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Tu es Vincent Tournier

par Marie Comparet, ancienne étudiante, Université Sorbonne-Nouvelle

« Tu es Joseph K., dit l’abbé, et il leva le bras dans une direction imprécise.
Oui », dit K. en songeant avec quelle franchise il prononçait autrefois son nom.
Depuis quelques temps, il lui en coûtait de le prononcer ; et maintenant, des gens qu’il rencontrait pour la première fois connaissaient son nom.
Qu’il était beau de n’être connu qu’une fois qu’on s’était présenté !
« Tu es accusé, dit l’abbé d’une voix extrêmement basse.
Oui, dit K., on m’en a avisé. »
Le Procès, 1925, Kafka

Ce jour-là, ponctuel, Vincent Tournier, l’expression aimable, dissimule non sans mal un air inquiet. Il est discrètement suivi d’un homme en tee-shirt rose pâle. L’entrée du local se trouve au fond de la bibliothèque, rayon littérature policière. Une fois la porte close, j’imagine un instant notre homme au tee-shirt rose patienter sur le fond noir de ces rayonnages de polars… À l’intérieur de la pièce l’enseignant, lui, se trouve cerné de grandes piles de livres empruntés, placés là en quarantaine par jour de rendu…

Dans sa seule réponse à une interview télé, Vincent Tournier a évoqué Le Procès. Un matin, un simple fonctionnaire, Joseph K., se réveille mis en accusation pour une raison dont on lui refuse le motif. Ainsi, deux mois plus tôt, en février 2021, un de ses élèves vient trouver T. pour l’informer qu’il ferait l’objet d’une étrange procédure sur Facebook. Il remercie son étudiant mais n’y prête pas une attention immédiate. Le surlendemain c’est un mail « assez étrange » de son directeur des études qui lui assure son soutien en dans des termes qui laissent entendre que T. serait parfaitement informé de sa mise en accusation, or il n’en est rien. Puis un collègue prend contact avec lui pour l’informer officieusement : il a été mis à l’ordre du jour du Conseil des Études la suppression de l’un de ses cours, Islam et musulmans dans la France contemporaine. Le conseil doit se tenir le lendemain. T. n’y siège pas. Il se rend sur la page Facebook du syndicat étudiant à l’origine de la demande et découvre un « appel à signalement », sous l’allégation d’un contexte islamophobe à Sciences Po Grenoble, pour encourager quiconque aurait suivi son cours à témoigner sur d’éventuels propos discriminants. L’enseignant est révolté.

Les gardiens qui procèdent à l’arrestation de Joseph K. lui expliquent : aucune erreur possible, la procédure émane d’une autorité naturellement « attirée par la faute ». La faute ? « On est dans une logique à l’opposé de l‘état de droit : on accuse d’abord, on demande la suppression et après on cherche des preuves ». Mais, à l’image de Joseph K., l’enseignement semble tout simplement coupable d’exister. Créé en 2014, ce cours dresse dans un premier temps le tableau d’une sociologie politique des musulmans aujourd’hui en France, pour ensuite aborder les débats de société autour de l’Islam : le positionnement des intellectuels sur les grands clivages, celui de la société civile… « Donc effectivement je l’aborde d’un point de vue critique. Il a comme une logique de désacralisation : je pense que c’est ça qui relève presque du blasphème. »

La censure du cours échoue, alors quelques jours plus tard, on a placardé le visage de Vincent Tournier, son nom peint en grandes lettres sur des affiches au côté de celui d’un autre collègue, professeur d’allemand, à l’entrée de son établissement : « Des fascistes dans nos amphis ! », « Kinzler et Tournier démission », « L’islamophobie tue », pêle-mêle s’affichent également : « #SciencesPorcs » « Balance ton IEP », « Elite honte de la nation ». Les photos se retrouvent sur Twitter grâce à l’UNEF. Les collages sont enlevés à 8h25. L’UNEF salue les « colleureuses » de Grenoble et réécrit consciencieusement les noms des enseignants dans son message. Depuis, T. et K. sont sous protection.

Le mouvement des collages est né avec le décompte des « féminicides » et le nom de chacune de ces femmes, il y a deux ans. Aujourd’hui, quel que soit l’auteur, c’est un outil qui a servi à mettre en jeu des vies. Parceque nous connaissons ce visuel, avant même de savoir quelles lettres s’afficheront sur ces feuilles, on sait déjà qu’elles seront percutantes. Il y a fort à parier qu’elles annonceront la violence d’un crime lâche et abject. Voilà ce sur quoi capitalisent les colleuses (mouvement, selon les règles de l’art, en non mixité) ou l’UNEF (c’est selon…) : le meurtre de cent-quarante-six femmes en 2019 et quatre-vingt-dix l’an passé. Des tweets d’un autre genre : anonymes, en pleine rue, que tout un chacun va lire et poster… Le mur est un écran sur lequel s’affichent des lettres avec une charte graphique bien codifiée. Facebook ou Twitter matérialisés. Le parquet de Grenoble ouvre une enquête : « Il y a un vrai danger à ce que ces professeurs soient menacés et subissent des conséquences sous cette exposition-là ». La menace est réelle, mais laquelle ? Elle, reste sans nom.

