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La gauche, la droite, l’islamisme et l’antisionisme : entretien avec Georges-Elia Sarfati (1)

par Yana Grinshpun

Nous publions ici un long entretien avec Georges-Elia Sarfati consacré à la discussion de la nature de l’antisionisme omniprésent dans notre société. Georges-Elia Sarfati est un philosophe, linguiste  et psychanalyste, auteur de nombreux ouvrages dans les domaines de l’analyse du discours, de l’éthique, de la pensée juive, de la critique sociale. Il est également traducteur de Viktor Frankl et fondateur de l’EFRATE (École Française d’Analyse et de thérapies existentielles). Georges-Elia Sarfati est l’un des rares intellectuels français, ensemble avec Léon Poliakov, Pierre-André Taguieff et Shmuel Trigano à analyser les ressorts culturels, théologiques, historiques et politiques de ce qu’on appelle le « nouvel antisémitisme ». En tant que spécialiste du discours, Sarfati s’est très tôt intéressé à l’expression contemporaine de la judéophobie. Pour lui, l’antisémitisme se nourrit surtout de son enracinement dans l’histoire des mentalités et des discours et forme une sorte de sous-culture qui accompagne depuis quelques décennies le pseudo-progressisme se réclamant de la pensée post-moderne. Georges-Elia Sarfati est l’auteur de l’ouvrage consacré à la rhétorique antisioniste, LAntisionisme. Israël Palestine : aux miroirs d’Occident, et de très nombreux articles sur la perception des Juifs dans l’espace occidentale. Le philosophe explique que l’essentiel de la rhétorique de la propagande qu’elle soit « totalitaire » ou « publicitaire », repose sur l’inversion des valeurs, l’inculcation des mensonges historiques et l’élaboration des mécanismes psycho-affectifs chez les cibles du discours idéologiques anti-juif.

Dans cet entretien, il propose de revenir sur les jalons historiques et conceptuels essentiels qui ont structuré la nouvelle forme de l’antisémitisme appelé « antisionisme », brandi par une partie des membres de l’intelligentsia comme son « droit sacré à la liberté d’opinion et d’expression ». Cet entretien montre implacablement que le roi est toujours antisémite sous la robe antisioniste, même s’il prétend être démocrate et progressiste.

L’entretien sera publié en trois parties.

Ire partie

Y.G : En 2016, J. Julliard écrivait « Chaque fois que la France est menacée dans son existence et dans ses raisons d’être, il se forme dans ses marges un parti collabo. D’ordinaire, ce parti est d’extrême droite et se confond avec la réaction. Aujourd’hui, il est d’extrême gauche ».  Est-ce que vous êtes d’accord avec ce pronostique ?

GES : Sans doute, cette remarque de J. Julliard vaut-elle pour notre époque – disons qu’elle s’avère pertinente pour les années 2000-2020 ; pour autant, il me paraît risqué de soutenir que d’ « ordinaire », le « parti collabo » était d’ « extrême droite », dans la mesure où ladite extrême droite, si l’on pense à la période 39-45, se nourrissait de très nombreux transfuges de gauche, comme l’a démontré l’historien Simon Epstein dans Un paradoxe français. Pour ce qui est de la droite nationaliste, elle a su voir dans les Juifs des patriotes loyaux, je pense au Barrès des Familles spirituelles de la France, ou à l’engagement de son propre fils dans les rangs de la France libre. Le paradoxe dont rend compte S. Epstein c’est que les antisémites de l’Affaire Dreyfus ont été gaullistes et résistants pendant la Seconde Guerre, tandis que les partis de la collaboration se sont en grande partie recrutés parmi les dreyfusards et la gauche historique. Quant à la gauche demeurée à gauche, après la Seconde Guerre mondiale, elle n’avait pas grand-chose à envier à l’extrême droite sur le chapitre de l’antisémitisme, si l’on considère l’Union soviétique et ses satellites.

YG : Depuis le début des années 2000, l’année de la deuxième Intifada, on observe une montée d’antisémitisme décomplexé qui n’a pas de précédent depuis la deuxième guerre mondiale. Cet antisémitisme est corrélatif à l’antisionisme affiché de l’extrême gauche pour qui l’existence de l’État d’Israël constitue une offense suprême. Ce qui est aussi le cas pour les islamistes qui prônent ouvertement sa destruction. Depuis quand date la rencontre de deux idéologies haineuses ?

