L’auteur, sociologue et cadre académique, a longtemps dirigé la Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH). Suite aux propos de la ministre Frédérique Vidal qui s’inquiétait de la pénétration de « l’islamo-gauchisme », et demandait un rapport, il s’est « saisi » de lui-même et présente comme un rapport un livre publié deux mois après (avril 2021). Il y soutient les études décoloniales et intersectionnelles, minimise leur impact et se garde d’évoquer l’université française, lui préférant la recherche « internationale » dominée par le modèle américain. Ce rapport prétend s’appuyer sur des décennies de recherche. Il entend refléter une opinion moyenne, modérée et nuancée — mais laisse apparaître, malgré des prudences de style, des compromissions.
Deux articles récents les éclairent :
- Isabelle de Mecquenem dans Le Droit de vivre, revue de la LICRA : https://www.leddv.fr/culture/lecture/le-wieviorkisme-ou-la-part-du-lion-a-propos-dun-rapport-20210430 [le lecteur trouvera sous ce lien la réponse de M. Wieviorka]
- Une tribune collective dans Marianne signée par de nombreux collègues de l’Observatoire dont Pierre-André Taguieff et Nathalie Heinich.
À l’occasion de la sortie de son livre, l’auteur a multiplié les attaques routinières contre l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires : ici par exemple.
Voici, sans commentaires des extraits de cet ouvrage, suivis de documents complémentaires qui permettent d’alimenter la réflexion.
1/ L’OUVRAGE
Florilège d’extraits choisis, les passages en gras sont de notre fait, de même que les intertitres en italiques.
Michel Wieviorka
Racisme, antisémitisme, antiracisme. Apologie pour la recherche
Rapport à Madame Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation
A/ Le racialisme n’a rien de commun avec le racisme
P. 34 : La naturalisation des groupes humains qu’évoque le vocabulaire de la racialisation, même si elle est aussi une « construction sociale » dans la terminologie à la mode, est une chose qui mérite bien sûr d’être étudiée, mais qui ne coïncide pas exactement avec le racisme. En particulier, la racialisation de la vie collective ne relève pas de la justice et du droit, en tout cas pas nécessairement ou directement ; la notion, aussi fortes soient les inquiétudes qu’elle véhicule, ne met pas en jeu d’emblée le caractère criminel des discours et des actes racistes. Elle postule des différences entre « races », mais ne les hiérarchise pas automatiquement ; elle peut y voir une source d’oppositions.
P. 37 : Aujourd’hui en France, et en particulier chez les sociologues, la « race » s’impose de plus en plus comme une catégorie pertinente, l’idée ici, déjà présente chez Colette Guillaumin au début des années 1970, mais de fait surtout reprise des États-Unis, étant qu’il s‘agit d’une construction sociale, et qu’à partir de là, elle existe bel et bien, exerçant des effets sur la vie individuelle et collective.
B/ L’Observatoire du décolonialisme appartient à un « pôle » non scientifique et purement polémique
P. 42-43 : un deuxième pôle qui s’est constitué pour affronter idéologiquement et politiquement la nébuleuse postcoloniale, identitaire ou intersectionnaliste sur une base républicaine. Ce deuxième pôle comporte quelques chercheurs solides, mais se définit avant tout par son engagement dans le débat public. On le retrouve dans plusieurs pétitions et tribunes parues dans la presse, dans le mouvement « Le printemps républicain » créé en 2016, ou avec « l’Observatoire du décolonialisme » dont la naissance a été annoncée en même temps que la publication d’un Manifeste dans Le Point (14 janvier 2021). Il se définit comme soucieux de défendre les valeurs républicaines et la laïcité, contre les « identitaires » et les « communautaristes ». Il est très mobilisé contre l’« islamo-gauchisme », où il pense trouver la principale expression de l’antisémitisme contemporain.
M. Wieviorka ajoute :
En fait, ceux qui participent de ce pôle n’assoient que rarement leurs positions sur des travaux de recherche de première main ayant porté sur le racisme, ou l’antisémitisme, ou sur l’antiracisme. Leur dénonciation virulente de la nébuleuse postcoloniale, identitaire et intersectionnaliste n’ouvre avec elle aucun débat, aucune perspective de débat autre que la polémique dans l’espace public. Il comporte des intellectuels publics, comme Pascal Bruckner ou Alain Finkielkraut, des responsables politiques, y compris des ministres comme Jean-Michel Blanquer (Éducation nationale et Jeunesse) et Frédérique Vidal, des journalistes et essayistes influents comme Caroline Fourest, pour qui « islamo-gauchisme désigne ceux qui, au nom d’une vision communautariste et américanisée de l’identité, combattent le féminisme universaliste et la laïcité » (dans Libération, 14 avril 2016).
