par Wiktor Stoczkowski
On a vu récemment en France des colloques perturbés par l’intrusion de groupuscules militants, des séminaires boycottés, des invitations annulées, des livres déchirés, ou encore des menaces adressées à des recteurs et des doyens d’universités. Les milieux académiques s’en alarment, y voyant des atteintes inacceptables à leurs libertés. Pourtant, la liberté d’expression académique a toujours été limitée: ce qui change au fil du temps, ce sont les formes et les objets de la censure. Pour mieux saisir les particularités de la conjoncture présente, il est utile de la comparer aux régimes antérieurs de la censure universitaire, observés ici au travers de quelques exemples typiques. Agencés chronologiquement, ces exemples ne constituent pas pour autant une séquence évolutive; ils sont destinés à illustrer des formes différentes de la censure académique, sans chercher à donner une représentation complète du processus historique.
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En septembre de l’année 1749, l’intendant du Jardin du Roi, Georges-Louis Leclerc, futur comte de Buffon, fait paraître les trois premiers volumes de sa monumentale Histoire naturelle. C’est un succès immédiat: des savants ont beau avancer des critiques, dans les salons c’est l’ouvrage qu’il faut avoir lu. Les thèses sont audacieuses: un libelle anonyme n’a pas tort d’affirmer que Buffon contredit l’histoire de Moïse, ruine la religion et chasse Dieu de l’histoire naturelle1. La censure institutionnelle doit veiller à ce que ce genre d’idées ne soit pas diffusé. Il y a d’abord la censure royale, assurée par la direction de la Librairie, chargée d’octroyer les permissions pour toutes les impressions réalisées en France. À la tête de la Librairie se trouve alors Guillaume-Chrétien de Lamoignon de Malesherbes. Partisan de la liberté de pensée, il s’honorera d’aider personnellement les Encyclopédistes à échapper aux recherches policières que sa fonction l’obligeait d’entreprendre2. Confronté aux polémiques autour de l’Histoire naturelle, il poussera sa sollicitude jusqu’à abandonner l’idée de publier un texte qu’il avait rédigé pour critiquer, en botaniste qu’il était, les idées de Buffon. Connaissant le laxisme de la Librairie royale, la censure ecclésiastique exerce le droit de s’emparer des cas litigieux. Cette censure est confiée à l’Université, en l’occurrence aux Députés et au Syndic de la Faculté de Théologie de Paris. Le 15 janvier 1751, Buffon reçoit d’eux la lettre que voici: «Monsieur, […] l’Histoire naturelle, dont vous êtes auteur, est l’un des ouvrages qui ont été choisis par ordre de la Faculté de Théologie pour être examinés et censurés, comme renfermant des principes et des maximes qui ne sont pas conformes à la religion […]. Nous avons l’honneur d’être avec une parfaite considération, Monsieur, vos très humbles et très obéissants serviteurs»3. Suit la liste des quatorze «propositions répréhensibles». Buffon avait été conscient du risque. Six mois auparavant il s’en inquiétait dans une lettre à l’abbé Le Blanc: «J’espère […] qu’il ne sera pas question de le mettre à l’Index […]. Et en vérité j’ai tout fait pour ne pas mériter les tracasseries théologiques, que je crains beaucoup plus que les critiques des physiciens ou des géomètres»4. Mais le contentieux a été vite réglé, fort courtoisement et à peu de frais. Le 12 mars Buffon a renvoyé sa réponse: «Messieurs, J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, avec les propositions qui ont été extraites de mon livre, et je vous remercie de m’avoir mis à portée de les expliquer d’une manière qui ne laisse aucun doute ni aucune incertitude sur la droiture de mes intentions; & si vous le désirez, Messieurs, je publierai volontiers, dans le premier volume de mon ouvrage qui paraoitra, les explications que j’ai l’honneur de vous envoyer. Je suis avec respect, Messieurs, votre très humble et très obéissant serviteur»5. Buffon donne l’assurance de n’avoir jamais eu l’intention de contredire le texte de l’Écriture et de croire fermement tout ce qui y est rapporté; il déclare abandonner tout ce qui dans ses spéculations sur la formation de la Terre pourrait être contraire à la narration de Moïse6. La Faculté s’est dite parfaitement satisfaite de ces éclaircissements; la promesse de les voir publiés fut accueillie «avec une extrême joie»7.
Buffon a honoré son engagement. Ses explications, ainsi que les lettres échangées avec la Faculté de Théologie, ont en effet été imprimées au début du quatrième volume de l’Histoire naturelle. Cependant, les trois premiers volumes continuaient à circuler sans le moindre obstacle; dans leurs nombreuses rééditions, parues du vivant de Buffon, aucune des idées incriminées par la censure ne fut jamais modifiée. L’exemple illustre bien le caractère policé de la censure académique au milieu du XVIIIe siècle: ses opérations sont confiées à des institutions spécialisées; celles-ci suivent des procédures formalisées et jugent selon des règles explicites dont les auteurs ont connaissance, ce qui leur permet de prendre leurs précautions. Lorsque la censure intervient, elle le fait avec civilité, visant la plupart du temps non pas les personnes, mais des idées. Tout, ou presque, peut être dit, à condition de respecter quelques contraintes et limitations: une dérisoire déclaration de droiture dogmatique efface la faute. Ceux qui ne veulent pas s’y plier, sont libres de faire imprimer leurs écrits licencieux à Londres, à Genève ou à Amsterdam, fausses adresses d’imprimeries situées souvent à Paris. L’essentiel est de ne pas signer de son nom et de ne pas en revendiquer la paternité. En atteste le scandale autour de L’Esprit d’Helvétius, dont l’imprimatur royal fut révoqué. On rapporte que Buffon se montra sévère avec l’ancien fermier général Helvétius dont l’insolence a heurté les usages: il eût mieux valu qu’il signât un nouveau contrat plutôt qu’un nouveau livre, aurait-il dit8.
