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Propositions autour du principe républicain de laïcité

[par Charles Coutel]

La transmission du principe de laïcité aux générations qui viennent est essentielle ; cette question difficile ne manquera pas d’être au centre des débats lors des États généraux de la laïcité, que souhaite organiser la puissance publique. Un grand travail préalable de clarification nous attend, car la complexité du mot laïcité atteste de notre grande et douloureuse mémoire : à l’étranger, on ne comprend pas bien notre attachement à l’idéal laïque. À nos amis étrangers, je réponds : « C’est que vous n’avez pas eu les guerres de religion. » Je leur dis aussi : « Vous n’avez pas eu la Révolution de 1789. » Je pense aussi : « Vous n’avez pas eu la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. » Mais cette richesse du passé peut nous jouer des tours, si nous ne voyons pas sa complexité ; cette méconnaissance explique notre actuelle confusion et rend difficile la nécessaire réinstitution de ce principe de laïcité. Cette confusion commence par les mots, comme nous allons l’examiner en un premier temps. Mais elle est entretenue par une série de malentendus, sinon de contresens, que les opposants à la laïcité cultivent ; je signalerai aussi quelques défis actuels que notre attachement à la République doit relever pour sortir de notre situation (Coutel, 2016 et 2021). Cet examen constituera notre second temps. Enfin, nous tenterons d’examiner les conditions de possibilité d’une réinstitution de ce principe de laïcité dans notre modernité.

Prendre en compte la confusion autour du mot laïcité

Les mots utilisés pour parler de laïcité sont-ils si clairs ? Tout se passe comme si nous n’avions pas tenu compte de l’avertissement lancé par Péguy, nous appelant à la vigilance à l’égard des mots que nous disons ou que nous laissons dire. Charles Péguy nomme cela faire un effort de mot. Il précise : « Il est naturel que ce soient les mots les plus faciles à prononcer qui attirent plus facilement la bêtise mondaine et populaire […] car beaucoup ont intérêt à les déformer. » Et il conclut « Il est bon de savoir d’où les mots sont partis et où ils sont arrivés. » (Péguy, vol. I, 1987, p. 1805). Sans doute parlons-nous sans cesse de « valeurs de la République » pour ne pas voir à quoi nous engagerait notre amour de la République. Allons-nous continuer sans réagir à laisser notre langue se « cléricaliser » ? Par « cléricaliser », nous entendons tous les processus par lesquels les individus se laissent imposer de l’extérieur, sans critique, un lexique et une vision du monde.

Ce travail critique d’anamnèse est bien utile à propos du terme laïcité. On oublie en effet que la Révolution de 1789, en affirmant la nécessité d’une séparation entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, a commencé par des années d’analyse critique des connaissances et des mots. Que seraient Camille Desmoulins, Danton, Condorcet ou Robespierre sans Voltaire, Condillac, Diderot, Montesquieu et Rousseau ? À travers eux s’est élaborée l’exigence de laïcité, même si le terme ne fut produit qu’en 1871 par Littré. Sans ce recul critique, nous risquons une approche réductrice de la laïcité. Dans nos discours, tout se mélange. Ainsi, on réduit la laïcité à un concept ; mais alors, on ne précise jamais dans quelle théorie générale il prend sens. De même, on la présente comme une valeur morale mais sans jamais la relier à d’autres valeurs précises ou aux éléments de notre devise républicaine. Pudiquement, on l’intègre dans des « valeurs de la République » jamais vraiment définies. Enfin, certains en font une machine de guerre contre les convictions religieuses ; mais alors comment expliquer qu’on peut être parfaitement croyant et parfaitement laïque ?

Devant cette confusion, il y a trente ans, certains furent tentés d’ajouter des adjectifs à laïcité (plurielle, ouverte, moderne) ; cette mode est passée, fort heureusement. D’autres encore, font de notre laïcité une étrange passion franco-française post-coloniale qui nous isolerait d’une « bénéfique » mondialisation. Ils régressent de la laïcité républicaine vers la sécularisation anglo-saxonne, allant même jusqu’à vouloir instaurer en France des accommodements raisonnables à la canadienne. C’est une profonde méconnaissance du triptyque humanisme, rationalisme, universalisme qui constitue le cadre philosophique du combat laïque ; cette confusion héritée de l’histoire nous invite plus modestement à nous arrêter sur le terme laïcité. De ce travail sémantique dépendent nos décisions juridiques.