C/ L’islam n’est pas antisémite et les « républicanistes » sont dans l’erreur
Le débat ici est politique, il s’agit aussi de récuser l’usage d’« islamophobie », alors jugé dans cette mouvance républicaniste « dangereux » ou inadapté, de prendre position au sujet de Charlie Hebdo, de la publication de caricatures du prophète Mahomet, du blasphème, du port du foulard islamique, tous sujets intéressants, mais qui ne bénéficient assurément pas alors de l’éclairage des sciences sociales, sinon à la marge. Autant, on le verra, la nouvelle nébuleuse postcoloniale et identitaire est indifférente à l’antisémitisme, autant ces courants « républicanistes » sont sur ce registre particulièrement mobilisés, attribuant dans l’ensemble à l’islamisme, et éventuellement à l’« islamo-gauchisme », voire à l’islam tout court l’essentiel de la haine des Juifs aujourd’hui.
D/ Ceux qui veulent interdire Hitler ou Céline sont des partisans de la Cancel culture
P. 51-52 : de bons esprits un jour demandent que l’on republie les pamphlets antisémites de Céline, un autre veillent (sic) à ce que l’on réédite Mein Kampf, ou ne sont pas gênés s’il s’agit d’honorer Charles Maurras. Entre la Cancel Culture, qu’il faudrait savoir désigner d’une autre expression, tant celle-ci appartient au départ au vocabulaire de l’extrême droite, et de telles demandes, qui se parent le cas échéant de la science, où sont les bons et les mauvais antiracistes ?
E/ La « pensée blanche » ? rien de raciste.
P. 56 : il faut être sensible au positionnement, en France, d’un Lilian Thuram, qui n’est certes pas un chercheur, mais qui participe au débat. Quand celui qui fut un immense footballeur, et qui a créé une fondation pour l’éducation contre le racisme critique la pensée blanche, il ne prône en aucune façon une quelconque guerre des races, une logique de rupture et d’affrontement sans merci, mais bien davantage la réflexion et le dialogue.
F/ Le racialisme est inquantifiable et somme toute insignifiant
P. 57 : Les articles portant sur la “race” – celle-ci étant entendue évidemment comme une construction sociale et non comme une donnée biologique, et comportant les termes habituellement utilisés par la théorie critique de la race, tels que “racisé”, “racisation”, etc. – représentent de 1960 à 2020 seulement 2 % de la production ». L’article précise : « La tendance est certes à une nette augmentation, mais dans des proportions très limitées, montrent-ils, puisque, entre 2015 et 2020, ils comptabilisent 68 articles, soit environ 3 % de l’ensemble de la production publiée dans ces revues.
P. 63 la recherche nord-américaine est ici leader : si une société occidentale et démocratique s’est construite sur une base de domination et de brutalisation raciales, et racistes, c’est bien les États-Unis
G/ Confusion entre militantisme et recherche
P. 53 : ces approches [militantes] de la recherche ne trouvent une certaine légitimité que parce qu’elles renvoient à la culture de groupes entiers, aux lectures, aux formes de vie artistique qu’ils valorisent, à leurs modèles de consommation, mais aussi à des souffrances, des injustices vécues, passées et présentes, et éventuellement aux demandes explicites émanant de certains secteurs de la population : c’est parce que des acteurs incarnent de telles attentes par leurs pratiques, voire leurs combats que la recherche trouve un certain sens, et même correspond au mouvement général de la vie collective
P. 66 L’exemple des Noirs américains qui ont apporté, en militants, le concept de racisme systémique, avant que la recherche en fasse grand usage, nous permet de souligner un point essentiel : les sciences sociales entretiennent nécessairement un lien important avec l’engagement.
H/ Plaidoyer pour la décolonisation « des savoirs »
P. 69 : Tout ceci conduit aussi à rendre justice à un aspect important des études postcoloniales : elles sont ouvertes plus que d’autres à bien des égards à des pensées et des orientations nées dans les pays du Sud, elles sont soucieuses de décoloniser les savoirs.
Annexe
Les deux autoritarismes, par Michel Wieviorka
Par Michel Wieviorka, sociologue (https://www.liberation.fr/auteur/9916-michel-wieviorka) — 17 novembre 2020/)
« Entre Covid-19 et menace terroriste, la tentation est grande de faire appel
à plus d’autorité. C’est le discours connu du RN, qui capitalise les peurs et inquiétudes mais aussi celui tenu de façon plus diffuse par des intellectuels et le pouvoir en place. »
« Des intellectuels respectés, comme Elisabeth Badinter, des journalistes appréciés, comme Caroline Fourest, des chercheurs, des universitaires reconnus, des avocats talentueux comme Richard Malka, et d’autres, animent un climat par moments néomaccarthyste » …« ce qui constitue un pas vers une police de la pensée au sein de l’université ».
