂ©o-fĂ©ministe, l’autoritarisme culpabilisateur. Il existe d’autres moyens que l’inversion de la « domination Â», incitant les « victimes Â» Ă  prendre la place des « exploiteurs ». Il existe d’autres moyens que la « discrimination positive Â» par l’imposition de quotas, forcĂ©ment gĂ©nĂ©rateurs d’injustices puisqu’ils disqualifient le critère de la compĂ©tence et du mĂ©rite – ce grand acquis de la RĂ©volution française destinĂ© Ă  mettre fin aux privilèges de naissance. La prise de conscience des discriminations, et le choix de favoriser, Ă  compĂ©tences Ă©gales, une personne prĂ©sumĂ©e handicapĂ©e par son sexe ou par son origine, sont des armes peut-ĂŞtre plus lentes et moins spectaculaires mais qui, au moins, ne risquent pas d’entraĂ®ner des consĂ©quences inverses Ă  l’effet recherchĂ© – Ă  savoir une meilleure justice.

C’est l’option universaliste : il ne s’agit pas de nier la rĂ©alitĂ© des affiliations locales (je suis bien d’une rĂ©gion, d’un milieu, d’un sexe etc.) mais de leur adjoindre la possibilitĂ© d’opter lorsque c’est souhaitable pour une affiliation plus gĂ©nĂ©rale (je dois pouvoir aussi me vivre et me prĂ©senter comme citoyen français, ou comme chercheur, voire simplement comme ĂŞtre humain, indĂ©pendamment de mon sexe) ; il ne s’agit pas de nier qu’il existe des diffĂ©rences mais de mettre en avant ce qui rassemble ; il ne s’agit pas de renier ses convictions (notamment religieuses) mais de rester discret dans leur affichage lorsqu’elles risquent de nous couper d’une partie de nos concitoyens ; il ne s’agit pas de s’aveugler sur l’état des choses mais de miser sur leur amĂ©lioration, au nom de valeurs partagĂ©es ; il ne s’agit pas de mĂ©priser le local mais de prĂ©fĂ©rer parfois les horizons plus larges ; et il ne s’agit pas de nier la force des intĂ©rĂŞts individuels mais de respecter et d’encourager l’aspiration au bien commun.

Lorsqu’Esther Benbassa affirmait au SĂ©nat, en 2005 : « ConsidĂ©rer que, sous l’égide d’un État centralisateur, tous les citoyens sont Ă©gaux, c’est une aspiration mais ce n’est pas la rĂ©alitĂ© Â», il aurait fallu lui rĂ©pondre qu’elle avait factuellement raison mais politiquement tort. En effet le rĂ´le de nos reprĂ©sentants politiques est de dĂ©clarer, Ă  l’inverse, que l’égalitĂ©, « ce n’est pas la rĂ©alitĂ© mais c’est une aspiration Â». 

Car l’universalisme n’est pas, j’y insiste, un Ă©tat de fait mais une valeur, c’est-Ă -dire une visĂ©e Ă  faire exister par l’action, la dĂ©cision, la volontĂ© commune – comme toute valeur. Ce pourquoi nous pouvons, nous devons « oser l’universalisme Â» !

Le savant et le politique

Ce recueil rĂ©unit des articles – après quelques menues corrections – dans un ordre Ă  la fois chronologique et thĂ©matique : identitarisme, nĂ©o-fĂ©minisme et nouvelles censures. Ils ont Ă©tĂ© initialement publiĂ©s non dans des revues scientifiques mais, pour l’essentiel, dans des supports d’opinion (ou dans des rubriques dĂ©diĂ©es Ă  des controverses Ă  l’intĂ©rieur de publications acadĂ©miques)11. C’est dire que ces textes engagĂ©s ne prĂ©tendent pas au statut de publications scientifiques, et ne constituent donc pas une entorse Ă  la règle de la « neutralitĂ© axiologique Â» telle qu’énoncĂ©e par Max Weber, Ă  savoir l’abstention de toute prise de position personnelle sur des sujets de sociĂ©tĂ© dans le cadre universitaire de la production et de la transmission des connaissances. 

