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CNCDH, entre démarche militante et « aveuglement volontaire » (1/2)

[par Xavier-L. Salvador]

Cet article est à mettre en relation avec l’analyse de Philippe d’Iribarne que le lecteur trouvera en cliquant ici.


La question de la mise en place des mots dans le débat public est très complexe, et il serait vain d’en chercher les causes profondes chez quelque individus. Ce sont des mécanismes institutionnels qui se mettent en place, avec des logiques inscrites dans des process top-down qui naviguent entre l’Europe, le politiques gouvernementales, les associations de terrain et leurs relais auprès des organismes gouvernementaux (souvent les chercheurs y jouent un vrai rôle), les institutions et les observatoires comme la CNDCH. Ces directions politiques trouvent des relais d’opinion (ce sont les médias) et des cautions scientifiques (les lieux de recherche) qui présentent la face raisonnable des mouvements de terrain. C’est tout ce processus qui prend du temps à démêler pour comprendre – et c’est passionnant – la fabrique de l’opinion à l’oeuvre sous nos yeux.

Disons le tout de suite : il est absolument malhonnête de nier l’existence d’actes de discriminations envers des populations identifiées comme musulmanes en France et en Europe. C’est évident. Auourd’hui, on s’interroge plutôt sur la reprise d’un vocabulaire et de concepts utilisés par des religieux conservateurs comme une arme contre nos sociétés occidentales sécularisées et universalistes qui voient par exemple dans la laïcité une menace contre leur religion comme l’ont montré Fiammetta Venner et Caroline Fourest.

Pour comprendre l’utilisation qui est faite ces derniers jours par des puissances étrangères comme Erdogan par exemple contre la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, on peut écouter cet extrait de l’intervention d‘Ariane Bonzon lors de l’émission C Dans l’Air du 24 mars 2021 (qu’il faut écouter en entier) présentée par Caroline Roux :

Or, si Nonna Mayer est sans conteste un grand chercheur et quelqu’un qui a largement contribué à faire évoluer sa discipline, il est également incontestable qu’elle a par exemple contribué, par la prudence de sa réflexion, à rapporter la question de l’islamophobie dans l’enceinte respectable des droits humains. Sans ce travail de fond, la question aurait pu ne pas être si subversive. Le travail réalisé sur ce point a deux corollaires: la question intersectionnelle et le féminisme; la redéfinition de l’antisémitisme.

1- Pour que la question de l’islamophobie puisse intégrer le plain champ des droits de l’homme, il a fallu la réconcilier dans un premier temps avec le « féminisme ». En effet dans une perspective universaliste, il est difficile de concilier la place de la femme dans la communauté patriarcale avec un certain idéal contradictoire de « libération de la femme » (au sens MLF). On s’imagine dans ce contexte qu’il lui serait possible dans un élan individuel de s’émanciper de toute tutelle en adhérant aux valeurs de la communauté Républicaine. C’est ce qu’explique très justement Catherine Kinzler très récemment dans un article paru dans le DDV qui démontre l’ineptie qui consisterait à faire de la laïcité un discours identitaire « comme les autres » :

La liberté d’adhérer à une communauté n’est vraiment effective que subordonnée à la liberté de s’en défaire. Le droit de non-appartenance ne se juxtapose pas au droit d’appartenance : il en est la condition.

https://www.leddv.fr/premium/la-dualite-du-regime-laique-20210305?fbclid=IwAR1fNOt_LleszoODSqa43njdmxsPQ9-z11g5rqozKisN-mh3uKFDHiR89pc

C’est alors qu’apparaît le concept « d’intersectionnalité » qui à partir de 2012 introduit l’idée que la domination à l’égard des femmes est amplifiée par le phénomène racial (genre + race identitaire). Les femmes sont discriminées, mais les femmes issues de la « communauté musulmane » le sont plus que les autres. À partir de là, être vraiment féministe signifie donc qu’il faut lutter non pas pour l’émancipation du patriarcat, mais au contraire pour sa survie en vertu de la métonymie qui glisse du genre, à la race. Et c’est exactement ce que sous entend la chercheuse à Sciences Po lorsqu’elle explique dans Libération que :

plus on est hostile à l’islam, plus on est hostile aux femmes, aux gays, etc.