GES : Il existe en effet une convergence significative entre l’islamisme et le gauchisme qui trouvent un véritable point d’entente sur le sujet de l’antisionisme. Cela paraît absurde, antinomique, et fondé sur un malentendu, puisque ce sont en principe des ennemis que doctrinalement tout oppose. Mais ils ont en commun la volonté d’en découdre avec la civilisation européenne, et communient aujourd’hui dans l’idéologie décoloniale. Leurs motivations initiales diffèrent du tout au tout : l’extrême gauche est antijuive par tradition voltairienne et marxiste, l’islamisme est antisioniste, en raison de la théologie politique de l’islam qui ne souffre pas de souveraineté non-musulmane sur le « dar al-islam ». L’extrême gauche est anticléricale et s’imagine que l’identité juive est « religieuse », tandis que l’islamisme reconduit le vieux débat de la théologie de la substitution en se proclament seule détenteur de la « vraie » révélation. Néanmoins la rencontre de ces deux souches allergiques aux Juifs pour ce qu’ils représentent, n’est somme toute pas récente. L’histoire de cette convergence, du point de vue des matrices doctrinales, remonte aux années 20 du XX siècle . C’est une partie d’échecs : il fallait mettre en échec la possibilité d’un sentiment de sympathie pour un Israël souverain. Aussi, je serai réservé à l’idée de mêler les sentiments à tout cela. Parler d’idéologie haineuse porte à psychologiser les affaires politiques. Or en politique, il n’entre que des calculs, et des intérêts bien compris. Au niveau des élites politiques, en tout cas. Le reste en effet sera une affaire de sentiment où les propagandes prennent le relais pour forger une opinion passionnée ainsi qu’un sens commun sur mesure.

Y.G : Raymond Aron appelle la période qui a suivi la fameuse allocution de de Gaulle après la victoire dans la guerre de 6 jours (1967), où il parle des juifs comme « d’un peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur », l’ère de soupçon. Or, depuis quelques années, on entend lors des manifestations « anti-racistes » : « Mort aux Juifs », on entend aussi des appels à la haine d’Israël sur les réseaux sociaux, des discours antisémites assumés du PIR et de la gauche radicale (je pense à la fameuse phrase de Mélanchon sur la crucifixion de Jésus) 1. Comment expliquer cette disparition de limites  et cette prolifération des discours antijuifs ?

GES : Comme vous le rappelez en évoquant les mots de Raymond Aron, le discours gaullien de 1967 marque un tournant dans les relations franco-israéliennes, le début d’un véritable renversement d’alliance. Les jeunes générations n’ont pas la moindre idée de la bonne entente qui régnait entre Paris et Jérusalem avant la Guerre des Six Jours. Ce renversement d’alliance a été largement expliqué par la situation géopolitique de la France par rapport au monde arabe : le Maghreb où elle a été longtemps présente, ainsi que le Proche- Orient. Cet intérêt proprement français, lié à la position de la France, avait déjà été affirmé, aussi bien par François 1er que Napoléon III. François Ier a fondé le Collège de France, introduisant la connaissance de l’arabe, dans un contexte de rivalité avec le monde ottoman. Napoléon III rêvait de faire jouer à la France un rôle de premier plan dans le monde arabo-musulman. Aujourd’hui, l’existence de l’État d’Israël change la donne. Corrélativement, l’existence d’une immigration musulmane souvent peu éduquée, véhiculant le mépris du Juif (al yahoud), voilà qui fait subir une formidable involution à la mentalité issue de l’esprit des Lumières, quoique les Lumières soient elles-mêmes très divisées sur le chapitre de l’égale dignité de tous les hommes. Que de larges fractions de l’opinion soient désormais affectées par le prurit de l’antisémitisme n’a rien de surprenant, cela est le résultat d’une volonté politique, savamment distillée. En matière d’opinion, et de politique de l’opinion, il n’y a pas de génération spontanée. Les grands médias ont été chargés de diffuser la doxa antisioniste, depuis la fin des années 60 du XXe siècle, et trois générations de Français ont bu de ce lait. Cette nouvelle modalité de l’antisémitisme a été sciemment inculquée, et rares sont les esprits qui ont passé l’évidence antisioniste au tamis de l’esprit critique. L’expression antisioniste est d’autant plus désinhibée, qu’elle repose sur des motifs pleins de noblesse : l’antisionisme se présente comme un humaniste et un antiracisme. C’est au nom de l’humanisme et de l’antiracisme que l’on se dit antisioniste.

