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Sciences Po Grenoble : ces questions qu’il est urgent de poser sur l’évolution de l’enseignement supérieur français

[Texte de notre collègue Vincent Tournier, originellement publié sur le site Atlantico]

Atlantico : Votre collègue, Klaus Kinzler, l’enseignant qui avait dénoncé une « chasse idéologique» à Sciences Po Grenoble a été suspendu. Quelle est votre réaction ? La directrice de l’IEP lui reproche d’avoir tenu «des propos diffamatoires» dans les médias, notamment dans deux interviews. Ces accusations sont-elles fondées ?

Vincent Tournier : Tous ceux qui connaissent Klaus Kinzler savent que c’est quelqu’un de profondément humaniste, doublé d’un enseignant remarquable. Il est un libéral au sens large du terme, c’est-à-dire quelqu’un qui adhère aux droits de l’homme et à l’Etat de droit, qui défend la liberté et la justice. Il aime passionnément le débat et la controverse. Il s’intéresse à tout et discute avec tout le monde, collègues comme étudiants, même s’il ne fait pas de concessions car il n’est pas du genre à taire ses préférences et ses désaccords. Qu’un tel homme ait pu être stigmatisé sous la haute accusation de fascisme en dit long sur les dérives du débat public dans ce pays.

Mais le plus inquiétant est que, à l’IEP de Grenoble, où Klaus Kinzler est présent depuis plus d’un quart de siècle, ni ses collègues (sauf rares exceptions), ni la direction de l’établissement, n’ont jugé bon de clamer haut et fort qu’il est un authentique démocrate et un enseignant éminemment respectable. C’est d’ailleurs ce qu’il aurait aimé entendre. Si ces simples mots avaient été prononcés, l’affaire n’aurait probablement pas pris de telles proportions car Klaus n’aurait pas eu besoin d’utiliser les médias pour défendre son honneur. A-t-il tenu des propos diffamatoires ? Il faut reconnaître que Klaus n’est ni un communiquant, ni un tacticien : c’est quelqu’un de spontané qui ne fait pas dans la demi-mesure. Il utilise parfois des expressions fortes, des formules chocs, qui peuvent être jugées excessives, mais qui ont le mérite de dire franchement les choses. A-t-il eu tort sur le fond ? Ce n’est pas évident. Par exemple, lorsqu’il accuse les chercheurs de confondre la recherche et le militantisme, il se trouve que cette confusion est revendiquée par certains collègues qui assument de mettre leurs recherches au service d’un projet politique. De même, lorsqu’il présente l’IEP comme un « Institut d’éducation politique, voire de rééducation politique », il s’agit évidemment d’une formule excessive mais qui n’est pas pour autant dénuée de toute réalité : depuis plusieurs années, l’IEP comme du reste beaucoup d’établissements universitaires, se flatte de promouvoir certaines valeurs idéologiques, de façonner la conscience des étudiants. On parle par exemple d’un « IEP inclusif », ce qui est un comble pour une institution qui sélectionne drastiquement ses étudiants et qui ne compte pratiquement aucun étudiant de droite. On martèle aussi auprès des étudiants qu’il faut lutter contre toutes les formes de discriminations, en omettant au passage de les inviter à questionner lesdites discriminations. De ce fait, le débat critique a tendance à passer au second plan : les étudiants sont simplement censés intérioriser des normes morales dont ils doivent faire des automatismes, ni plus ni moins. La théorie du genre devient quasiment la doctrine officielle, et l’écriture inclusive est la règle. La dénonciation des « violences sexuelles et sexistes » assimile tous les garçons à des monstres dont il faudrait quasiment se débarrasser. L’an dernier, certains collègues se sont réjouis de voir que l’IEP avait recruté 80% de filles. Rappelons enfin que, si la crise a éclaté en mars dernier, c’est en grande partie parce que Klaus Kinzler s’est opposé à l’utilisation du terme « islamophobie » dans l’intitulé de la Semaine pour l’égalité. Cette série de conférences et d’ateliers (où la présence des étudiants est obligatoire) est déjà en soi problématique car la mesure où elle relève davantage d’une entreprise de propagande que d’un authentique travail universitaire. Mais surtout personne ne s’est vraiment ému de voir que, quelques semaines seulement après l’assassinat de Samuel Paty, la priorité soit de dénoncer l’islamophobie plutôt que l’islamisme.

En suspendant Klaus Kinzler, avez-vous le sentiment que l’établissement cherche à se voiler la face plutôt que de regarder la réalité en face ? Quelle est la gravité de ce qui se passe à Grenoble ? Que risquent d’être les conséquences de long terme pour l’IEP ?