Le terme laïque vient de laos, c’est-à-dire le peuple qu’il s’agit d’opposer à klêros, clergé, qui constitue un groupe à part. La laïcité s’opposera donc au cléricalisme. Cette exigence de laïcité traverse la tradition française du gallicanisme et aussi la tradition protestante qui affirme la liberté individuelle de penser et de croire. Vers 1848, on revendiqua une exigence de liberté absolue de conscience. Ces remarques historiques nous permettent de comprendre pourquoi des traces de vision religieuse du monde sont encore présentes dans nos esprits, voire jusque dans nos mots.

Cette confusion s’est encore accentuée depuis les années 1970, lorsque le Président Valéry Giscard d’Estaing, pour prévenir tout nouveau mai 1968, décida, par la réforme Haby (1975), de transformer l’école publique en une « communauté éducative » en lieu et place d’une institution de transmission de la culture républicaine fondée sur les savoirs élémentaires et les valeurs humanistes (voir Coutel, 2016). Résultat : le cadre historique et juridique de la laïcité fut méconnu et les forces cléricales reviennent doucement mais sûrement avec un vocabulaire « religieux ». Prenons trois exemples. Tout d’abord, l’expression « bien commun », pourtant cœur de la doctrine sociale de l’Église catholique, s’est imposée au détriment de la formule laïque « bien public » ; de même, la formule confuse « vivre ensemble » s’est imposée au détriment de la « volonté générale » ; enfin, la « bienveillance » s’est substituée à la « sollicitude » (qui, elle, n’est pas invasive). Or le but de la laïcité républicaine est bien de réaffirmer l’éminence de l’intérêt général au service du peuple souverain et fraternel (comme le prône notre devise républicaine). Beaucoup de mots aujourd’hui dominants proviennent du vocabulaire religieux et méritent tout un travail de clarification.

On le voit, les usages du mot laïcité sont entourés de préjugés et de confusions. Il est possible de mener deux tâches complémentaires : premièrement, en proposer une définition synthétique ; deuxièmement, dresser la liste des principaux contresens hérités de notre longue histoire. On peut ainsi proposer la définition suivante : la laïcité est la coexistence pacifique et rationnelle des libertés individuelles éclairées, au sein d’une république définie comme nation civique. Précisons que cette définition synthétique prend en compte le fait que le principe de laïcité s’oppose au cléricalisme et non aux convictions religieuses en tant que telles.

Malentendus, contresens et défis

Toute définition de la laïcité est abstraite si l’on ne voit pas de quels contresens elle nous prémunit et quelles perspectives concrètes elle ouvre. On comprend mieux pourquoi Ferdinand Buisson, dans l’édition 1911 de son Dictionnaire de pédagogie, a tenu à compléter le long article « Laïcité » par un autre article très bref simplement intitulé « Laïque ». Dans ce second article, il précise que laïque ne s’oppose pas à religieux mais à clérical. On peut y lire : « Le mot qui s’oppose étymologiquement et historiquement à laïque de la façon la plus directe, ce n’est pas ecclésiastique ni religieux, ni moine, ni prêtre, c’est le mot clerc. » (voir Hayat, 2000, p. 174-175)

Sans doute Ferdinand Buisson fait-il sien l’avertissement d’un Clemenceau qui, en 1903, dans son fameux Discours pour la liberté (Voir Cahiers de la Quinzaine, V, 5, 8 décembre 1903), indiquait le risque d’une cléricalisation des esprits au sein du camp républicain ; redoutant le développement d’un esprit congréganiste chez eux. Ils indiquent tous deux la possibilité de l’émergence d’un cléricalisme politique redoutable, comme le pressentait déjà Condorcet. Ce cléricalisme politique peut expliquer une dérive électoraliste de la vie publique. Rappelons que la loi de séparation date de 1905. Il faut donc avoir à l’esprit que la laïcité ne s’oppose pas aux religions mais bien à tous les cléricalismes ; il s’agissait de dénoncer tous les risques d’un transfert de sacralité, pour reprendre la formule de Mona Ozouf, du religieux vers le politique et vice versa.