C’est une règle parfois difficile Ă  comprendre, parce qu’elle est contextuelle, et surtout Ă  suivre, parce qu’elle bride les capacitĂ©s d’expression de l’opinion personnelle. Mais – contrairement Ă  ce que prĂ©tendent parfois certains collègues, d’ailleurs souvent moins scrupuleux sur ce point – je continue Ă  mettre un point d’honneur Ă  la respecter. 

Nathalie Heinich

Nathalie Heinich

Chercheuse, sociologue

Notes & références

  1.  Pour en savoir plus Ă  ce sujet, on se reportera Ă  la somme de Pierre-AndrĂ© Taguieff, L’Imposture dĂ©coloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Paris, Ă©ditions de l’Observatoire, 2020. Cf. aussi le site de l’observatoire du dĂ©colonialisme crĂ©Ă© en janvier 2021: https://decolonialisme.fr/?page_id=1000.

  2.  Ils se sont d’ailleurs abondamment rĂ©pandus sur la fiche Wikipedia consacrĂ©e Ă  l’universalisme rĂ©publicain, qui mĂ©riterait d’être sĂ©rieusement revue de façon Ă  Ă©viter partis pris et contresens.

  3.  Sur cette confusion, et ses consĂ©quences pernicieuses, voir mon livre Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, 2017.

  4.  Comme le souligne Francis Wolff, les droits de l’homme sont invoquĂ©s dans des pays très Ă©loignĂ©s de l’Europe oĂą ils sont nĂ©s : « L’universel est bien l’horizon de toute Ă©mancipation Â» (Plaidoyer pour l’universel, Paris, Fayard, p. 33). 

  5.  Â« L’universel ne serait au fond que le Ęşdroit du plus fortĘş. Il est assimilĂ© tantĂ´t au patriarcat (…), Ă  l’europĂ©ocentrisme (…), ou Ă  l’anthropocentrisme (…), etc. En somme l’universel ne serait jamais vraiment universel. Ou lorsqu’il l’est, il l’est trop : oublieux des particularismes, des diffĂ©rences, des ĘşnationsĘş, des ĘşculturesĘş, des ĘşethniesĘş, des Ęşreligions des dominĂ©sĘş et mĂŞme des ĘşracesĘş. Â» (Ibid. p. 13)

  6.  Sur les diffĂ©rentes façons de construire son identitĂ© par l’assimilation Ă  des collectifs de rĂ©fĂ©rence, cf. mon livre Ce que n’est pas l’identitĂ©, Paris, Gallimard, 2018.

  7.  Sur ce point cf. notamment Patrick Charaudeau, La Langue n’est pas sexiste. D’une intelligence du discours de fĂ©minisation, Lormont, Le Bord de l’eau, 2021 ; Liliane Kandel, « Extension du domaine de l’offense. Mouvement (fĂ©ministe) d’humeur Â», CitĂ©s, dossier « Nouvelles censures Â», n° 82, 2020 ; François Rastier, « Ecriture inclusive et exclusion de la culture Â», CitĂ©s, dossier « Nouvelles censures Â», n° 82, 2020.

  8.  cf. L’Art du politiquement correct, Paris, PUF, 2019 et Â« ĘşBlackfaceĘş, ĘşbarbouillageĘş : de la falsification Ă  la censure Â», CitĂ©s, dossier « Nouvelles censures Â», n° 82, 2020 ; par Laurent Dubreuil : cf. La Dictature des identitĂ©s, Paris, Gallimard, 2019, et « Vocabulaire et autocensure Â», CitĂ©s, dossier « Nouvelles censures Â», n° 82, 2020 ; et par Olivier Galland dans « L’universitĂ© française face Ă  la cancel culture Â», Telos, 5 janvier 2021 : https://www.telos-eu.com/fr/societe/luniversite-francaise-face-a-la-cancel-culture.html.

  9.  C’est ce que met en Ă©vidence Ă©galement P.-A. Taguieff dans La RĂ©publique enlisĂ©e : pluralisme, communautarisme et citoyennetĂ©, Paris, Editions des Syrtes, 2005.

  10.  Cf. M. Lilla, La Gauche identitaire, l’AmĂ©rique en miettes, Paris, Stock, 2017.

  11.  Je remercie les pĂ©riodiques qui les ont accueillis : Le DĂ©bat, La Revue des deux mondes, Travail, genre et sociĂ©tĂ©s, Le Monde, CitĂ©s, Le Droit de vivre, Etudes francophones, Le Publictionnaire.