2/ QUELQUES REPÈRES
Michel Wieviorka est président du Conseil scientifique du Conseil Représentatif des Associations Noires, le CRAN (qui s’est opposé à la mise en scène des Suppliantes à la Sorbonne en 2019).
Il est favorable à un muticulturalisme qu’il estime pragmatique, ou raisonnable, en 2015 (https://wieviorka.hypotheses.org/351).
Il a défendu l’idée de « racisme institutionnel » qui fait aujourd’hui des ravages (exemple : https://www.persee.fr/issue/homig_1142-852x_1998_num_1211_1), même s’il est vrai qu’il s’est opposé plus récemment à l’idée de « racisme d’État » (https://www.liberation.fr/france/2017/11/24/michel-wieviorka-blanquer-a-eu-raison-de-porter-plainte-de-ne-pas-laisser-faire_1612399)
Il a défendu en 2006 le postcolonialisme aux côtés d’amis de personnes devenues amies du Parti des Indigènes de la République (https://www.lgdj.fr/la-fracture-coloniale-9782707149398.html)
Il a dirigé la thèse de Nacira Guénif-Souilamas (militante proche du PIR, soutenant les camps décoloniaux non-mixtes).
Après les assassinats de Juifs par Merah, il déclare : « L’antisémitisme est moins présent aujourd’hui en France » (https://www.lemonde.fr/societe/article/2012/03/20/l-antisemitisme-est-moins-present-aujourd-hui-en-france_1672642_3224.html)
En 2014, sur l’antisémitisme, il est, au mieux, à côté de la plaque : https://www.telerama.fr/idees/notre-systeme-politique-est-impermeable-a-l-antisemitisme-michel-wieviorka-sociologue,120651.php
Il a dirigé l’ouvrage collectif Antiracistes, Robert Laffont, 2017: dans cet ouvrage, il relaie les idées d’Etienne Balibar (dans « Un racisme sans races? », E. Balibar dénonce l’islamophobie et la République, au profit de son engagement obsessionnel pour les sans-papier, les immigrés, en soutien complet à la position d’Eric Fassin, p. 243). Il relaie également les idées de Nonna Mayer, Pap Ndiaye, Tietze (contre l’islamophobie).
Dans Antiracistes (Robert Laffont, 2017), Lilian Thuram défend cette idée : au chapitre « L’éducation, le droit et la loi », le riche donateur qu’est LT entend « collaborer avec l’Éducation nationale pour déconstruire la notion de racisme » et rapporte les propos édifiants qu’il a tenus dans un festival: « j’ai expliqué qu’être blanc consiste à être éduqué de façon à se penser dominant » (p. 300). Son message est que « Dans la société, un Blanc est éduqué de façon à se sentir supérieur et légitime par rapport aux personnes d’autres couleurs » (p. 296).
Ces propos ont donc été autorisés, légitimés, relayés par Michel Wieworka dans ce volume qui entend lutter contre racisme et antisémitisme.
Diffusion institutionnelle de ses idées
1) la FMSH
– au sein de la FMSH : La Plateforme internationale sur le racisme et l’antisémitisme (PIRA): https://www.fmsh.fr/fr/recherche/30674
Après avoir été contraint de démissionner de la présidence de la FMSH, Wieviorka continue toutefois à diriger la PIRA. Avec Philippe Portier, désireux d’en venir à des accommodements raisonnables sur la laïcité. Et avec, pour Coordinateur scientifique de la PIRA : Régis Meyran: https://www.fmsh.fr/fr/chercheur/regis-meyran
Régis Meyran est le coauteur avec Valéry Rasplus de Les pièges de l’identité culturelle, 2014 (ils nient la réalité de l’insécurité culturelle et mettent sur le même plan Laurent Bouvet et Eric Zemmour). Il a coordonné avec Laurence de Cock, Paniques identitaires (éd du Croquant, 2017) (vous êtes des partisans des Français de souche parce que vous êtes en panique identitaire).
La PIRA est associée à la Fondation Lilian Thuram Education contre le racisme : vedette du football, récemment remis à sa place par la LICRA pour son dérapage raciste sur « les Blancs », qui se croiraient supérieurs (Libération, 6/9/19).
