par Pr Joseph Ciccolini, Aix Marseille Univ et Assistance Publique Hôpitaux de Marseille
La retractation où action de dépublier un article de recherche paru dans une revue scientifique est la sanction ultime frappant d’opprobre le chercheur – le plus souvent sur la base d’une fraude découverte par des pairs remettant en cause la relevance, et parfois la réalité même des données publiées. On peut difficilement trouver pour un chercheur sanction plus humiliante et décrédibilisante, à la hauteur il faut dire de la lourdeur de la faute : la probité scientifique ne se négocie pas (on estime que plus de 20% des articles publiés prendraient des accommodations plus ou moins grandes avec la réalité – la plupart du temps les fautifs expliquent que c’est la pression du « publish or perish » qui les a conduits à rejoindre le coté obscur de la Force).
On se souvient par exemple, durant la crise sanitaire Covid, du scandale Surgisphere, cette société nord-américaine de pieds-nickelés avec laquelle s’était fourvoyés d’éminents médecins épidémiologistes de Harvard, conduisant en 2020 à la publication dans la prestigieuse revue The Lancet de données cliniques fantaisistes (1). Après découverte du scandale, l’article en question a fait l’objet d’une procédure de rétractation par The Lancet – le journal usuellement n’est pas considéré comme liable du contenu frauduleux publié, même si il en détient le copyright et en fait payer l’accès, et le comité éditorial n’est jamais tenu pour responsable des âneries qu’ils ont accepté de publier, même si chaque article est supposé être passé sous les fourches caudines d’un peer-reviewing rigoureux. La plupart de ces scandales demeurent inconnus du grand public, même si ils ne sont pas sans conséquences pour le chercheur fautif et son institution : aux USA, la découverte en 2015 d’une fraude scientifique entraînant la rétractation d’articles ayant servi à obtenir des fonds publics conséquents avait entraîné la révocation de l’aide financière allouée et l’obligation pour l’université employant le fautif de rembourser les millions de dollars déjà versés par le NIH. On ne rigole pas avec la fraude scientifique. Dont acte.
Aussi, lorsque j’ai appris par Retractation Watch, l’organe indépendant qui scrute les affaires de falsification de données de la communauté scientifique, qu’en Juin 2020 non seulement un article en chimie avait été rétracté mais, décision rarissime dans ce genre d’affaire, que deux éditeurs avaient été démis de leurs fonctions du comité éditorial du journal (2), et qu’une partie du comité éditorial avait donnée sa démission dans la foulée, je me demandais quelle était la nature de l’abominable crime commis par cet auteur mis ainsi au ban de la communauté scientifique mondiale et impactant à ce point un journal scientifique.
Il s’agissait de l’éminente revue internationale Angewandte Chemie (Wiley) et l’auteur était un non-moins éminent chimiste, le Professeur Tomas Hudlicky, de l’Université Brock (Canada), une pointure dans le domaine de la synthèse organique (281 articles internationaux au compteur, 13 706 citations, H-index 56).
Avait-il comme Surgisphere fabriqué des données de toute pièce ? Prétendu par exemple avoir synthétisé quelque molécule miraculeuse ? Pas du tout, son article de quatre pages, « Organic Synthesis – Where Now is thrity years now. A reflection on the current state of affairs » aujourd’hui collector, n’était pas un article de recherche, mais plutôt un opinion paper , c’est-à-dire une revue de l’état de l’art dans sa discipline. S’était-on aperçu qu’il avait détourné des fonds publics destinés à la recherche dans son laboratoire ? Absolument pas, son département de chimie à la Brock University est manifestement parfaitement géré. Aurait-il été dénoncé comme un prédateur sexuel harcelant ses étudiantes ? Nada ! Synthétisait-il la nuit tombée des stupéfiants, façon Breaking Bad ? Jamais. Dissolvait-il ses doctorants dans l’acide pour les faire disparaître après s’être approprié leurs découvertes ? Que nenni !
Non, c’est, hélas, plus grave, bien plus grave que tout ceci.
