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Une note de bas de page

[par Nathalie Heinich]

Dans son livre Le Savoir en danger. Menaces sur la liberté académique, récemment paru aux PUF, le juriste Olivier Beaud propose p. 290, en note de bas de page, une étrange présentation de l’affaire de l’IEP de Grenoble. La voici :

« On sait hélas aussi qu’une dissension interne au sein d’un établissement d’enseignement supérieur, comme celle qui a eu lieu à l’IEP de Grenoble (février 2011), peut aboutir à des menaces sur Internet qui visent les représentants des deux camps, laïcs durs, et leurs adversaires retenant le concept d’islamophobie comme pertinent en sciences sociales. »

Sous l’apparence d’un compte rendu factuel, voilà une interprétation pour le moins problématique, car elle repose sur une double manipulation rhétorique, et sur une omission. 

La première manipulation consiste à renvoyer dos à dos, comme si les positions étaient symétriques, « les représentants des deux camps », alors qu’on a affaire à une bataille opposant, d’une part, des attaquants (les étudiants-militants qui ont accusé les enseignants Klaus Kinzler et Vincent Tournier d’islamophobie) et, d’autre part, les victimes de ces attaques publiques visant des propos tenus dans des discussions internes à l’université. Faire comme si les uns et les autres se querellaient à parité comme des enfants qui se chamaillent, n’est-ce pas là une conception bien particulière de la justice ?

La seconde manipulation consiste à présenter les attaqués comme s’ils étaient, eux, les radicaux (« laïcs durs »), et les attaquants comme de doux penseurs uniquement préoccupés de rectitude épistémologique (« retenant le concept d’islamophobie comme pertinent en sciences sociales »). Il faut s’être tenu à l’écart de tous les débats qui courent sur ce thème depuis au moins deux ans pour ignorer – ou feindre d’ignorer – que le « concept » d’islamophobie est le cheval de Troie de ceux qui tentent de disqualifier toute critique de l’islamisme, dans les pas des Frères musulmans qui ont inventé là un outil tactique remarquablement efficace. Le but est-il donc de donner un blanc-seing à l’islamogauchisme ?

L’omission, enfin : elle consiste à ne parler que des menaces sur Internet, et pas des affichages publics devant l’IEP accusant nos collègues d’islamophobie, peu de temps après l’assassinat de Samuel Paty pour le même motif. Cet affichage mortifère, qui faisait peser un risque grave sur les deux enseignants, a été condamné à juste titre par la mission d’inspection, mais Olivier Beaud fait comme s’il n’avait pas existé. N’est-ce pas ce qu’on nomme un mensonge par omission ?

Deux manipulations, un mensonge : voilà qui fait beaucoup en quatre lignes.

On aurait préféré que notre collègue soit un peu plus exigeant quant à la véracité des informations fournies dans le reste de l’ouvrage (ce qui lui aurait évité d’écrire p. 154, à propos du « Manifeste des 100 », qu’il est « désormais le ʺManifeste des 90ʺ, certains signataires ayant retiré leur signature » – alors que « Manifeste des 90 » est simplement le titre initialement donné au site abritant le manifeste avant que de nombreuses signatures s’ajoutent aux cent premières), et un peu plus attentif à ne pas se contredire lui-même, comme il le fait entre les pages 293 et 296 : dans un cas l’expression par l’enseignant d’une opinion personnelle dans le cadre d’un cours est licite, dans l’autre elle ne l’est pas, ce qui donne cette configuration cocasse où, selon Beaud, un juriste homme parisien aurait le droit de donner son opinion négative sur l’homosexualité, tandis qu’une juriste femme en province n’aurait pas le droit de donner la sienne sur la religion… 

Pris en flagrant délit d’erreur de droit dans une émission de France Culture où il présentait son livre et où il prétendit au mépris des textes qu’un PRAG n’est pas concerné par la liberté académique, Olivier Beaud tente de se rattraper en affirmant, dans une tribune au Monde le 4 janvier 2022, que « la liberté académique n’est nullement en cause dans l’affaire de l’IEP de Grenoble ». Étrangement, qu’un enseignant soit menacé par des étudiants pour des propos tenus dans le cadre de ses fonctions ne semble pas lui paraître relever de ces « menaces sur la liberté académique » qui font l’objet de son livre. Mais faut-il s’étonner de cette incohérence après une telle note de bas de page ?

Nathalie Heinich

Nathalie Heinich

Chercheuse, sociologue