– Wieviorka a fondé au sein de la PIRA le Collège d’études mondiales, soutien à Vergès: https://www.fmsh.fr/fr/college-etudesmondiales/189
Le Collège d’études mondiales a accordé une chaire « Global South(s) » durant 4 ans (2014-2018) à Françoise Vergès (auteure durant cette période de Le Ventre des femmes : capitalisme, racialisation, féminisme, Albin Michel, 2017 ; Un féminisme décolonial, La Fabrique éditions, 2019).
2) Exemple de direction de thèse : Agnès Di Féo, Le voile intégral en perspective : France, 2008-2019
https://www.theses.fr/2019EHES0104
Grâce à cette direction de thèse et à cette soutenance avec un jury choisi, la réalisatrice peut arguer de son statut de sociologue, avec doctorat, pour poursuivre la diffusion de ses films (sur Arte en déc. 2020) : https://www.arte.tv/fr/videos/101548-000-A/niqab-dejouer-les-prejuges/
« Il y a dix ans, la France interdisait le voile intégral. D’autres pays européens l’ont également interdit. Aujourd’hui, le niqab est toujours au cœur de vifs débats. La sociologue Agnès de Féo en a fait son objet d’étude. Dans son livre “Derrière le Niqab”, elle déconstruit les préjugés sur les femmes qui portent ou ont porté le niqab. »
Résumé de la thèse (extrait) :
Le but est d’appréhender une manifestation de la religiosité visible sous un angle inédit : non pas comme un simple fait religieux, mais comme une expression de la modernité, une transgression par rapport au voile traditionnel et au consensus laïc de la société française, perçue comme éradicatrice de l’expression identitaire musulmane. Le niqab est une réaction d’opposition, et non la résurgence d’une culture d’origine. Il est aussi un outil subversif d’une partie de la population française qui trouve dans l’islam visible une manière de s’affranchir de l’autorité étatique, notamment depuis que ses manifestations font l’objet d’un fort rejet populaire. Sans oublier des motifs plus prosaïques qui poussent certaines femmes à s’isoler de la société pour se protéger d’une masculinité envahissante.
(référence : http://www.theses.fr/2019EHES0104)
3/ SUR LA DIRECTION DE LA FMSH
Rapport de la Cour des comptes sur la gestion de la FMSH sous la direction de M. Wieviorka (2014-2108), présenté par le président de la cour, Didier Migaud, à la ministre le 17 janvier 2020 Frédérique Vidal.
Extraits :
La FMSH « apparaît secouée par des crises multiples qui ont pour conséquence une perte d’influence et d’attractivité marquée . En l’absence, à ce stade, de toute orientation forte de la part des pouvoirs publics sur son positionnement, elle privilégie une stratégie autonome et aventureuse, radicalement différente de son ambition originelle.
(…) Au-delà de la grande lenteur de la mise en place de différents outils statutaires majeurs comme l’adoption, seulement en juillet 2018, d’un règlement intérieur ou l’absence persistante, à ce jour, de création des commissions spécialisées prévues pour assister les instances sur des sujets essentiels (comité éthique et déontologie, commission des finances et des rémunérations), la gouvernance de la FMSH souffre de graves dysfonctionnements. Le conseil de surveillance est en retrait sur les débats stratégiques et les principaux enjeux de la FMSH et n’a pas les moyens d’exercer une véritable surveillance de sa gestion, en n’étant pas toujours informé, en amont, en cas de difficultés. Le directoire exerce ainsi ses attributions sans réel contre-pouvoir, alors même que son processus décisionnel manque de transparence et que sa dimension collégiale peine à s’affirmer.
(…) L’élection, en juin dernier, d’un nouveau directoire et de son président, acquise par la seule voix prépondérante du président du conseil de surveillance, s’est déroulée dans un climat d’autant plus tendu que des incohérences entre le règlement intérieur et les statuts ont conduit à de nombreuses interrogations sur les modalités procédurales à mettre en œuvre, qui n’ont été que très tardivement éclaircies. Elle a cristallisé des dissensions internes très vives sur le fonctionnement et le positionnement de la fondation dont le courrier d’alerte adressé au ministre chargé de l’enseignement supérieur conjointement par les présidents de la conférence des présidents d’université, du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) s’est fait l’écho.
(…) De manière préoccupante, le déploiement de multiples projets, en l’absence de dispositifs adaptés d’information interne et alors même que la dégradation du climat social s’est traduite par une impossibilité de mise en place des institutions représentatives du personnel, a eu pour conséquence des phénomènes de souffrance au travail et des risques psycho-sociaux, tardivement pris en considération.