Ce caractère libéral et souvent inoffensif de la censure, dont les atteintes ne brisent aucune carrière savante, se prolonge sous la Restauration. En 1836, Victor Cousin fit paraître son Cours d’histoire de philosophie professé à la faculté des lettres pendant l’année 18189. Le livre accorde beaucoup d’importance à l’autonomie de la raison humaine, au détriment des vérités de la Révélation. Ce qui pouvait sembler un péché véniel a valu à Cousin l’ire du parti clérical. On le signala à l’attention de la Congrégation de l’Index10 et le livre fut inscrit sur la liste des livres prohibés en 1844, pour y demeurer encore un demi-siècle plus tard11. Pourtant, cela n’a nullement nui à la fortune académique et politique de Cousin: professeur titulaire à la Sorbonne, président du jury de l’agrégation de philosophie, directeur de l’École normale supérieure, commandeur de la Légion d’honneur, conseiller d’État, pair de France, académicien, ministre de l’Instruction publique. Enfin, en 1854, l’ultime pied de nez à l’autorité ecclésiale: Cousin publie une nouvelle mouture du livre interdit par Rome, sous le titre Du vrai, du beau et du bien, sans qu’aucune des thèses délictueuses ne soit rétractée12. Comme au milieu du XVIIIe siècle, la censure n’affecte ni la notoriété des savants ni la diffusion de leurs idées.
La situation change à mesure que le monde universitaire s’institutionnalise et sécrète ses subcultures spécifiques. La seconde moitié du XIXe siècle est l’époque des premiers maîtres à penser qui élaborent leur doxa, s’entourent de disciples admiratifs et cherchent à contrôler autant les programmes d’enseignement que les voies d’accès aux positions académiques. Une nouvelle forme de censure apparaît alors, interne aux institutions universitaires. Elle continue à se présenter comme le rempart de l’ordre étatique et de la cohésion sociale, mais elle exprime souvent les intérêts particuliers des coteries académiques qui sont parvenues à s’emparer des leviers du pouvoir. Les critiques ne manquèrent pas de lui en faire grief.
Ainsi, en 1881, on reprocha à l’état-major de l’école spiritualiste, fondée par Cousin, d’avoir imposé à l’enseignement de philosophie des limites dogmatiques. En classe, le professeur se devait de démontrer la spiritualité de l’âme par les moyens officiellement reconnus, de prouver obligatoirement le libre arbitre, de chercher la substance et de trouver Dieu sur commande, tout cela dans le but de livrer ses élèves au spiritualisme et «aux doctrines brevetées avec garantie du gouvernement»13. En 1884, sur un ton encore plus virulent, Alfred Espinas étendait cette analyse au concours d’agrégation. La même chapelle philosophique gardait le contrôle de l’épreuve. La recette de la réussite consistait à couler sa pensée dans le moule de la métaphysique spiritualiste. Les candidats le savaient et restaient sur leurs gardes en fait de doctrines14. Il était de rigueur de se montrer un bon spiritualiste et de condamner le matérialisme. Le candidat ne pouvait songer sans folie à exposer devant le jury la genèse des idées de Dieu ou de l’immortalité de l’âme conformément aux principes de l’évolution, à réfuter Leibniz et à glorifier Hobbes, Locke ou Hume. Les velléités de dissidence ne manquaient certes pas, mais quand «on a de vingt-trois à vingt-cinq ans, on est un bien mince personnage devant un aréopage qui dispose de votre avenir»15. Le choix était dès lors simple: soit adopter la moyenne des opinions du jury, soit échouer au concours et se condamner ainsi à l’enseignement à perpétuité dans un collège. La capitulation de conscience était l’issue ordinaire de cette confrontation avec la censure universitaire16. Rares étaient ceux qui osaient la défier. L’exemple d’Hippolyte Taine continuait à servir d’avertissement. Ce jeune normalien prometteur, dont tous les professeurs louaient l’instruction, la finesse, la subtilité, la force de travail et la douceur de caractère, était destiné à devenir un savant de premier ordre. Au concours d’agrégation de l’an 1851, Taine montra qu’une qualité essentielle manquait à son excellence: la soumission doctrinale. Oubliant les leçons de circonspection qu’on lui avait données, incapable d’affirmer ce qu’il ne croyait pas vrai, Taine a défendu les propositions hardies de Spinoza en matière de morale. Il «fut refusé, et on lui conseilla charitablement de ne pas persister à viser l’agrégation de philosophie»17.