YG : Pourquoi, dans le discours commun, le « sionisme » est-il présenté comme une idéologie criminelle ?

GES : Votre question me donne l’occasion de faire retour sur la genèse de ce phénomène idéologique. Je viens d’éclairer le versant français de cette affaire. Il faut maintenant éclairer le rôle des principaux vecteurs de cette péjoration. À proprement parler, l’antisionisme est une forgerie des propagandes totalitaires. C’est dans la littérature nationale-socialiste que se trouve d’abord le point de mue de l’antisémitisme culturel de la fin du 19è siècle en antisémitisme racial et en antisionisme génocidaire. Cela est exprimé en toutes lettres dans Mein Kampf. Hitler appuie son « raisonnement » sur l’argumentaire des Protocoles des Sages de Sion ; tout en appelant au gazage des Juifs (dès 1924), il fustige le mouvement sioniste, l’accusant de vouloir susciter un État juif qui sera la tête de pont de la conspiration juive mondiale. Comme nous le savons, cette littérature a été traduite en arabe et a trouvé de profonds échos, notamment dans le mouvement national palestinien, à l’époque du Mandat britannique sur la Palestine. C’est dans ce contexte que l’antisémitisme hitlérien entre en symbiose avec l’antijudaïsme des Frères Musulmans. Aujourd’hui la proximité des leaders du mouvement palestinien avec les Frères musulmans, ancêtre de l’OLP de Yasser Arafat, a été mise en exergue par de nombreux historiens, notamment par Cuppers et Mallmann dans leur étude Croissant fertile et croix gammée2. Cette part significative, et toujours vivace, de l’archive judéophobe, ne peut plus être refoulée. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement palestinien, militairement vaincu, comme toute la coalition arabe qui s’était formée contre Israël, tombe dans l’escarcelle de l’Union Soviétique. À partir de ce moment, l’URSS écrit un nouveau chapitre de l’histoire de l’antisionisme. Ce n’est plus la conspiration juive que fustigent les staliniens, mais le sionisme allié de l’impérialisme américain, le sionisme incarnation du capital. Il s’agit d’une variante du même schéma. Léon Poliakov, qui fut mon maître en matière d’analyse des figures de discours de la judéophobie, a été sans doute le premier intellectuel de langue française à souligner cette évolution : De l’antisionisme à l’antisémitisme, ainsi que De Moscou à Beyrouth demeurent des petits chefs-d’oeuvre,  des livres pionniers 3. Poliakov montre aussi la manière dont la propagande stalinienne reprend purement et simplement les caricatures du Sturmer pour « nazifier » Israël. Comble de l’ironie, Poliakov montre aussi comment les services de la propagande communiste ont utilisé les compétences d’anciens nazis. L’antisionisme tel que nous le connaissons, et tel que les « progressistes » acquis à sa cause le pratiquent de nos jours, sort directement des officines du KGB. Le savent-ils ? Connaissent-ils les différentes étapes de cette évolution ? Peut-être que la plupart l’ignorent. Souhaitons-le ! Ils auraient alors le bénéfice du doute, celui que l’on peut accorder à l’ignorance, qui n’est pas forcément une fatalité… À cela, il faut ajouter le rôle de vecteur de l’extrême gauche, notamment française, qui a battu des records de forgerie à partir de 1968. L’échec des révolutions prolétariennes, les désillusions du soviétisme ont entraîné dans ses rangs une radicalisation de la lutte anticapitaliste, et ses représentants ont joué un rôle considérable dans la promotion et la banalisation d’un antisionisme à visage humain, décorrélé de l’antisémitisme, devenu tabou en Europe, après la Shoah. Les Palestiniens en sont venus à occuper la place qu’occupait le prolétariat dans le marxisme classique. C’est de la part de la gauche un phénomène que l’on pourrait qualifier de colonisation des territoires de l’imaginaire politique européen. L’extrême gauche a affiné, si je puis dire, le travail de mise en circulation de ce que j’ai appelé des « équation efficaces », destinées à présenter d’Israël une image répulsive. Ces équations idéologiques définissent une pseudo-logie : « sionisme = nazisme », « sionisme = apartheid », « sionisme= racisme », « sionisme=impérialisme », etc. Lorsque l’on connaît l’histoire, la réversibilité des termes sonne faux, et dénonce ces « équivalences » comme des aberrations, historiques aussi bien que sémantiques. Faut-il rappeler que les Sionismes sont nés en réponse à l’antisémitisme du XIXème siècle: russe, allemand, français, et ottoman?

