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Qui sont donc les essentialistes, les assassins ou les victimes ?

Extrait du livre : ‘’Le monde arabe face à ses démons’’, J.-P. Lledo

Jean Pierre Lledo (Ed Colin, Paris 2013, pages 161 à 164)

Qui sont donc les essentialistes ? Ceux qui ouvrent les yeux sur la RÉALITÉ du monde arabe, sur les TEXTES qui s’y écrivent, notamment pédagogiques pour les enfants formés à la haine de l’Autre, les DISCOURS et les SERMONS qui s’y prononcent, et aussi les FAITS, ce qui à preuve du contraire, est un préalable à sa transformation et sa bonification ? Ou ceux qui s’obstinent à les nier, et qui devant malgré tout expliquer le sous-développement du monde arabe, sont alors forcés d’en trouver la raison à l’extérieur d’eux-mêmes ?

Si, comme le signale Zakariya, dans les années 1980, les tribunaux égyptiens ont autorisé par jugement, des mariages entre un homme et des djinnyat, des esprits féminins, oui vous avez BIEN LU, un mariage entre des hommes en chair et en os avec des esprits, sont-ce donc l’orientalisme ou l’impérialisme les responsables ?

Sont-ce donc l’orientalisme ou l’impérialisme qui ont donné l’ordre de l’autodafé public au Caire en 1988, des « Milles et une Nuits », ou la plus grande institution théologique du monde musulman, El Azhar, en Égypte ? Sont-ce eux, qui ont annulé le mariage du philosophe égyptien Nasr Abou Zeid, le forçant à s’exiler avec sa femme en 1995, après l’avoir déclaré apostat en 1990, et ce juste pour le punir d’avoir voulu appliquer au Coran une herméneutique humaniste ? Sont-ce eux qui ont poignardé en 1994 le prix Nobel de littérature, l’égyptien Naguib Mahfouz à l’âge de 83 ans ? Sont-ce eux qui ont tué, en 1975, Omar Benjelloun, le directeur du journal marocain Almouharri, et en 1987, Hussein Marwa, le penseur marxiste libanais auteur de Les tendances matérialistes dans la philosophie arabo-musulmane, ou en 1990, Turan Dursun, l’ancien mufti turc devenu athée ? Sont-ce eux qui ont tué le penseur égyptien Farag Foda, en 1992, cinq jours après un communiqué de « savants » d’Al-Azhar, dont le cheikh Mohammed Al Ghazali, le déclarant apostat pour son livre Être ou ne pas être, interdit « au nom de l’islam, religion de l’État » ? Eux, qui ont décapité au sabre, pour « blasphème et abjuration », en 1992, le poète Sadiq Melallah, sur la grande place de la ville de Qatif, en Arabie Saoudite ? Eux, qui en 2005, ont édicté une fatwa sommant le célèbre chroniqueur égyptien Mahmoud Al Qomni, de renier ses « idées hérétiques », d’abjurer, et d’annoncer « qu’il cessait d’écrire pour s’occuper de ses enfants » ?

Qui censure, exile, excommunie, condamne, tue, ou fait assassiner ? Qui, Mesdames et Messieurs les épigones béats de la pensée d’Edward Saïd ? L’orientalisme ? L’impérialisme ? Ceux qui lui avaient quand même donné une Chaire à l’Université Columbia, en plein New York, dans la capitale culturelle même de l’Impérialisme culturel, appelé « orientalisme » ? Ou les vôtres, ceux que vous avez laissés au bled (mais qui vont vous rattraper, là même où vous vous croyiez débarrassés d’eux) ? C’est-à-dire entre autres, El Azhar, la Haute Cour égyptienne, l’internationale des Frères Musulmans, devenus des islamistes « modérés » car blanchis depuis peu par des élections dites « démocratiques »…

Sans parler de tous les mouvements et divers groupes d’islamistes « extrémistes », qui estiment n’être que les exécutants des sentences émises par les vénérés Chouyoukh des très respectables institutions modérées précitées, mais qui ne sont, eux, que des sortes d’escadrons de la mort du monde musulman, « al-Jihad », « Les lions du Jihad », Al-Gama’a al-Islamiyya, et tutti quanti… Ces escadrons de la mort tant décriés lorsqu’il s’agissait de l’Amérique du Sud, mais qui dans le monde musulman ne sont en vérité que les expressions du système méta-juridique islamique, dit Hisba, tout à fait licite dans les pays où la charia est appliquée intégralement, et qui peut faire de n’importe quel musulman, un détective et un bourreau, tout à la fois ! Oui, qui tue ? Et qui est « essentialiste » ?

Je n’ai pas cité les noms des artistes et intellectuels algériens que vous connaissez mieux, et de bien d’autres intellectuels arabes assassinés. Je n’ai pas parlé par exemple du Palestinien Naji al-Ali, le premier caricaturiste à avoir été assassiné pour ses dessins, en 1987 à Londres, le 22 juillet, soit, selon un de ses collègues, un mois après qu’un haut responsable de l’OLP, dirigée à l’époque par Yasser Arafat, lui ait téléphoné :

« Vous devez corriger votre attitude… Ne dites rien contre les personnes honnêtes, autrement nous aurons des raisons pour vous régler votre compte. »[1]

Qui s’en rappelle ? Personne, naturellement. Un Palestinien assassiné, ça aurait dû faire du bruit, pourtant. Eh bien non, vu qu’on n’avait pas pu incriminer « l’entité sioniste ».

Qui sont les responsables de ces innombrables crimes contre l’intelligence, où l’on voit les autorités du monde arabe et musulman poursuivre de leurs foudres les penseurs et artistes, non seulement sur le champ, mais également, fait unique au monde, à travers le temps et l’espace ? ! Rappelez-vous, Mahmoud Mohamed Taha le penseur soudanais, pendu à plus de 80 ans en 1985, 30 ans après avoir été déclaré apostat par El Azhar ! Et ce, juste pour avoir défendu l’idée de séparation du politique et du religieux dans un livre qui n’avait pourtant rien d’un brûlot, Un islam à vocation libératrice.

Comment alors ne pas être pessimiste, lorsqu’un type comme Fouad Zakariya, qui en connaissait un bout sur la question, la preuve c’est qu’il avait dû lui aussi aller enseigner dans un autre pays arabe, faisait le constat suivant : « Les polémiques contre Taha Hussein et Raziq, 50 ans après, montre qu’on n’a pas avancé d’un pouce… si nous n’avons pas reculé. »


[1]. Blog de l’organisation non-gouvernementale palestinienne, International Solidarity Movement. http://www.ism-france.org.

Yana Grinshpuhn

Yana Grinshpuhn