Les soutenances de thèse étaient un autre point de passage où s’exerçait alors la censure académique. Après l’épreuve de l’agrégation, les candidats qui aspiraient à devenir ce que nous appelons aujourd’hui sociologues ou anthropologues, devaient soutenir leurs thèses devant les jurys dont la composition se distinguait à peine de celle du jury d’agrégation de philosophie: c’étaient des représentants de la même coterie qui y siégeaient. Tout écart par rapport à la doctrine dominante était sanctionné. Cela est arrivé en 1877 à Alfred Espinas, lors de la soutenance de sa thèse sur les sociétés animales18. Son rapporteur Paul Janet lui avait reproché de «mettre en avant et comme sur le pavois les deux noms aussi compromettants que ceux de MM. Auguste Comte et Spencer19». C’est à grand-peine que la thèse a reçu l’autorisation d’imprimer, nécessaire pour la tenue de la soutenance. Émile Durkheim devait connaître des déboires similaires seize ans plus tard, devant un aréopage de spiritualistes où siégeait le même Janet. Sa thèse sur la Division du travail social se plaçait dans le sillage de Comte et de Spencer. Sans se borner à cette hardiesse, Durkheim semblait opter pour un empirisme impudemment matérialiste lorsqu’il déclarait que les faits moraux sont des phénomènes comme les autres et qu’ils doivent être traités d’après la méthode des sciences positives20. Le spiritualisme se crut une fois de plus menacé: «Boutroux, à qui la thèse était dédiée – se souvient un témoin de la soutenance −, ne pouvait accepter sans faire la grimace cette démonstration d’allure déterministe, où l’on sentait renaître quelque chose de l’esprit de Taine. L’ancêtre Paul Janet frappa sur la table et invoqua Dieu»21. Les conséquences de cette transgression seront similaires pour Espinas et Durkheim: l’un comme l’autre croupiront longtemps dans un exil provincial, à l’université de Bordeaux. «On l’écartait des chaires parisiennes», déplorait le neveu de Durkheim, Marcel Mauss22. Avant eux, Taine refusé à l’agrégation s’était vu proposer un poste de suppléant au collège de Toulon: «Pourquoi pas au bagne?», aurait-il répondu en envoyant sa démission au ministre. Mais l’anecdote est probablement apocryphe, car en 1851 les professeurs ne correspondaient pas dans ce style avec leur ministre23.
Devenue plus pesante, la censure universitaire de la seconde moitié du XIXe siècle restait néanmoins empreinte de la plus grande courtoisie. Elle visait certes des idées, mais elle pouvait désormais frapper plus sévèrement ceux qui avaient l’audace de les propager, car les universitaires de l’époque, dépourvus de la fortune personnelle d’un Buffon ou d’un Helvétius, tiraient souvent leur principal revenu d’un salaire versé par l’État. Les sanctions pouvaient réduire les émoluments et ralentir les carrières, sans les briser pour autant: Espinas et Durkheim ont fini par obtenir des chaires prestigieuses à la Sorbonne, Taine a été élu à l’Académie française. Nul n’a vraiment été réduit au silence, et encore moins livré à la vindicte populaire dans la presse. La censure universitaire continuait à être exercée posément, par des corps institutionnels clairement définis. Cependant, fait inédit, cette censure nouvelle refusait de se présenter comme telle: les jurys assuraient que les candidats pouvaient tout dire, à condition de faire preuve d’érudition, d’une certaine distinction, du prestige discret du style et d’une élévation d’âme. La réalité était tout autre: les idées contraires à la doctrine spiritualiste dont Cousin avait défini la charte restaient sanctionnées. Le XIXe siècle est en France l’époque originelle de l’hypocrisie académique: tout en se concevant comme le bastion de la liberté d’expression, l’Université continuait à mettre des bornes à cette liberté, sans vouloir le reconnaître. Le catéchisme à respecter existait toujours, seule sa teneur a changé. La principale différence était que ce catéchisme dogmatique ne voulait plus assumer son nom: il tenait à se faire passer pour l’émanation même de la raison naturelle.
Dans ce parcours à grandes enjambées, il serait utile de s’attarder plus que je ne vais le faire sur la première décennie de l’après-guerre, lorsque le Parti communiste occupait une place importante dans la vie politique française. Beaucoup de jeunes savants et intellectuels se sont alors enrôlés sous la bannière rouge. Le philosophe Jean Desanti, estimant que les nouveaux Galilée s’appelaient Marx, Engels, Lénine et Staline, a donné en 1953 une excellente définition de la liberté de pensée communiste: «Les seuls vraiment libres de tous les intellectuels sont les communistes qui ont fondu leur volonté individuelle dans la volonté du Parti»24. C’est au nom de la liberté ainsi comprise que Desanti couvrait d’éloges la science prolétarienne du camarade Lyssenko, car les vérités du Parti étaient la Vérité. C’est au nom de cette vérité-là que Georges Cogniot − normalien, agrégé de lettres et député − déclarait en 1949 son admiration pour Joseph Staline, «le type achevé du génie scientifique»25. Staline s’est substitué à Moïse, le marxisme scientifique a supplanté l’Écriture sainte, et l’exclusion du Parti est devenue l’équivalent séculier de l’excommunication. On jetait alors l’opprobre non seulement sur certaines idées, mais surtout sur les personnes qui osaient les exprimer. Le fanatisme de ceux qui se croyaient investis de la mission de sauver l’humanité se traduisait par la brutalité de la censure qu’ils tenaient à imposer. Ce n’étaient plus les controverses policées des pairs qui débattaient sans cesser de se respecter: c’était la lutte finale entre le camp du Bien et le camp du Mal. «Un anticommuniste est un chien» − ce seul mot tristement célèbre de Sartre résume le climat de ces années. La liste est longue de petites lâchetés et de grands mensonges dont se sont alors rendus coupables des savants et des philosophes parmi les plus admirés aujourd’hui par une postérité oublieuse du passé. Certains d’entre eux ont poussé l’indécence jusqu’à s’enorgueillir de leur lucidité tardivement recouvrée, comme s’ils estimaient que les erreurs de jeunesse étaient un gage d’infaillibilité de l’âge mûr.