Le Professeur Tomas Hudlicky dans son article infamant brièvement paru le 4 Juin 2020 (et heureusement rapidement retiré de la vue des âmes chastes – la version en ligne a été purement effacée par Wiley, l’éditeur de Angewandte Chemie – la Cancel Culture, si souvent critiquée par les esprits chagrins, a quand même du bon quand il s’agit de faire triompher le beau, le bon et la vérité), s’était en effet rendu coupable de propos ouvertement racistes, sexistes, misogynes, et transgenre-phobes. Rien de moins. Six courageux chimistes défenseurs du monde libre et membres du Comité Editorial du journal publient dans Angewandte Chemie 24 heures après le retrait du papier de Belzebuth un article de contrition re-affirmant que les valeurs d’équité, d’inclusion et de diversité sont « les piliers centraux de la justice sociétale du monde académique (sic)» (3). Le 6 Juin, la Chinese Chemical Society publie un communiqué précisant qu’elle ne se reconnaît pas dans les propos du professeur canadien. Dans la foulée (8 Juin), la hyène chassant en meute, la Royal Society of Chemistry, l’American Chemical Society, la German Chemical Society, et la Chemical Research Society of India publient un communiqué commun rappelant que « le sexisme, le racisme, la discrimination contre les LGBTQ+ et toute autre forme d’iniquité sont tristement courants en chimie, tant au niveau individuel qu’institutionnel » (4). Bigre ! Le courageux Doyen de la Brock University, Greg Finn, loin de soutenir son enseignant, l’enfonce au contraire en publiant le 7 Juin un communiqué n’ayant rien à envier aux plus belles envolées d’André Malraux se désolidarisant de son affreux professeur et rappelant que “les déclarations de cet article ne représentent pas les valeurs de [son] université” (5). Quelques pitbulls, excités par l’odeur du sang, se répandent à travers des éditoriaux sur l’affaire Hudlicky (6). Le 8 Juin, 16 membres du Comité Editorial de Angewandte Chemie annoncent conjointement leur démission – la rétractation de l’infâme article ne leur suffit pas, la tête de Satanas ne leur suffit pas: ils veulent poser un acte fort et courageux pour s’afficher en défenseurs indiscutables du camp du Bien. On a les Jean Moulin que l’on peut.
J’ai fini après moult recherches par retrouver l’article incriminé – quatre pages assez arides durant lesquelles le Pr Hudlicky dresse effectivement le bilan des progrès dans le domaine de la chimie de synthèse (autant vous dire qu’il faut être chimiste pour trouver ça intéressant) – et ses réflexions pour faire progresser cette discipline. Et c’est donc au milieu de ces réflexions que le scandaleux, l’infâme l’innommable, l’indicible surgit. Pour vous donner une idée exacte de l’étendue du scandale, je n’ai d’autre choix que retranscrire l’extrait en version originale (en fait il n’y a manifestement qu’un court paragraphe coupable dans les 4 pages de l’article, mais ne soyons pas mesquins).
« New ideologies have appeared and influenced hiring practices, promotion, funding, and recognition of certain group. (…) Each candidate should have an equal opportunity to secure a position, regardless of personal identification/categorization”. Traduction libre: “De nouvelles idéologies apparaissent et influencent les politiques de recrutement et de promotion. (…) Chaque candidat devrait avoir les mêmes opportunités d’être recruté, indépendamment de sa catégorisation”. Incroyable ! Plus loin, Jack l’Eventreur persiste: “These issues have influenced hiring practices to the point where the candidate’s inclusion in one of the preferred social groups may override his or her qualifications.’ : “Ces problématiques ont influencé les pratiques de recrutement au point que l’appartenance à un groupe préférentiel prime sur ses qualifications”. On en reste sans voix. Comme si cela ne suffisait pas, Belzebuth aggrave son cas en concluant : « The rise and emphasis on hiring practices that suggest or even mandate equality in terms of absolute numbers of people in specific subgroups is counter-productive if it results in discrimination against the most meritorious candidates. » Traduction : « La tendance croissance de recruter en termes d’égalité numérique parfaite entre les catégories d’individus est contre-productive si cela aboutit à discriminer les candidats les plus méritants ».
Je vous avais prévenus, ça pique les yeux ! Recruter les gens au mérite, faisant fi de leur race, religion, orientation sexuelle? Estimer que la qualification et la compétence priment sur l’appartenance à l’une des innombrables sous-sous-catégories et boîtes hermétiques dans lesquelles on enferme et on réduit aujourd’hui l’identité d’une personne ? Oser écrire ça en 2020, époque inclusive bénie entre toutes, que les générations futures regarderont sans nul doute avec admiration, cette même admiration avec laquelle on considère aujourd’hui les séides de Torquemada extirpant le mal des hérétiques égarés dans l’obscurité de la pensée, au XVeme siècle ? Mais ce n’est pas une simple rétractation et une mise au ban de sa communauté que Tomas Hudlicky méritait, c’est plutôt la roue, l’écartèlement en place publique, que dis-je, le gibet de Montfaucon !
La morale de cette triste fable, puisqu’il doit y en avoir une, c’est que les sciences dures qui pendant longtemps se sont gaussées des grotesqueries de leurs collègues des SHS sont également touchées aujourd’hui par la Sainte Inquisition du politically correct – comme tous les totalitarismes, celui-ci se nourrit constamment de nouvelles victimes, sous peine de disparaître. Nul n’est plus désormais à l’abri d’être conduit au bûcher pour avoir simplement défendu la méritocratie à l’université.
Références
- https://www.the-scientist.com/features/the-surgisphere-scandal-what-went-wrong–67955
- https://retractionwatch.com/2020/06/08/controversial-essay-at-german-chemistry-journal-leads-to-suspensions/
- https://onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.1002/anie.202008469
- https://www.gdch.de/service-information/nachricht/article/statement-on-inclusion-and-diversity-in-the-chemical-sciences.html
- https://brocku.ca/brock-news/2020/06/an-open-letter-to-the-brock-community/
- https://blogs.sciencemag.org/pipeline/archives/2020/06/08/not-winning-friends-not-influencing-people