par Philippe d’IRIBARNE
La réaction partagée de la conférence des présidents d’universités et du président du CNRS face aux déclarations de la ministre de la recherche relative à la place de l’islamo-gauchisme à l’université, réaction reprise par de nombreux universitaires, a été un rejet radical. L’autonomie de l’Université, ont affirmé les critiques, interdit que le pouvoir politique s’immisce dans son fonctionnement et prétende influencer le choix des objets de recherche ainsi que les méthodes adoptées par les chercheurs. De plus, a-t-il également été affirmé, le jugement par les pairs, sans cesse mis en œuvre, est garant de la qualité de la recherche. Mais cette vision paraît plus correspondre à une sorte de mythe, évoquant ce qui se passerait dans un monde idéal, qu’à la réalité sociologique du fonctionnement des milieux de recherche.
Les exemples ne manquent pas, au cours des dernières décennies, de graves dérives dans le fonctionnement d’équipes de recherche, dérives qui n’ont pas été le fait d’individu isolés, mais de tout un système. Un cas emblématique correspond aux travaux académiques qui ont conduit à des pratiques débouchant sur la crise des supbrimes. Comme l’ont montré les enquêtes qui ont conduit à la réalisation du film Inside Job, on a eu affaire à une collusion entre des institutions financières privées, des agences gouvernementales et des universitaires appartenant au gratin des universités américaines, dans l’élaboration de travaux « savants » visant à minorer les risques systémiques inhérents aux politiques suivies. On pourrait citer de même les travaux financés par l’industrie du tabac et dont les résultats ont été orientés en faveur des intérêts de celle-ci, réalisés par des chercheurs patentés sans que les milieux académiques y mettent fin. Les recherches portant sur les perturbateurs endocriniens ou sur les effets des produits phytosanitaires sur la mortalité des abeilles pourraient être cités de même. Pour lutter contre ces phénomènes, les auteurs d’articles scientifiques sont maintenant tenus de déclarer les conflits d’intérêts éventuels où ils se trouvent, mais l’efficacité de cette mesure paraît limitée. On peut noter en outre que, dans certaines disciplines scientifiques, il est courant que des articles publiés dans les meilleures revues, après un processus de révision par les pairs, soient ensuite retirés après un examen plus sérieux les résultats mis en avant s’étant montrés insuffisamment étayés.
Ce qui est en question dans ces diverses situations n’est ni le choix des thèmes de recherche, ni le choix des méthodes, mais la rigueur scientifique dans leur mise en œuvre : qualité des données utilisées, sélection des données retenues pour arriver aux conclusions des recherches, qualité des raisonnements conduisant aux interprétations des données, tous éléments permettant de distinguer ce qui relève ou non d’une réelle approche scientifique. On constate que, face au jeu des intérêts, les procédures académiques se révèlent souvent bien fragiles. Il est frappant du reste que, pour plusieurs de ces affaires, qu’il s’agisse des travaux sur la nocivité du tabac ou du risque systémique associé aux subprimes¸il a fallu l’intervention d’acteurs extérieurs au monde de la recherche, grands journaux ou cinéaste, pour que soient réalisées les enquêtes permettant de démonter les processus ayant permis les dérives qui se sont produites et les vastes réseaux de complicité liant des acteurs internes et externes au monde de la recherche qui ont opéré.
On peut ajouter que, dans les domaines de recherche qui concernent la vie publique, les universitaires s’y consacrant produisent des rapports, des conférences, font des interventions dans les média qui ne sont l’objet d’aucun contrôle par les pairs tout en mettant en avant leur qualité d’acteurs de la recherche qui fonde la crédibilité de ces interventions.
Mais, pourrait-on être tentés de dire, la source de ces dérives a été l’existence de vastes intérêts. En fait on peut avoir les mêmes résultats quand on affaire à la défense d’une idéologie plutôt qu’à celle d’intérêts matériels. Pensons à l’époque de la « science prolétarienne », de la défense de l’excellence des « démocraties populaires », avec de vastes réseaux de complicité associant des acteurs internes et externes à l’université, dont des média acquis à l’idéologie concernée, à l’époque où on pouvait déclarer préférer « avoir tort avec Sartre plutôt que raison avec Aron ».
Au total, les dispositifs de contrôle de la qualité des recherches internes aux universités sont insuffisants pour lutter contre les dérives en matière de rigueur des recherches permises par la constitution de réseaux partageant les mêmes intérêts ou la même idéologie.
Face à cette fragilité, il est souhaitable que des organes externes au monde académique se soucient, au nom des citoyens, de débusquer de telles dérives dès lors qu’elles conduisent à influencer les pratiques sociales et notamment les actions des pouvoirs publics. La presse d’investigation est évidemment concernée, mais ce peut être tout autant le contrôle parlementaire. Ainsi, si l’Etat n’a certes pas à fixer les thèmes de recherche et les méthodes de ceux qui font des recherches portant sur les effets du tabac sur la santé, il est clair qu’il a à se soucier de la validité scientifique des conclusions de ces recherches, dès lors que celles-ci vont influencer les politiques de santé publique. De manière générale, le fait que les universitaires puissent choisir librement leurs thèmes de recherche et leurs méthodes n’implique pas qu’ils soient à l’abri de toute investigation portant sur les dérives éventuelles conduisant à altérer la qualité scientifique de leurs travaux au nom d’intérêts ou d’une idéologie. De la même façon l’indépendance de la justice n’interdit pas d’examiner ses dérives (cf. la commission parlementaire mise en place à la suite de l’affaire d’Outreau).