Si cette époque révolue mérite d’être rappelée, c’est dans la mesure où certains usages qu’elle avait fait naître perdurent dans le monde universitaire. Toutefois, la censure universitaire n’existe plus, du moins officiellement. Comment pourrait-elle exister, alors qu’il n’y a plus de dogme unique ni d’institution chargée d’en assurer l’observance? Ce n’est pas que les textes scientifiques échappent à tout contrôle, mais celui-ci est dévolu à des instances spécialisées, comme le Conseil national des universités (CNU), les commissions de spécialistes ou les assemblées de professeurs, qui affirment fonder leurs évaluations sur des critères épistémologiques dont la fonction est de distinguer objectivement entre le novateur et le périmé, le bien-fondé et l’injustifié, le vrai et le faux. Cependant, un dogme diffus s’est formé dans le monde académique français. La sérénité et la lucidité viennent souvent à faire défaut lorsque sont abordés des sujets comme les races humaines, l’immigration, le réchauffement climatique, le genre, l’unification européenne, les inégalités sociales, la répression de la délinquance, et j’en passe. Tous – aussi bien les universitaires que les journalistes et les politiques – nous avons des avis définitifs sur ces questions, même lorsque les compétences techniques nous manquent pour les étayer; nos opinions sont d’ailleurs d’autant plus tranchées que nos connaissances en la matière demeurent modestes. Nous affirmons que l’immigration est un phénomène éternel, inévitable et toujours bénéfique, même lorsque nous méconnaissons les subtilités inouïes des procédures de recensement démographique, ne savons pas définir la notion de solde migratoire et peinons à comprendre la distinction que l’INSEE fait entre l’immigré et le résident étranger. Nous clamons que l’idée des races humaines n’a aucune base biologique, alors que nous ne lisons pas la revue Nature Genetics et ignorons tout des notions comme le polymorphisme mononucléotidique ou l’ADN satellite. Nous sommes persuadés que l’évolution du climat est exclusivement due aux activités humaines et que ses conséquences vont être apocalyptiques, bien que nous n’ayons jamais entendu parler des cycles de Milankovitch, que la différence nous échappe entre le Northgrippien et le Méghalayen, et que nos lumières sur le changement climatique proviennent essentiellement des essais sur l’Anthropocène, rédigés par des philosophes et des sociologues. Tout chercheur qui s’aventure à nuancer le caractère simpliste de telles convictions encourt le risque d’un ostracisme universitaire et d’un lynchage médiatique. Voici deux exemples typiques, retenus parmi beaucoup d’autres, qui datent de la dernière décennie du XXe siècle.
Le 13 juillet 1993, Roger-Pol Droit a lancé dans Le Monde une campagne de presse contre le philosophe, politiste et historien des idées Pierre-André Taguieff, à qui l’on devait à l’époque des ouvrages de référence sur l’histoire du racisme classique et sur l’émergence du néoracisme culturaliste26. Selon le journaliste, la faute de Taguieff était de s’interroger sur les incohérences de l’antiracisme et de mettre en question la valeur du mot racisme que son acception trop large a fini par vider de toute signification. Taguieff s’est vu inculpé d’une complicité avec l’extrême droite, les néo-nazis et les racistes, tout cela sur la foi de deux phrases extraites de ses publications. L’accusation principale était que Taguieff cherchait à comprendre la pensée des intellectuels de la Nouvelle Droite, à décortiquer leurs arguments, à discuter avec eux, au lieu de les «combattre», écrit Roger-Pol Droit27. Comment un universitaire devrait-il combattre les idées qu’il ne partage pas? À suivre Roger-Pol Droit, l’universitaire devrait se contenter de les réprouver, de les passer sous silence, de les censurer28.
Cette attaque menée, ou du moins signée, par un journaliste, fut accompagnée dans le même numéro du Monde d’une tribune paraphée par une quarantaine d’universitaires éminents29. Ce fut un «Appel à la vigilance». Manqueraient de vigilance les chercheurs qui débattent avec ceux qui ne pensent pas comme eux, «par scrupule envers la liberté d’expression»30. Les combattants vigilants de la Vérité ne devraient pas avoir de tels scrupules. Leur mission est de traquer les ennemis du Bien. Dans la France du début des années 1900, le Mal était censé s’incarner non seulement dans les forces de l’extrême droite, mais aussi dans les travaux des intellectuels qui, manquant de prudence, eussent «fait le jeu» du camp réputé néo-nazi. Les Vigilants se faisaient le devoir de dévoiler et de dénoncer les universitaires suspects d’une complaisance envers l’extrême droite, du simple fait qu’ils l’étudiaient et essayaient de la comprendre au lieu de se contenter de la dénoncer. Pierre-André Taguieff fut l’un des premiers à être ainsi livré à la vindicte publique, présumé coupable à cause de sa prétendue proximité avec les forces du Mal: l’opprobre jetée sur lui dans la presse devait peser sur sa réputation pendant plusieurs années.