YG : Qu’en déduisez-vous sur la nature de cet antisionisme, qui se porte si bien aujourd’hui ?

GES : Une compréhension très accessible : lorsque quelqu’un fait profession de foi d’antisionisme, il ne peut s’agir que d’un ignorant, ou d’un crypto-antisémite. D’un ignorant parce que son antisionisme sincère témoigne de sa méconnaissance complète de sa propre histoire, celle de l’Europe – d’Est en Ouest-, et plus grave de son incompréhension foncière de la raison d’être du sionisme, qui fut unanimement conçu par les Juifs qui s’y sont ralliés, comme une issue à l’antisémitisme. De plus, que veut dire « être antisioniste » après la Shoah ? Ces antisionistes au grand cœur, feignent d’oublier qu’il n’y avait plus de place sur terre pour le peuple juif. En somme, qu’est-ce que l’antisionisme propose aux Juifs ? Le retour à la situation d’exil, et d’exposition passive à toutes les formes de la persécution ? À quelle sorte de destin historique l’antisionisme promet-il les Juifs ? Au mieux, à leur disparition en tant que représentants d’une identité singulière, porteur d’un message universel, au pire à leur liquidation physique. L’antisionisme est la nostalgie d’une société où l’on pouvait poursuivre un Juif au cri de Hip ! Hip ! Hip ! (Hieroslima est perdita !/Jérusalem est perdue !), l’humilier et le tuer impunément. Voilà le programme de l’antisionisme. Pour autant, je ne confonds pas l’antisionisme islamo-gauchiste ou génocidaire avec l’asionisme de nombreux Juifs qui font le choix de l’intégration dans les sociétés démocratiques. Ceux-là ont affirmé un choix conséquent, en se détachant à titre individuel du destin collectif d’Israël. Pour moi, ils le font à leurs risques et périls.

YG : La popularisation du terme « islamo-gauchisme » qui désigne la convergence entre certains mouvements de gauche et de l’islam politique permet, pour la première fois depuis des décennies, d’aborder le problème de la désintégration de l’État-Nation à laquelle aspirent les islamistes, les décoloniaux et la gauche radicale. Le sionisme a un statut spécial dans cette constellation. Pourquoi ? Pourquoi n’en parle-t-on pas ou si peu ? Cela semble être le point mort des discussions dans les médias ou entre intellectuels, quand il ne s’agit pas de Pierre- André Taguieff ou de Shmuel Trigano.