Qu’en est-il dans le domaine concerné par les déclarations de la ministre de la recherche, l’influence à l’université de l’islamo-gauchisme et plus largement des recherches indigénistes, de genre, ou concernant le sort de telle ou telle « minorité ». Peut-on être à ce point sûr qu’elles ne sont marquées par aucune dérive idéologique pour qu’il soit inutile, malgré le fait que les conclusions qui en sont tirées soient susceptibles d’influencer les politiques publiques, de se soucier de leur rigueur ? Ou est-on plutôt dans une situation qui ressemble à celle qui régnait au temps du communisme triomphant ? Quelques éléments conduisent pour le moins à s’inquiéter. Ainsi des articles canularesques ont pu être acceptés dans des revues relevant de ces courants sur la seule base de leur conformisme idéologique, sans examen sérieux de leur rigueur. Ces recherches manient des notions à forte portée émotionnelle, telle que racisme, xénophobie, privilège blanc ou islamophobie, qui tendent à détourner de la froideur de la raison. On n’entend guère parler, les concernant, de rétractation d’articles publiés à la suite d’un examen plus serré des données. En outre ils sont marqués par une forte orientation idéologique, la dénonciation tous azimuts des « dominants » réputés coupables de tout le malheur du monde et le refus de principe de « stigmatiser la victime » ce qui se produirait si l’on cherchait à analyser le rôle des « dominés » dans le sort qui leur échoit.
Pour ma part, je me suis livré à un examen approfondi des recherches visant à démontrer que les musulmans sont discriminés au sein des sociétés occidentales et que celles-ci sont islamophobes. Je me suis plongé dans les travaux concernant les trois courants de recherche impliqués : les enquêtes d’opinion auprès de la population majoritaire, les enquêtes de « victimisation » auprès des individus se déclarant musulmans et les testings en matière d’accès à l’emploi. J’ai repris les données d’enquête mises en avant et ai suivi la chaîne des raisonnements conduisant de ces données aux conclusions des recherches. Ayant consacré de longs mois à ces investigations j’ai rassemblé leurs résultats détaillés dans un ouvrage. Cet examen montre qu’il existe un gouffre entre les données d’enquête et les conclusions affichées. Ce gouffre est particulièrement spectaculaire pour les testings qui, quand on examine en détail les données d’enquête, ne montrent nullement une discrimination systématique des musulmans alors que c’est pourtant le résultat mis en avant par les recherches les plus connues, résultat largement repris par les média. Par ailleurs un partie significative des articles relevant de ce courant de recherche, tels ceux que l’on trouve dans l’Islamophobia studies journal, ne s’appuient pas sur des données d’observation mais ne font que paraphraser la parole des maîtres, tel Edward Said, en reprenant le vieil argument Aristoteles dixit, repris en Marx dixit ou Freud dixit. Or, j’ai pu constater que, malheureusement, on avait affaire à un large déficit de contrôle sérieux de la rigueur scientifique de ces travaux.
Cette dérive des recherches fait d’autant plus problème que leurs conclusions incitent à mener des politiques tenant à privilégier des actions punitives à l’égard des entreprises accusées de « discriminer » en négligeant les actions visant à améliorer l’attractivité pour celles-ci de ceux dont l’accès à l’emploi fait problème. Or ces politiques, faisant fi de la logique des entreprises, guidées par une logique d’anticipations rationnelles fondée sur une analyse réaliste des CV, se montrent à l’usage peu susceptibles d’améliorer de manière décisive l’accès à l’emploi des présumés musulmans
On peut ajouter que le poids de l’idéologie selon laquelle tous les maux de la planète sont causés par les « dominants » rend fort difficile de réaliser des recherches qui ne respectent pas ce dogme, telles, par exemple, des recherches portant sur l’influence des cultures qui prévalent dans certaines régions du globe sur le sous-développement des pays concernés ou sur le rôle de l’éthos de l’islam dans la difficulté à mettre en place une démocratie pluraliste dans les pays musulmans et sur l’échec des tentatives faite en ce sens.
Ces éléments incitent à entreprendre une démarche d’examen du degré de rigueur scientifique des travaux inspirés par ce courant idéologique en cherchant dans quelle mesure les conclusions mises en avant sont bien en harmonie avec les données d’observation ou ne font que traduire les préjugés de ceux qui ont réalisé et évalué les recherches. Cet examen doit être mené minutieusement dans chacun des champs de recherche particuliers concernés. Il ne peut être fécond que si ceux qui sont chargés de le mener ne sont pas eux-mêmes animés par une idéologie qui leur interdit un recul critique, portant sur la rigueur de la démarche de recherche, par rapport aux travaux qu’ils examinent.