Mon deuxième exemple porte sur l’analyse démographique de l’immigration en France. En 1999, Hervé Le Bras, directeur d’études à l’INED, a publié un livre destiné au grand public, où il se proposait de montrer que la démographie pratiquée à l’INED était «en passe de devenir en France un moyen d’expression du racisme»31. Selon Le Bras, il existerait un groupe de chercheurs «sous l’emprise d’une sorte de fanatisme démographique», groupe dangereux car agissant masqué, qui banalise les venins droitistes et les fait pénétrer dans l’opinion publique32. L’une des principales responsables de ce vénéfice collectif serait sa collègue de l’INED Michèle Tribalat. Dans un ouvrage publié en 1991, Tribalat et ses collaborateurs ont proposé une innovation importante dans les recherches sur l’immigration étrangère en France33. Jusqu’alors, l’apport de l’immigration à la démographie de la France a été étudié au moyen des notions figées d’étranger (toute personne qui n’a pas la nationalité française) et d’immigré (toute personne qui vit en France sans y être née). Cette approche typologique brouillait la vision diachronique du phénomène migratoire, car un étranger cesse de l’être lorsqu’il acquiert la nationalité française, tandis qu’un nombre considérable de personnes nées à l’étranger, immigrées ex definitio, étaient alors françaises de naissance, comme les rapatriés d’Algérie. Michèle Tribalat et ses collègues ont cherché à saisir l’apport migratoire dans sa dimension dynamique de temps long, en quantifiant la présence en France non seulement de la population des «immigrés», mais aussi de la population «issue de l’immigration » (ou «personnes d’origine étrangère»), à l’échelle de plusieurs générations successives34. Cette approche aboutissait à distinguer les «Français de souche plus ancienne» et les «nouveaux Français»35. La référence aux origines étrangères allait à l’encontre des usages de l’administration française, dont le principe est que l’acquisition de la nationalité française annule les origines ethniques pour fondre tous les citoyens dans une seule et unique communauté nationale. La démarche de Tribalat avait aux yeux de Le Bras le défaut de distinguer deux catégories qui ne devraient avoir aucune réalité légale. Cette distinction lui rappelait l’une des idées de l’idéologie du Front national36. Mais Le Bras la trouvait particulièrement dangereuse non pas parce qu’elle pourrait refléter une idée frontiste, mais parce qu’elle correspondait à la manière dont beaucoup de Français percevaient le phénomène migratoire, refusant aux descendants d’immigrés le statut de Français à part entière37. Michèle Tribalat se serait contentée de flatter l’opinion publique, afin de «justifier la xénophobie en France»38. Hervé Le Bras ne contestait pas l’existence dans la société française des catégories comme «Français de souche» ou «immigrés», définies par la pensée vernaculaire et produisant de réels effets sociaux, politiques et économiques. Il s’insurgeait contre une tentative d’étudier les processus démographiques qui débouchaient sur cette catégorisation. Car cela reviendrait à imposer aux gens une identité, clame Le Bras, alors que chacun devrait pouvoir en adopter une selon ses prédilections39. De surcroît, ce serait rompre un tabou et attenter à un mystère sacré: selon Le Bras, l’appartenance à la nation relève d’un tel mystère, car la naturalisation opère une transmutation de l’essence de chaque être, suffisante pour effacer ses origines40. Michèle Tribalat refusait de se plier à ces considérations d’ordre idéologique et revendiquait le droit du démographe à scruter toute catégorie sociale: une étude démographique capable de jeter une lumière sur la «réalité perçue» par l’opinion publique était pour elle aussi importante que l’étude de la réalité tout court, c’est-à-dire de la réalité perçue par les savants41. Pour Le Bras, au contraire, il est des recherches qui ne sont pas légitimes: «certains domaines, écrit-il, doivent être exclus de l’investigation scientifique»42. Le seul critère de discernement qu’il propose ce sont les conséquences politiques du travail scientifique. Les recherches sur les origines ethniques auraient pu être encouragées à la condition qu’elles eussent visé à introduire, comme aux États-Unis, une discrimination positive43. Mais en France il vaut mieux les prohiber, conclut Le Bras, à cause de «l’usage que des xénophobes pourraient en faire»44. Une limitation de la liberté d’investigation scientifique est donc louable si elle affaiblit le camp du Mal et renforce le camp du Bien.
Michèle Tribalat a eu beau défendre son travail sur le terrain des faits et des méthodes statistiques; c’est en vain qu’elle revendiquait son éloignement du Front national, faisant valoir la publication, l’année précédant l’attaque de Le Bras, d’un livre cosigné avec Pierre-André Taguieff, où les deux auteurs sonnaient la charge contre «la démagogie lepéno-mégrétiste» et ses arguments prétendument scientifiques45. Peine perdue. L’anathème jeté sur la démographe et les rumeurs fielleuses qui l’accompagnaient ont suffi pour l’ostraciser dans son milieu professionnel: dorénavant peu citée par les confrères, elle a fini sa carrière isolée, sans budget, travaillant chez elle.