https://www.liberation.fr/france/2019/04/23/il-y-a-moins-de-racistes-mais-ils-le-sont-plus_1722967

Être féministe, c’est ne pas être hostile, l’hostilité c’est mal. Quelle place pour la laïcité dans ce système ? Quelqu’un peut-il à ce moment-là rappeler que la laïcité est par définition hostile ? Non, non…

2- Le second point concerne la redéfinition de l’antisémitisme dans la reconfiguration du paysage sociologique français d’après 2000. De ce point de vue, les travaux de la CNCDH depuis 2015 souligne une certaine forme d’insistance sans doute légitime sur la question de « l’islamophobie » comme objet majeur des luttes contre les « discriminations » aux côtés de la lutte pour l’insertion des roms. Cette dernière démarche se fait d’ailleurs conformément aux standards de la lutte contre la discrimination définis par l’Open Society Foundation qui milite pour « une attention particulière envers ceux qui souffrent de discriminations pour le simple fait d’être eux-mêmes, tels que les Roms en Europe« . On le voit à travers la consultation de cet extrait de la page 11 du rapport de la CNCDH de 2016. Quatre personnes participent à la rédaction du chapitre consacré à « l’évolution et aux structures des préjugés »:
– Nonna Mayer
– son disciple Vincent Tiberj qui se définit encore aujourd’hui comme tel
– ses deux co-auteurs Guy Michelat (21 publications communes) et Tommaso Vitale (idem).

Cette question de la pénétration de la notion dans le débat public est indissociable de la question du « nouvel antisémitisme » [sic] qui est abordée avec plus de précaution. En fait, la préoccupation légitime contre les idéologies identitaristes d’extrême-droite a profondément occulté un phénomène complexe à appréhender: celle du terrain des banlieues par exemple comme l’avouent en catimini tous les chercheurs. Mais le phénomène, loin d’être affronté à l’époque, est sans cesse contourné malgré les alertes de quelques uns.

Et ce mal vient de plus loin. On en trouve la racine dès 2014 (au même moment où le CCIF définit le terme pour la première fois), notamment dans un débat contradictoire extrêmement révélateur porté au sein du FONDAPOL entre Dominique Reynié et Nonna Mayer : dans le premier, l’une exprime avec beaucoup de clarté la circonspection qui est la sienne à l’idée que l’antisémitisme puisse avoir un nouveau visage dans la France de 2014 et dans cet autre article de 2014 également, l’autre rappelle qu’il faut parler d’antisémitisme « sans cécité volontaire ». « Cécité volontaire » ? L’expression interpelle évidemment. Mais il est certain que c’est la « rigueur » qui a prévalu dans le traitement de la question dans les rapports de la CNDCH à partir de cette date, plus que la « lucidité ».

La question du « qui » trouve peut-être sa réponse dans les termes mêmes de l’échange. Un indice ? À la même époque paraît le rapport de la CNCDH 2014. A la page 243 de l’ouvrage, il y est dit que:

« La France issue de la diversité n’est pas plus antisémite que la moyenne, elle l’est autant que le reste de la population, c’est ce que montre de manière plus systématique une étude en cours de Vincent Tiberj sur la base du regroupement de dix vagues d’enquête CNCDH comprenant la question sur les origines.  »

Rapport CNCDH de 2014, p. 243, note.

Vincent Tiberj n’a toujours pas publié cette enquête. Mais peu importe: le rapport est paru depuis… Dominique Reynié pensait-il à ce genre de faits marquants lorsqu’il parlait de « cécité volontaire » ? Mais il est intéressant de noter en revanche que plus tard le même chercheur montrera en fait que chez les nouveaux citoyens issus de l’immigration l’antisémitisme y était un peu plus répandu que dans le reste de la population: 33% contre 18%. Le double.