La directrice de l’IEP a opté pour une stratégie discutable et risquée. Sa priorité a été de sortir l’IEP de l’arène médiatique, ce qui l’a conduit à interdire de s’exprimer dans les médias. Or, une telle injonction n’a guère de sens dans une affaire comme celle-ci, qui appelle au contraire à une large publicisation dans la mesure où on a affaire à un problème d’intérêt public. Pour le dire autrement, ce n’est pas seulement l’IEP de Grenoble en tant qu’institution qui est concerné car il s’agit bien d’un débat plus général sur les dérives idéologiques d’une partie de l’enseignement supérieur. Interdire à Klaus Kinzler de s’exprimer sur la situation de l’IEP, c’était donc vouloir l’empêcher d’exposer des arguments importants qui intéressent tout le monde ; c’était aussi, plus prosaïquement, lui interdire de se défendre contre les graves accusations portées contre lui. Le problème est que la directrice s’est figée dans cette ligne de conduite. Elle s’est enfermée dans cette stratégie sans doute parce qu’elle a pensé qu’il s’agissait de la meilleure manière de préserver l’institution, et sans doute aussi parce qu’elle a été contrainte de composer avec une minorité très politisée d’enseignants et d’étudiants qui pèse énormément dans les instances de direction.

Mais une telle stratégie n’était pas tenable. Elle aurait donc dû en sortir, surtout en sachant qu’elle ne pourrait pas empêcher Klaus Kinzler de parler.

Toujours est-il que, lorsque Klaus Kinzler a repris la parole pour contester la relaxe des étudiants syndiqués, la directrice n’a pas voulu réévaluer sa stratégie et lui a envoyé un courrier pour lui annoncer que, suspendu pour 4 mois, il allait passer devant une commission de discipline. Ce faisant, elle ne pouvait qu’enclencher un conflit de grande ampleur car le sujet est aujourd’hui particulièrement explosif, à la fois dans les médias et dans le champ politique.

De plus, ce qui a contribué à mettre le feu aux poudres est que la directrice a refusé de faire appel de la relaxe des étudiants. On aboutit donc à une situation parfaitement ubuesque : d’un côté, les étudiants qui ont provoqué la crise sont totalement blanchis, comme d’ailleurs les autres acteurs de cette affaire, et de l’autre la principale victime va devoir rendre des comptes et sera probablement sanctionnée. Une telle issue est parfaitement inacceptable. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé à la directrice d’être à mon tour convoqué par la commission de discipline en me déclarant solidaire des déclarations de mon collègue Klaus Kinzler.

Craignez-vous que ce qui se passe à l’IEP de Grenoble se répande dans d’autres universités ? Est-ce déjà le cas ? 

Sans vouloir être trop pessimiste, c’est effectivement déjà un peu le cas. Il suffit d’aller lire la documentation que s’efforce de rassembler l’Observatoire du décolonialisme pour comprendre que le problème est général. L’IEP de Grenoble compte probablement parmi les pointes les plus avancées, mais il n’épuise malheureusement pas le problème, comme le montre la présence désormais massive de l’écriture inclusive dans toutes les universités. On peut d’ailleurs relever que c’est le conseil de discipline de l’université de Clermont-Ferrand qui a décidé de relaxer tous les étudiants grenoblois, adoptant ainsi une position qui se situe aux antipodes des conclusions tirées par l’Inspection générale après une enquête approfondie sur la situation à l’IEP.

En fait, tout indique que nous sommes face à une vague très puissante, avec un retour massif des idéologies, ce qui est très surprenant à une époque où on annonçait plutôt la victoire du pragmatisme et de la raison.

Face à cela, on est alors tenté d’émettre deux souhaits. Le premier concerne les explications qu’il est possible d’apporter à ce phénomène de montée des nouvelles idéologies. C’est ici que les universitaires auraient une carte à jouer. Comment expliquer le succès de l’écriture inclusive et des théories décoloniales ? Pourquoi des expressions aussi contestables, et même dangereuses, que « racisme systémique » ou « islamophobie d’Etat » sont-elles avalisées et promues par des gens cultivés et diplômés ? On manque de grilles d’interprétation. Ce manque est la conséquence des lacunes et des défaillances du monde universitaire actuel. Les recherches contemporaines sont en effet émiettées, hyper-spécialisées et politiquement orientées ; elles délaissent les grandes questions pour se polariser sur des micro-objets qui n’ont souvent aucun intérêt, sinon celui de conforter les convictions morales des réseaux militants.

Le second souhait est qu’il est sans doute temps d’engager une réflexion sur l’avenir de l’enseignement supérieur, notamment sur la place des sciences sociales et politiques. Celles-ci ont émergé sous la IIIème République avec la création de l’Ecole libre des sciences politiques et l’apparition de l’Ecole française de sociologie. Le but était alors de relever le pays, de consolider la nation et l’Etat. Aujourd’hui, on est très loin de cet objectif, c’est même tout le contraire. Les sciences sociales n’ont certes pas totalement démérité et elles continuent évidemment de produire de très belles choses. Mais les belles réussites ne doivent pas cacher l’ampleur des dérives et des dysfonctionnements. Il est donc nécessaire de relancer des questions essentielles : quel est le rôle des sciences sociales ? Quelle doit être leur contribution à la formation des élites et des cadres de ce pays ? Comment éviter les dérives militantes et idéologiques tout en préservant la liberté des enseignants-chercheurs ? Ce sont des questions majeures qui mériteraient d’être abordées dans le cadre de la campagne pour l’élection présidentielle.

Vincent Tournier

Vincent Tournier