Cette forme récente de censure universitaire, dont on pourrait aisément multiplier les exemples, innove sur plusieurs points. Premièrement, elle se déploie en dehors de tout cadre juridique explicite. Les idées visées, contrairement aux idées racistes ou xénophobes, ne sont pas proscrites par la loi: on vise les idées dont on prétend qu’elles pourraient être utilisées par les racistes et les xénophobes. Deuxièmement, cette censure n’est plus exercée par des corps institutionnels, comme la Librairie colbertienne, la Faculté de théologie ou les jurys d’agrégation nommés par le ministre. Les attaques viennent des individus qui s’autoproclament justiciers académiques, comme Le Bras, ou des groupes formés ad hoc, tels les «intellectuels vigilants». D’ailleurs, ces groupes éphémères peuvent se former sur l’initiative individuelle: l’offensive contre Taguieff a été orchestrée par l’éditeur Maurice Olender et le journaliste Edwy Plenel46. La cohérence de ces groupes est toute relative. Certains signataires de la tribune dans Le Monde en 1993 ignoraient que Taguieff serait parallèlement pris à parti dans l’article de Roger-Pol Droit, qui allait précéder leur tribune collective: se rendant compte lors d’une réunion de vigilants qu’il n’était question, «sur un mode agressif et obsessionnel», que de Taguieff, Pierre Vidal-Naquet quitta la séance en traitant ses camarades «de délateurs et de staliniens»47. Troisièmement, les médias mobilisés par ces nouveaux censeurs se situent systématiquement en dehors de l’Université: ce sont tantôt des journaux et des hebdomadaires généralistes, tantôt l’édition commerciale où les manuscrits ne sont soumis à aucune évaluation académique. Les coups sont donc portés sur la place publique, face aux lecteurs qui ne connaissent que rarement les travaux incriminés et ne possèdent pas toujours les compétences nécessaires pour évaluer les démonstrations qui s’affrontent. Quatrièmement, les critères de jugement employés restent flous, mêlant sans distinction des arguments empiriques, théoriques, politiques, idéologiques et moraux. On récuse certaines idées non parce qu’elles sont fausses, mais parce qu’elles pourraient apporter de l’eau au moulin du Mal. Par contre, la rhétorique de ces attaques n’est pas nouvelle et s’inscrit dans la tradition des années cinquante. Elle se déploie avec une brutalité affranchie de tout souci de bienséance: l’insulte emboîte le pas à la diffamation et au procès d’intention. Si l’on est loin de l’échange policé entre Buffon et ses censeurs, c’est parce que l’on est passé du registre du débat à celui du combat. Il ne s’agit plus de convaincre un confrère ou de lui faire reconnaître une erreur: il s’agit d’abattre un ennemi. Est dissuasif l’effet de quelques grands lynchages publics, fussent-ils rares. Ils affectent tous les universitaires, mais particulièrement les jeunes, qui attendent de trouver une place dans le système académique de plus en plus compétitif. Aucune entorse à l’orthodoxie du moment ne leur sera pardonnée. Ils apprennent vite à ne pas aborder certains sujets, à ne pas employer certains mots, à ne pas concevoir certaines idées. La pire des censures n’est pas celle qui agit sur nous du dehors, mais celle que nous exerçons insidieusement sur nous-mêmes de l’intérieur. La pensée captive n’est pas exclusivement un produit des grands systèmes totalitaires; elle fleurit également dans les grandes démocraties.
L’élément le plus singulier de ce type de censure universitaire est la doxa dont elle aspire à être le rempart. Son principe premier est la thèse selon laquelle toutes les entités traditionnelles, qui paraissaient naguère jouir d’une solide assise ontologique, ne sont que des constructions sociales, ce qui veut dire qu’elles sont des créations arbitraires des hommes: l’ethnie, la race, la nation, la masculinité et la féminité, le climat, la nature ne seraient jamais indépendants de l’action humaine. Et puisque toutes ces entités passent désormais pour des artefacts humains, les humains sont censés être libres de les déconstruire, afin de les reconstruire à leur aise sans qu’aucune contrainte extérieure ne limite leur désir de réfection méliorative du monde.
Car au cœur de cette doxa gît le problème de la réfection du monde. Et il n’est jamais possible d’esquisser le projet d’une amélioration radicale du monde humain sans distinguer au préalable ses propriétés accidentelles, susceptibles de céder à l’action réformatrice des hommes, d’avec ses propriétés substantielles, à jamais réfractaires à nos velléités de modification. Toute bataille de la réforme sociale débute ainsi sur le terrain de l’ontologie. Le «conservateur» est persuadé que les lois dont le déterminisme commande le monde humain sont aussi immuables que celles de la gravitation: on peut les utiliser, non les modifier ou les abroger. Le «progressiste», au contraire, pense que la réalité est infiniment malléable et que les hommes ne rencontrent jamais d’obstacles insurmontables dans leur désir de plier la réalité à l’idéal qu’ils poursuivent.