GES : Vous avez entièrement raison. Le fait est que l’État d’Israël représente un pôle identitaire affirmé, en tout cas dans les imaginaires collectifs. Et le signifiant « Israël » n’a jamais été compris, il a été combattu, mais pas compris. Le sionisme se trouve dans une situation paradoxale, du fait du caractère anormal ou atypique de l’histoire juive, au regard de la philosophie politique européenne. D’abord, le sionisme est la dernière expression du principe des nationalités, il s’est affirmé pour la première fois, avec un décalage de près d’une génération sur la dynamique d’auto-détermination née du printemps des peuples, en 1848. C’est du reste ainsi que son premier théoricien, Moses Hess, dans Rome et Jérusalem, explicite le titre de son livre en 1862: la dernière question des nationalités. Hess est le premier théoricien du sionisme, en ce sens qu’il renoue avec l’idée du caractère national du peuple juif, idée qui s’est perdue en terre chrétienne. Comment comprendre le sionisme, dans un contexte où l’idée de peuple suppose des critères précis : la base territoriale, la communauté de langue ? Or les Juifs ne sont nulle part chez eux, ils sont dispersés, n’ont plus de langue commune, et sont réduits depuis près de deux millénaires à supporter le carcan symbolique d’une entité théologique, ils sont « le peuple du Livre ». Voilà que sous la pression d’un mouvement antisémite international -pogromes en Russie, statut de dhimmi et violences antijuives dans l’empire ottoman, affaire Dreyfus en France, pétition des 200000 en Allemagne, floraison des ligues et des partis antisémites, etc. – ils entendent reconstituer leur nation. En Allemagne notamment 200000 signataires réclament que les Juifs soient déchus de leurs droits, récemment acquis ; cela se passe plus d’un siècle avant la Shoah, c’est déjà un évènement annonciateur…La dynamique du sionisme est à cet égard constante, depuis Moses Hess, jusqu’à Théodore Herzl, en passant par Léo Pinsker. Il s’agit pour les penseurs sionistes de rendre au peuple juif sa dimension historico-politique, ni plus ni moins. Or ce n’est pas ainsi que l’entendent les nations, habituées, du fait de la polémique théologique contre le judaïsme, à considérer celui-ci comme une « religion ». Récemment, les travaux de Philippe Borgeaud – en particulier son étude : L’histoire des religions4, a bien mis en évidence que cette notion de « religion » ne saurait s’appliquer à quelque culture que ce soit, en dehors du christianisme, parce que celui-ci va faire corps avec la « religion impériale » de Rome, et s’en approprier les formes symboliques, en tant que « religion d’État ». Le Judaïsme est une civilisation, qui a été déracinée par les empires. C’est à cette situation que le sionisme a entendu mettre fin. Le second paradoxe tient au fait que la souveraineté juive s’est surtout affirmée concomitamment à la fin de la Seconde Guerre mondiale, à une époque marquée par le reflux du nationalisme, et bientôt la critique de l’État Nation. Le reflux du nationalisme est forcément assimilé au refus du bellicisme et de la violence doctrinale dont ont fait preuve le national-socialisme et les fascismes. Quant à la critique de l’État-Nation, elle s’est peu à peu déduite de la formation de l’Europe supranationale, dans le contexte de la polarisation Est/Ouest, à l’époque de la guerre froide. Une nouvelle ère culturelle s’est épanouie, fortement favorisée par le développement du post-marxisme et du post-structuralisme, sous le rapport de ce que l’on appelle d’un terme assez vague la philosophie post-moderne. Or cette pensée post-moderne est paradoxalement très marquée par la philosophie de Heidegger, l’artisan de Abbau, la destruction/déconstruction de… l’humanisme européen. À cet égard, les analyses de Jean-Pierre Faye (Le Piège5, mais aussi la Lettre sur Derrida6) et celles de son fils Emmanuel Faye (L’Introduction du nazisme dans la philosophie7) gagnent à être mieux connues. Au-delà du champ philosophique, le principe de la déconstruction a fait souche dans le débat idéologique : l’idéologie décoloniale est une métastase du post-marxisme mâtiné de déconstruction. C’est là que les deux souches virulentes se rejoignent : d’un côté la mauvaise conscience de l’Occident, qui, pour s’exprimer, recycle follement les idées du plus grand penseur nazi du XXè siècle, d’autre part l’idéologie du djihad conquérant, qui révèle le principe historique de l’islam primitif. Ces deux souches culminent dans une posture inlassable de ressentiment, dont Max Scheler a explicité les mécanismes, il y a déjà un siècle 8 Néanmoins, la critique du néo-antisémitisme que représente sciemment l’antisionisme constitue un angle mort du débat public, comme s’il ne s’agissait que d’une « affaire juive ». Or c’est tout le contraire. Par leur complaisance et leur démagogie, les démocraties occidentales ont joué le jeu de la centrale palestinienne, elles l’ont financée, en relayant sa propagande anti-juive, depuis le milieu des années 60. Si des germes d’antisémitisme demeuraient vivaces en Europe, après la Libération, c’est à l’OLP que le monde actuel doit d’avoir été de nouveau submergé par cette vague d’antisémitisme. L’OLP dont j’ai naguère analysé la Charte 9, demeure le vecteur de propagation le plus virulent : elle a pris le relais de l’Église en matière de diffusion universelle de l’enseignement du mépris. Le discours canoniquede l’antisionisme, sa charte internationale, c’est précisément celle de l’OLP. Par ce texte, l’OLP signe sa double filiation : d’abord nazie et stalinienne, mais aussi par sa tonalité tiers-mondiste qui lui a conféré sa « respectabilité », pendant des décennies, auprès des gauches européennes. A la souche totalitaire, l’OLP emprunte explicitement, le schème conspirationniste des Protocoles des Sages de Sion, au tiers-mondisme, l’OLP emprunte l’idéologie anticolonialiste et l’anti-américanisme. La charte du Hamas, plus récente, campe sur les mêmes positions. Voilà comment Y. Arafat, le jeune loup du Mufti, a refait surface, dans les années soixante, sous la guise de l’agnus dei au moment de la création du Fatah. Les anciennes connivences se sont manifestées ouvertement au moment du massacre des athlètes israéliens aux jeux olympiques de Munich : cet attentat avait été rendu possible grâce à la caution logistique d’anciens nazis. De nos jours, dans les manifestations « pro-palestiniennes », les « antisionistes » exhibent de nouveau la croix gammée sur leurs banderoles aux couleurs de la Palestine, ce n’est pas l’expression d’un ‘’dérapage’’, mais la signature d’une authentique filiation…Il y a ensuite la connivence totalement inattendue, mais par un effet de conjoncture, du discours des grands médias et du discours de l’extrême gauche, qui ont servi de relais aux prétentions de l’OLP, en fabriquant un véritable catéchisme – en un mot un vulgate– à destination du grand public : les grands médias, en vertu de l’alignement pro-palestinien des gouvernements successifs, depuis 1967, l’extrême gauche par son action continue sur la société civile, et ses capacités d’entrisme à l’université notamment. Voilà très précisément l’origine de la doxa antisioniste. Ceci tisse une trame très complexe, que l’absence totale de connaissance historique rend difficile à dénouer. D’où l’existence d’un phénomène idéologique globalement très structuré, qui constitue du point de vue cognitif une structure de piège, à laquelle il est presque impossible d’échapper. Lorsque la répétition s’en mêle, cela donne un mécanisme psycho-affectif qui court-circuite la possibilité même de la pensée, et impose au tout venant des conduites-réflexes. Cette doxa crée les conditions d’une véritable inhibition cognitive. L’ensemble de ces paramètres, leur combinatoire historique, liée à des stratégies délibérées, gouvernementales mais aussi militantes – de niveau logique entièrement distinct- contribuent à définir l’espace massif de ce « point mort », de ce que j’appelle l’angle mort du débat public en France, mais pas seulement.