« C’est un sujet qui est tellement sensible que même la réalité ne peut pas être dite. » raconte T. Pourtant ce cours, il y est viscéralement attaché : « Parce que je suis persuadé que c’est une question qui prend une importance majeure aujourd’hui, c’est à dire que ça bouleverse tout : tous les clivages sont recomposés, tout vole en éclats ! On a aujourd’hui une gauche qui est en train de mépriser la laïcité ! On a des basculements comme ça qui s’opèrent, et puis il y a des enjeux majeurs derrière tout ça: quel est la place du religieux dans une société comme la France ? C’est essentiel, vital presque ! Donc je considère que mon devoir c’est de parler aux étudiants, de leur dire : attention, acceptez au moins de prendre en compte cette diversité d’opinions. Vous en faites ce que vous voulez, mais sachez que l’on a droit d’être critiques sur la religion, ce n’est pas absurde. Parce que mon problème est là : on n’a pas le droit de critiquer les minorités, par définition elles sont sacrées, c’est tabou. » Sa crainte : « en arriver à une telle sur-interprétation de ce qui est dit, puisque la grille de lecture raciale ou sexiste va devenir écrasante, que la moindre parole est susceptible de déclencher une émeute. »

Duras, et avec elle Antelme, Sartre, Aragon… ils ont voulu croire, comme tant d’autres intellectuels français. L’enthousiasme n’était pas mièvre et la critique, quelque peu malvenue : « tout anti-communiste est un chien »…Sartre. Fascinés par une légende, ils ont tous adulé une des pires dictatures que l’histoire ait connues. En 1966, quand Mao lance sa grande révolution culturelle, sa première arme est une ancienne pratique populaire en Chine : le dazibao, « publication à grands caractères ». Un citoyen s’exprime sur une affiche qu’il placarde pour être lue en public. Le sujet est politique ou moral. La jeunesse des campus s’en empare. Les dazibaos recouvrent par millions les murs des universités, transformés en forums. Mais le populaire ne doit pas se confondre avec démocratique. Leur intention : la propagande et la délation en masse, avec pour premières cibles, leurs enseignants.

« Suicides ». Le mot. Les sigles. 200 professeurs, à Pékin seulement, cet étélà… Pour se faire bien voir du parti, les étudiants se sont fait censeurs, inventant leur propre « critique textuelle » qui se résume ainsi : le présumé coupable aurait « agité le drapeau rouge pour s’opposer au drapeau rouge » 1

Le plus innocent des écrits est nécessairement à double entente, la moindre métaphore devient une pièce à conviction accablante. Ces enseignants n’avaient aucune chance de défense. Un collègue historien, aujourd’hui à la retraite, a mis T sur cette piste. « Cette référence m’a parue assez lumineuse. J’ai le sentiment depuis quelques années, de retrouver une ambiance de Guerre froide. C’est à dire , vous avez un mouvement, que j’ai envie de qualifier de totalitaire, l’islamisme (je parle bien de l’islamisme, pas de l’islam) et, de fait, la critique est interdite. Le communisme était forcément l’idéologie progressiste, l’avenir, l’émancipation de l’humanité, tous ceux qui ont osé émettre des critiques, devaient être liquidés. » Plus tard, en 1984, Marguerite Duras aura ces mots dans L’Amant : « Collaborateurs, les Fernandez. Et moi, deux ans après la guerre, membre du P.C.F. L’équivalence est absolue, définitive. »

Alors mi-mars paraît dans Le Monde une tribune signée par vingt-sept collègues de l’IEPG 2, sur soixante-dix. Le Procès se termine par une mise à mort à l’arme blanche. Dans son histoire, Vincent T., lui, parle d’un coup de couteau dans le dos. Là encore une même censure : les exclure. T. et K. ont répondu 3. Mais eux seuls. Car si T. s’estime heureux d’avoir encore tous ses élèves à ses cours, presque aucun d’entre eux ne s’est fait entendre publiquement. Les soutiens se manifestent en privé, et entre collègues il faut également rester discrets, voire dans le plus strict secret.

Affichages sauvages, soutiens sans noms : même combat. C’est laisser les choses se dérouler selon la procédure de ces « gardiens du dogme », comme les nomme T. Alors quelque chose se joue qui n’a plus du tout à voir avec la dignité de ces enseignants mais avec la nôtre. Kafka, dans toute son œuvre, n’aura eu de cesse de nous interroger en tant que lecteur, de nous inviter à nous affirmer face au récit et choisir qui nous voulons devenir. Mais attention la passivité, le retrait, la non-action sont des choix. Au centre de cette histoire, T. a pensé au Procès, en tant que témoin, je pense à La colonie pénitentiaire. Il y a six ans nous brandissions des affiches « Je suis Charlie ». Il a six mois on a assassiné un professeur pour avoir enseigné la liberté d’expression, à contre-courant de l’islam politique, parce qu’il y avait eu un appel, un signalement sur les réseaux sociaux, un dazibao. Aujourd’hui, on placarde à bon entendeur : « Tu es Vincent Tournier ». Mais alors, qui sommes-nous ?

Photographie de Marc Riboud, 1978. “The Chinese Century: A Photographic History of the Last Hundred Years,” Jonathan D. Spence and Annping Chin, eds. Random House, New York, 1996, p.216.

Vincent Tournier

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