Insistons sur un second contresens concernant les liens entre laïcité et neutralité. Certes, notre État laïque est neutre sur le plan confessionnel, mais cela ne veut pas dire que la République est neutre sur le plan philosophique ou politique. Voltaire, Condorcet, Quinet, Ferry, Buisson et Jaurès ne cessent de nous en avertir. Cela a une conséquence immédiate sur l’école de la République : vouloir établir un enseignement laïque de la morale sans promouvoir la puissance émancipatrice de la raison scientifique est un contresens. C’est laisser la porte ouverte à tous les fanatismes et à toutes les superstitions sous le prétexte de la liberté d’expression (notamment chez les élèves). La leçon est claire : être laïque c’est valoriser la raison et la thèse humaniste héritée de Descartes, Spinoza, des Lumières et de la Révolution française : il est de l’intérêt de la vérité et de la justice d’être recherchées par le plus grand nombre possible d’esprits éclairés. Cette thèse conforte notre définition synthétique et conditionne toute réinstitution. Cette approche, cœur de la théorie républicaine de l’Instruction publique, est méconnue aujourd’hui. C’est pourquoi, entre autres raisons, tant de jeunes peu instruits sont tentés par les processus fanatiques de radicalisation, notamment au sein des prisons. Être laïque commence par une volonté de décléricaliser notre vocabulaire.

Enfin, dernier malentendu à lever : il s’agit de celui qui revient à isoler le principe de laïcité des principes qui lui donnent sens et avenir. Si nous voulons passer de la définition à l’explication, puis à la réinstitution, notre définition synthétique doit sans cesse tenir compte des contresens que nous commettons sur elle. Une de nos tâches est donc bien de cultiver notre esprit critique dans les usages que nous faisons du terme laïcité. Cet appel à l’étude se double d’un effort de mobilisation face à tous les fanatismes qui entendent déstabiliser non seulement l’unité de la nation, prise comme entité civique, mais aussi la solidité et la solidarité philosophique de nos principes au sein d’une doctrine républicaine d’ensemble portée par notre Constitution. Rappelons sans cesse l’unité philosophique mais aussi l’autonomie relative de chaque principe : liberté, égalité, fraternité, laïcité, solidarité, dignité, hospitalité, concorde universelle. Tout se tient. Être laïque, c’est s’inscrire dans un cadre juridique porté par un idéal éthique, mais c’est aussi rejoindre un combat institutionnel garantissant l’accès de tous aux savoirs et à la culture humaniste. Examinons à quelles conditions.

Conditions d’une réinstitution du principe de laïcité

Pour réinstituer le principe de laïcité, il convient à la fois de déjouer les sophismes qui nous éloignent de notre identité républicaine ; dont il convient de saisir la cohérence dans nos institutions et nos pratiques associatives et politiques. Diverses conditions doivent être réunies pour que cette décision soit possible ; des conditions théoriques et des conditions institutionnelles.

Le principe de laïcité devrait être redéfini pour lui-même, en dehors des affects historiques et passionnels qui l’entourent. Ce principe est un élément central de la synthèse républicaine qui s’est construite à travers l’histoire politique et constitutionnelle française. Ce principe de laïcité procède de l’affirmation qu’il existe en chaque homme une raison qu’il nous faut développer, notamment par l’instruction publique et par la culture humaniste. Ce principe de laïcité est en effet supposé par l’essor d’une raison critique : l’homme libre et éclairé n’a pas besoin, quand il réfléchit, d’une religion. Cet homme éclairé est autonome. Quand il apprend, enseigne, débat ou vote, le citoyen d’une République ne dépend que de sa raison : on ne saurait donc faire de la laïcité une matière d’enseignement à part, comme s’il s’agissait d’un catéchisme, puisque la laïcité est la condition de possibilité d’un véritable enseignement public et d’une citoyenneté active. Nous évitons ainsi toute dérive relativiste, voire communautariste, et nous luttons contre l’abstentionnisme politique. La défense du principe de laïcité est antérieure à toute prise de position partisane et religieuse (Levinas, 1960). 