Cette doxa, dont le constructivisme social est l’expression, refuse d’accepter que quelque chose puisse être déterminé indépendamment de la société, c’est-à-dire indépendamment de l’homme. Le siècle des Lumières cherchait à découvrir les lois naturelles, pour les substituer aux lois divines et ordonner une société nouvelle en accord avec les enseignements de la nature. La doxa contemporaine récuse le projet des Lumières en affirmant que la réfection du monde devrait emprunter un chemin inverse: la société ayant la faculté de créer librement à la fois la culture et la nature, nous ne devons pas nous résigner à nous soumettre aux contraintes naturelles: nous devrions fabriquer la nature en fonction du projet que nous avons de la société. Le racisme nous choque? Supprimons la notion de race en affirmant que la race, construction sociale, n’existe que dans nos discours. Les conflits sociaux à composante ethnique nous préoccupent? Interdisons d’employer les catégories ethniques dans la recherche et prions pour que les identités ethniques s’effacent par le miracle de la naturalisation. Le sexisme nous offense? Adoptons l’écriture inclusive et «dégenrons» les toilettes en espérant que cette nuisible construction sociale qu’est le genre disparaisse, privée de ses véritables racines culturelles. L’évolution du climat nous inquiète? Contentons-nous de blâmer la civilisation et livrons-nous à une repentance verbale, remplaçant le «progrès» par le «développement durable» dont le miracle devrait préserver l’environnement sans réduire nos appétits de consommation. Ce n’est plus seulement la société qui sera réparée: c’est la nature entière qui sortira renouvelée et purifiée par cette sotériologie discursive que la doxa actuelle promet. Tel est aujourd’hui l’enjeu principal du combat salvateur entre les camps séculiers du Bien et du Mal.
Les universitaires qui se rangent du côté du Bien revendiquent les plus hautes valeurs morales. Ils oublient parfois que, pour le chercheur, c’est la vérité qui devrait être la valeur suprême, suivie aussitôt par la liberté d’exprimer cette vérité48. Mais dans la double quête où les sciences sociales se sont engagées dès leur émergence, aspirant parallèlement à produire un savoir bien fondé sur la société et à améliorer radicalement la société, la connaissance est souvent sacrifiée au nom du fantasme d’une réfection salvatrice du monde humain.
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Cette doxa se trouve au cœur des manifestations récentes de la censure universitaire qui ont récemment défrayé la chronique. Elles sont le fait des franges minoritaires mais actives de la jeunesse estudiantine, parfois alliée à des groupuscules anarchistes, à des organisations communautaristes ou à quelques factions politiques radicales. Elles mènent des actions orchestrées et souvent violentes, destinées autant à intimider les adversaires qu’à acquérir une visibilité médiatique: c’est pourquoi elles s’attaquent à des personnes bénéficiant d’une grande notoriété, comme un ancien président de la République, l’épouse d’un ancien premier ministre ou un académicien très médiatique. Il n’est pas certain que ces attaques prennent toujours pour cible des idées. Ainsi, l’annulation d’une conférence de François Hollande à la faculté de droit de Lille, sous la pression d’un groupe d’étudiants d’extrême gauche, qui ont fini par détruire des livres de l’invité, a visé plutôt la personne de l’ancien président en tant que symbole du monde politique honni par eux, que les idées de quelqu’un qui n’est pas vraiment réputé pour en avoir. Leur but n’est pas tant de censurer leurs victimes, puisqu’ils ne peuvent espérer réduire au silence un François Hollande, une Sylviane Agacinski ou un Alain Finkielkraut. Ils se contentent d’affirmer leur existence par des coups d’éclat, tout en imitant une mode importée des États-Unis, où 190 «campagnes de désinvitation» ont été lancées depuis 2014, dans le but d’empêcher la venue de conférenciers jugés irrecevables à cause des opinions qu’ils prônent.
Quant aux revendications, elles sont hétérogènes, à l’image de la grande diversité idéologique de ces groupuscules. Ils se présentent tous comme les tenants du Bien en lutte contre les forces du Mal. Il y a des anarchistes qui rêvent de détruire tout ordre étatique; il y a des écologistes de l’extrême qui prônent la décroissance et le retour à une vie rustique; il y a des antifas qui imaginent traquer de nouveaux nazis; il y a des fondamentalistes du féminisme qui déclarent la guerre à l’oppression masculine; il y a un parti de «racisés» qui réclame une revanche pour les méfaits du colonialisme; il y a une fédération des Associations noires qui compte faire expier aux Blancs les fautes de l’esclavagisme; il y a une formation politique musulmane qui se propose de lutter contre l’«islamophobie»; il y a des organisations de transgenres qui œuvrent à l’abolition de la distinction de sexes. Ce large spectre des projets témoigne de la communautarisation galopante de la société française. Un dénominateur commun se dégage pourtant, par opposition à la période précédente. Tandis qu’à la fin du XXe siècle la tendance générale était à l’effacement de la diversité ethnique, raciale, religieuse ou sexuelle, au début du XXIe siècle ces identités particulières sont fièrement revendiquées par des minorités de plus en plus combatives et virulentes.