Yana Grinshpuhn

Yana Grinshpuhn

Notes & références

  1. Je ne sais pas si Jésus était sur La Croix, je sais qui l’y a mis, paraît-il, ce sont ses propres compatriotes  (15 juillet BFMTV)

  2. M. Cuppers et K.-M.Malmann (2009), Croissant fertile et croix gammée, éd. Verdier, Paris. Traduit de l’allemand par Barbara Fontaine

  3. Poliakov, L. De l’antisémitisme à l’antisionisme,  (1969), Calmann-Levy, Paris ; De Moscou à Beyrouth. Essai sur la désinformation, 1983), Calmann-Lévy

  4. Ph. Borgeaud, L’histoire des religions, (2013), Paris, Infolio.

  5. Faye, J.P. (1994) Le Piège, Balland, Paris.

  6. Faye, J .P.(2013) Lettre sur Derrida. Combat au-dessus du vide, éd. Germinia, Paris

  7. Faye, E. (2005), L’Introduction du nazisme dans la philosophie, Albin Michel, Paris.

  8. Scheler, M.(1933/1970) L’Homme du ressentiment, Gallimard, Paris.

  9. Sarfati, G. E. (1997), « La charte de l’OLP en instance d’abrogation » in Mot. Les langages du politique, n°50, pp. 23-39.