Le principe de laïcité ne doit pas être présenté comme une « opinion » mais bien comme ce qui rend possible la confrontation au sein de l’École et de la République des diverses opinions en débats. Le rôle des médias, qui ont un impact mondial, est essentiel. On ne dira jamais assez combien la télévision et les réseaux sociaux sont devenus des armes des sectes et des cléricalismes (voir Schesser-Gamelin, 1999).

La réalisation de l’idéal laïque et la rupture avec la « pensée unique » qui accompagne la mondialisation, suppose la revalorisation de l’idée de culture humaniste dans la société et dans l’école. L’inculture, l’anti-intellectualisme et l’obscurantisme font le jeu des sectes et des préjugés, comme nous en avertissaient déjà les hommes des Lumières. Les cléricalismes et les communautarismes profitent de la baisse du niveau de culture générale et scientifique, voire d’instruction élémentaire, des jeunes et des citoyens pour inféoder les esprits.

À ces trois conditions théoriques ajoutons trois autres conditions plus institutionnelles. Les institutions chargées de la transmission doivent se prémunir contre les sophismes mondialistes (qui confond le mondial et l’universel) et communicationnel (qui confond communiquer et transmettre) : un élève renseigné n’est pas un élève enseigné (Reboul, 1980). C’est une décision individuelle mais aussi politique. La transmission des savoirs élémentaires est par elle-même formatrice du jugement critique et donc d’exigence de laïcité.

La réinstitution du principe de laïcité passe par le développement des associations indépendantes et des débats libres au sein des formations politiques, voire syndicales. Songeons au rôle que jouent ou devraient jouer, selon Alexis de Tocqueville, les associations, en occupant le terrain entre l’individu et l’État. En effet, les associations, par leur fonctionnement démocratique, facilitent, en interne, un débat d’idée permanent.

Enfin, au sein des Programmes scolaires et de la Formation des maîtres ne conviendrait-il pas d’expérimenter des enseignements portant sur l’histoire des institutionslaïques et sur les questions religieuses, en insistant sur le rôle des controverses au sein des religions. Cet enseignement devrait tenir compte d’un certain nombre de développements et conséquences, comme le souligne Olivier Rota dans sa contribution. Relisons les divers Rapports officiels où le Professeur Claude Nicolet prônait l’instauration d’une véritable éducation au métier de citoyen au sein des Universités ou de la Formation des maîtres.

Dans la formation des maîtres, cette éducation au principe de laïcité et sa mise en pratique devraient reposer sur tout un travail rigoureux de définition des concepts et des institutions, mais aussi sur toute une étude des cas et des difficultés rencontrées par les étudiants lors de leurs stages dans les classes. En 1985-1986, il était possible de présenter aux futurs professeurs, la genèse des principes républicains, notamment durant la Révolution et au xixe siècle. Cet enseignement historique et philosophique permettait de mieux situer le contexte et la cohérence des valeurs républicaines, et bien sûr du principe de laïcité.

Conclusion

En réunissant ces conditions sémantiques, théoriques et institutionnelles, il serait possible de sortir du règne hégémonique de la « pensée unique » et de notre situation intellectuelle confuse (voir Coutel, 2013). Pour mener à bien ce travail critique, l’étude des concepts hérités de la tradition républicaine et la relecture des classiques de la République sont d’un grand secours. Redisons, tout simplement, que sans cet effort de réappropriation et de réinstitution de l’idéal humaniste et républicain, la devise républicaine (« liberté, égalité, fraternité ») n’aurait tout simplement plus de sens, ni d’avenir.

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charles coutel

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