par Philippe d’Iribarne, extrait de Islamophobie. Intoxication idéologique, Albin Michel, 2019, p. 148-154.
Une part des Occidentaux qui se posent en défenseurs de l’islam et des musulmans sont animés par le vieux principe : les ennemis de mes ennemis sont mes amis. L’ennemi est pour eux le monde occidental, blanc, riche, judéo-chrétien, accusé d’être dominateur, colonialiste, oppresseur, méprisant, exploiteur. Il s’agit de combattre ce monde, de s’attaquer à sa superbe, de le mettre à bas. Parmi les alliés qu’il convient de mobiliser, l’islam et les musulmans ont une place de choix. Ceux qui adoptent cette position se divisent eux-mêmes en de multiples courants unis par une commune détestation des « dominants » tout en se focalisant sur l’un ou l’autre aspect de leur univers honni. On peut saisir la passion commune qui les anime en se penchant sur un rapport officiel français où elle se donne à voir d’une façon particulièrement virulente : La grande nation pour une société inclusive 1
L’objet du ressentiment est la France du passé, avec ses traditions, son attachement à la patrie, que l’auteur, conseiller d’Etat, poursuit de ses sarcasmes. « Empilons sans crainte – ni du ridicule ni de l’anachronisme – les majuscules les plus sonores, clinquantes et rutilantes : Droits et Devoirs ! Citoyenneté ! Histoire ! Œuvre ! Civilisation Française ! Patrie ! Identité ! France ! »2. Ce vocabulaire, se distinguant par « son archaïsme et sa boursouflure », relèverait de « généralités majuscules de bronze, plus creuses qu’une statue de fer-blanc »3. Les dénonciations pleuvent : « un stock fini de cathédrales et de musées où périclite une identité nationale passée, sans présent ni avenir », une France « repliée sur la célébration de ses archaïsmes », une politique qui « cherche des dérivatifs dans la rumination du passé », « la frénétique invocation du drapeau », ou encore les « images d’Épinal jaunies et flétries » du « roman national » fêté « avec nostalgie et amertume »4
A l’égard de ceux qui la rejoignent, est-il affirmé, la société française est profondément coupable de s’enfermer dans son passé. Elle est marquée par une « xénophobie archaïque », une « atmosphère de crainte, de suspicion, de mépris »5. Elle traite de manière indigne « toutes les générations françaises» qui « aujourd’hui encore, par leur couleur, leur patronyme, leur foi, voire leur cuisine, leurs vêtements, leurs chants, sont rejetées, tenues à l’écart, cantonnées ou évitées »6. Elle fabrique en son sein « les parias, les ilotes, les affranchis, sans citoyenneté ni liberté » 7. Et c’est parce qu’elle « n’est pas clémente à ceux qu’elle appelle étrangers », que « trop souvent ils clament en retour malaise ou détestation » 8.
Dans ces conditions, la société devrait cesser de faire pression sur les nouveaux venus pour les inciter à respecter ses us et coutumes. Elle devrait, selon le paradigme inclusif, se laisser déstabiliser, transformer par eux. Il est scandaleux de faire de ceux qui la rejoignent « les objets d’un usinage, le matériau d’une machine à mouler les Français, dont les ratés seraient dus au fait qu’il refuserait la fonte, le creuset », de les traiter « comme un matériau, dont on doit redresser les défauts, une pâte inanimée, qu’on va triturer, avec générosité mâtinée de condescendance, une fermeté mêlée de distance »9. Il faut cesser « d’apprendre aux étrangers un prétendu socle commun »10. Il est temps de « ramener nos compatriotes au cœur de notre société sans leur reprocher leurs origines »11. Ce sont leurs cultures qu’il faut respecter, par opposition à une situation où « comme on le voit aujourd’hui, le système blesse, heurte, éteint, ignore »12. Il faut à cet effet connaître chaque population et identifier « sa provenance et sa culture d’origine, ses mœurs et ses pratiques religieuses, ses modalités de socialisation des enfants des adultes et des vieux, son rapport à l’école au sport, etc. »13. C’est ainsi que l’on construira une nation « joyeuse, multiple, ouverte, et non obsédée par des périls imaginaires ou des projets liberticides et absurdes, qui méconnaissent la réalité du monde », que l’on échappera au « rapetissement de la France », au « rabougrissement de son âme généreuse »14.