Il est d’ailleurs intéressant de mettre en perspective ces données avec l’analyse proposée par la même Nonna Mayer en 2018 lorsqu’elle se confie dans une interview donnée aux Inrocks où elle explique que:

les préjugés antisémites, comme les autres préjugés racistes, dépendent de l’âge, du niveau d’études et de l’orientation politique de la personne. Ils sont plus fréquents chez les générations nées et socialisées avant et pendant la guerre, qui ont connu sous Vichy un antisémitisme d’Etat. Ils caractérisent au premier chef des personnes ignorantes, peu instruites (d’après une étude menée en 2015 (voir « Le Mythe de la dédiabolisation du FN », 2015).

https://www.lesinrocks.com/actu/comment-lantisemitisme-ordinaire-perdure-au-sein-de-la-societe-francaise-181671-13-11-2018/

Tout en concédant que:

Les incidents culmin[e]nt en janvier après l’interdiction du spectacle de Dieudonné et la manifestation « Jour de colère », puis durant l’été après l’interdiction de plusieurs manifestations pro-palestiniennes protestant contre l’opération israélienne Bordure protectrice. On a là un phénomène cyclique, que relance chaque opération de l’armée israélienne, meurtrière et largement médiatisée (744 actes antisémites en 2000, 936 en 2002, 974 en 2004, 823 en 2009), nourrissant l’amalgame haineux entre juif, sionisme et état d’Israël. »

Photo de la manifestation « Jour de Colère », source : Europe 1

Autrement dit, un esprit un peu taquin comprendrait assez vite que les vieillards ayant connu l’occupation, avec leur faible QI, se sont précipités pour protester unanimement contre la politique d’Israël et l’interdiction des spectacles de Dieudonné… La seule référence mentionnée dans cet entretien sur « le nouvel antisémitisme » est une fois de plus l’étude de Vincent Tiberj qui date de … 2005, soit 13 ans auparavant:

Quant à un « nouvel antisémitisme » […] L’enquête de Sylvain Brouard et Vincent Tiberj sur les nouveaux citoyens issus  de l’immigration […] montre que l’antisémitisme y était un peu plus répandu que dans le reste de la population, tout en restant minoritaire.

https://www.lesinrocks.com/actu/comment-lantisemitisme-ordinaire-perdure-au-sein-de-la-societe-francaise-181671-13-11-2018/

Cette référence est citée ici en 2018 pour attester de la faiblesse du phénomène quand le même passage est cité en conclusion de son étude par Dominique Reynié en 2014 pour expliquer le contraire. Alors certes, on parle souvent du temps long de la recherche et c’est un point capital en Littérature et en Histoire. Mais dans le domaine des études d’opinion, mazette: 15 ans, ce n’est pas rien. Et on pouvait évoquer aussi l’enquête du Fondapol de 2004, beaucoup d’autres études contradictoires parues sur ce thème depuis 2005, voire simplement considérer que l’affaire de la malheureuse Sarah Halimi pouvait effectivement être le signe de quelque chose en cours.


Comme dit en préambule de cet articulet, la fabrique de l’opinion passe par le démêlage des enjeux non pas individuels mais institutionnels qui rendent possible l’émergence de telle problématique (par exemple, « l’intégration des roms ») et pas de celle-là (le « nouvel antisémitisme »).

Dans ce contexte, fallait-il légitimer telle phobie au détriment de la lutte universaliste contre le racisme ? Depuis qu’une partie du discours religieux s’est régénéré grâce au champ des droits humains, les pires conservatismes réussissent à s’imposer dans le débat public au nom d’idées progressistes: la guerre, c’est la paix

A ce titre, il convient d’aborder plus finement la question des rapports de la CNDCH.


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Philippe d'Iribarne

Philippe d'Iribarne