Le phénomène a de quoi inquiéter puisque c’est au nom de ces identités morcelées que l’on avance des revendications incompatibles avec la liberté d’expression académique. Si la censure universitaire de la fin du XXe siècle n’a pas suscité de telles inquiétudes, c’est parce qu’elle émanait de l’intérieur des institutions, portée par des chercheurs éminents. À présent, elle vient de groupes situés aux marges du monde universitaire. Elle est brutale, insolente et ne s’embarrasse pas du soin d’argumenter. Elle ne veut que stigmatiser et exclure. Elle paraît le contraire même de l’ethos universitaire.
Pourtant, cette jeunesse qui aspire à censurer ses aînés, c’est nous qui l’avons formée dans nos écoles et dans nos universités. Ses postures de radicalité, elle ne les a pas acquises par hérédité: elles participent des modèles que les générations précédentes lui ont inculqués. Ses idéologies, elle les a élaborées à partir d’idées glanées dans des travaux de sciences sociales. Cette jeunesse a été élevée dans l’admiration du mythe héroïque de mai 1968, dont la fable tient à occulter la fureur antidémocratique. Qui plus est, ses élans sont soutenus et encouragés par des universitaires vieillissants qui avaient commencé leur parcours dans des organisations d’extrême gauche, alors bercés du rêve de l’«action directe», pour le terminer dans la cohorte des fonctionnaires du CNRS ou de l’université, sans se départir toutefois de leur puérile haine du «système», haine du monde tel qu’il est, au nom d’un monde rêvé tel qu’il devrait être.
Les sciences sociales portent une lourde part de responsabilité dans la fanatisation de cette jeunesse qui se tourne à présent contre elles et contre l’État. En effet, quelle est la vision du monde que les sciences sociales ont transmise à ces jeunes, avec le renfort des médias et de l’institution scolaire? C’est un monde fondé sur des conflits incessants, où les riches exploitent les pauvres, où les dominants écrasent les dominés, où le pouvoir surveille les citoyens, où les forces de l’ordre ne sont qu’un instrument d’oppression et de répression dans la main des puissants. On se souvient de Pierre Bourdieu, dans un film de Pierre Carles, confronté aux récriminations de jeunes descendants d’immigrés maghrébins, qui faisaient état de leurs frustrations: critique reconnu de l’école républicaine, le sociologue ne leur a recommandé ni de s’instruire pour obtenir des diplômes, ni d’apprendre des métiers utiles, ni de s’intégrer dans la société qui est certes imparfaite, mais où chacun devrait chercher sa place. Il a désigné à leur vindicte «ceux qu’il faut combattre», et leur a conseillé de former un «mouvement d’immigrés», pour se révolter, avec méthode et organisation, quitte à employer la violence: «…il faut un mouvement social, disait-il, qui peut brûler les voitures, mais avec un objectif»49. C’est un exemple, un parmi tant d’autres, de l’éloge de la radicalisation violente dont les sciences sociales se sont rendues collectivement responsables, signant ainsi leur démission civique et morale. Dans leur empressement à refaire la société et à réparer les injustices, réelles ou imaginaires, elles ont perdu le sens de la mesure. Portées par la chimère de la réparation du monde défectueux, elles ont rompu contact avec le monde réel.
Le ton prophétique et la contenance du sauveur omniscient sont désormais plus valorisés que l’humilité du chercheur véritable qui consent à reconnaître publiquement les limites de son savoir. La frange fanatisée de la jeunesse, qui déchire aujourd’hui les livres au lieu de les lire, s’est nourrie de nos erreurs. Elle ne fait qu’imiter les postures de notre propre radicalité, les poussant jusqu’à la caricature. Et comme ses maîtres, cette jeunesse méprise la vérité et la liberté d’expression, car elle ne cherche nullement à connaître le monde; elle n’aspire qu’à le révolutionner. C’est le principal message qu’elle a retenu de nos leçons. Mais c’est nous qui avons d’abord trahi notre vocation, lorsque nous avons mis l’engagement au-dessus de la rationalité et la vérité au-dessous de la rectitude idéologique.
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La cohésion de toute société repose sur le socle des idées et des valeurs partagées. Toute société réprouve les idées et les valeurs qui menacent ce socle commun. Il s’agit d’un phénomène normal. Il est toutefois souhaitable que la société donne une forme policée à la censure légitime qu’elle compte exercer. Il est bon que la censure opère dans un cadre juridique précis. Il est bon qu’elle soit confiée à des instances habilitées et encadrées par la loi. Il est bon que la censure agisse conformément à des critères dûment explicités. Il est bon qu’elle soit toujours argumentée, comme tout autre acte juridique. Il est bon qu’elle vise des idées et non pas les personnes. Et il est bon que son action soit empreinte d’une certaine urbanité, car la bienséance, laquelle n’exclut pas une fermeté juste, est d’autant plus précieuse qu’elle est observée non seulement avec les alliés, mais également avec les adversaires.
Les formes récentes de censure sont préoccupantes non pas parce qu’elles limitent la liberté d’expression, mais parce qu’elles ne satisfont à aucune des caractéristiques de la censure policée. Est encore plus préoccupante l’incapacité de notre société à lutter contre ces formes sauvages de la censure, et à leur opposer, au moyen de la censure policée, une fin de non-recevoir.
Wiktor Stoczkowski
directeur d’études à l’EHESS
stoczkowski (a) ehess.fr