C’est dans cette perspective inclusive qu’est abordé l’islam. Le texte s’empare de la représentation victimaire que le terme d’islamophobie synthétise. L’islam et les musulmans, est-il affirmé, ne posent en fait aucun problème et les réactions de la fraction majoritaire de la société sont objet de scandale : la « question musulmane », qui « ne cesse d’enfler et de soucier, de polluer le débat public, et de troubler jusqu’au délire les meilleurs esprits » est une « pure invention de ceux qui la posent »15. Toutes les inquiétudes liées à l’islam sont balayées comme imaginaires, sans que jamais l’auteur cherche à examiner précisément ce qui fait problème. S’agissant des valeurs de la République, « au regard de l’islam – puisqu’on devine que telle sera l’objection, n’ayons aucune crainte. Aucune religion pratiquée sur le territoire ne menace la République, restons sérieux, inutile donc que la République la menace ! »16. « Croit-on sincèrement qu’une religion, quelle qu’elle soit, pourrait durablement imposer à des fidèles aussi informés, critiques, éduqués, que le sont les Français, un credo de violence, d’intolérance, d’exclusion et de terreur ? L’injure faite à nos compatriotes rejaillirait sur nous tous – nous n’aurions donc pas été capables, à l’école, sur le forum, dans notre vie politique et sociale, de faire mieux que cela ? »17.
Ainsi, rien de ce qui touche au statut des femmes dans le monde musulman n’est vu comme susceptible de faire question. Le « pourfendeur effarouché du statut qu’il pense diminué de la femme en islam » est invité à se taire en pensant que les Eglises n’ont pas toujours été parfaites en la matière 18. La question du voile islamique est tournée en dérision : « Que le vêtement évolue nous rendra peut-être un peu moins gris, compassés, et encravatés. Quand même, reprenons-nous ! La France a-t-elle jamais dépendu de ce qu’un bout de tissu – boubou, coiffe bretonne, chèche ou béret – soit porté d’une façon ou d’une autre ? »19 ; « Qu’on sache, aucun mouvement de fond n’est venu exiger que les femmes de confession musulmane puissent déambuler en Burqa. C’est le gouvernement qui a décidé de cibler les quelques femmes ainsi vêtues pour les dévêtir de la toute-puissance de la loi, inventant ce slogan, qui laisse encore perplexe, selon lequel la République se vit à visage découvert »20. Il est bien noté, pourtant, que « l’accompagnement scolaire réalisé au pied des mosquées », qui engendre « ségrégation des garçons et des filles », attire de plus en plus les musulmans21 mais c’est à la société française que cela est reproché.
Ce qui touche aux liens entre l’islam et le terrorisme est tout autant écarté : « cessons de confondre quelques malades mentaux, hélas sans confession, qui – comme hier nos anarchistes – croient que tuer des innocents est un mode d’action politique, avec la religion. » 22 « Non, l’islam ne génère pas le terrorisme, il n’est pas inscrit dans ses gènes. Comme toute religion et comme aucune n’y a fait exception, l’histoire le montre assez, elle a ses obscurantistes et ses fanatiques. […] mais ils sont dans notre pays, rares, minoritaires, et sans rapport aucun avec l’islam. »23. Ceux qui s’inquiètent sont censés supposer que « les hordes islamistes terroristes auxquels nous faisons la guerre à l’étranger menacent nos foyers. » ; « Une barbe, un foulard, trois formules – le pauvre hère mal payé ou chômeur, déconsidéré et relégué, devient une menace, une puissance, fait la une des magazines, terrorise le bourgeois, et le fait colloquer gravement sur tous les tons du choc de civilisation qui se prépare ! »24. « Stigmatiser quelques zélotes » conduit à « ostraciser des millions de croyants »25.
Ainsi donc, l’islam n’est pas en cause et ce sont ceux qui résistent à son emprise qui sont dénoncés, associés à « un laïcisme de combat, furibond et moralisateur, qui mêle dans un étrange ballet les zélotes des racines chrétiennes de la France […] et républicanistes tout aussi intégristes, qui semblent n’avoir de la liberté qu’une idée terrifiée, où, hélas, souvent terrifiante. »26. Pour échapper à ce monceau d’idées absurdes, il s’agit de laisser à l’islam « toute sa place de grande religion », de considérer enfin « l’islam comme une religion paisible et respectable »27.