(…) Le projet de la FMSH a perdu de son rayonnement, de son attractivité et de sa spécificité.
(…) L’activité de recherche de la FMSH pâtit du manque d’implication et de sollicitation d’un conseil scientifique qui a été mis en place tardivement, dont la composition dépend du seul président du directoire et dont le fonctionnement n’est toujours pas défini par un règlement intérieur, contrairement à la recommandation en ce sens du HCERES. Son positionnement apparaît grandement en retrait par rapport à ses attributions et à ses responsabilités, notamment en s’étant limité jusqu’à maintenant à examiner les activités et programmes que le directoire lui a proposé d’examiner sans les sélectionner lui-même. L’absence, à ce jour, de mise en place effective d’un comité de déontologie au sein de la FMSH l’expose au demeurant plus largement à des risques parfois avérés en ce domaine, ce qui ne peut que contribuer à éroder sa crédibilité, tant dans le choix des projets de recherche retenus que dans ses décisions en matière éditoriale.
(…) Plus généralement, au demeurant, les différentes activités de la fondation sont exercées de façon cloisonnée au rebours d’une affirmation de vision transversale et d’un objectif revendiqué de synergie au bénéfice du rayonnement des SHS.
(…) Ses adhésions successives à différents regroupements universitaires ne se sont concrétisées par aucune réalisation notable. Nullement contrainte de rejoindre un groupement, la FMSH a d’abord brièvement adhéré à la communauté d’universités et d’établissements (ComUE) Hautes Écoles Sorbonne Art et Métiers (HESAM) qu’elle a quittée en 2014. Elle a ensuite intégré la ComUE Université Sorbonne Paris Cité (USPC) en 2017 mais quasiment aucune des actions communes prévue ne s’est réalisée. Enfin, son partenariat depuis décembre 2018 avec Sorbonne Alliance, pilotée par l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, n’a encore été concrétisé par aucun projet effectif. »
4/ SUR LE DÉBAT SCIENTIFIQUE ET LE MILITANTISME
Nathalie Heinich (inédit, 2016)
De l’engagement des intellectuels dans l’affaire du burkini : débat avec Michel Wieviorka
J’ai publié dans Le Monde daté 31 août une tribune où je critiquais la prise de position de Michel Wieviorka publiée le 26 août sur TheConversation.fr : qualifier le débat sur le burkini de « panique morale », comme il l’a fait, me paraissait propre à enterrer toute discussion plutôt qu’à placer celle-ci sur des bases adéquates, c’est-à-dire politiques et non pas religieuses ou morales. Quelles que soient en effet les motivations ou les intentions en matière de port de burka ou de burkini, celui-ci a pour conséquence la manifestation dans l’espace public d’une conception fondamentaliste de l’islam qui relève d’une position idéologique, incitant à la soumission du politique au religieux, d’une part, et à la soumission des femmes, d’autre part. Une telle analyse aurait permis au Conseil d’Etat de valider les arrêts anti-burkini, non pas au nom de la laïcité mais au nom de l’interdiction de toute incitation à la discrimination sexiste et à une conception fondamentaliste de l’islam qui est celle-là même que mettent en avant les djihadistes. Dès lors, le débat n’oppose plus musulmans et non-musulmans, mais clive à l’intérieur de la communauté musulmane, et à l’intérieur de la gauche, entre ceux qui entendent défendre et ceux qui entendent rejeter ou, du moins, relativiser les valeurs et les lois qui fondent notre République.
Dans Le Monde daté du 4-5 septembre, Michel Wieviorka conteste ma compétence à intervenir sur cette affaire, au motif que je n’aurais pas travaillé moi-même, en tant que sociologue, sur la question. Cette mise en cause appelle trois réponses, dont deux vont au-delà d’une question de personnes, car relevant, d’une part, de la légitimité des intellectuels à se prononcer sur des sujets de société et, d’autre part, de la perspective pertinente pour analyser la polémique sur le burkini.
Passons donc sur la question personnelle : ayant quelque peu travaillé sur le statut des femmes (voir notamment Etats de femme, Gallimard 1996 ; Mères-filles, une relation à trois, avec Caroline Eliacheff, Albin Michel 2002 ; Les Ambivalences de l’émancipation féminine, Albin Michel 2003), je n’ai pas le sentiment d’être totalement incompétente sur la question de l’identité féminine – une question pas tout à fait négligeable en matière de tenues islamiques. Un simple coup d’œil à ma fiche Wikipedia aurait pu rassurer mon collègue.
Mais ce point est marginal, car même sans cela je me serais sentie fondée à développer publiquement mon analyse, en vertu de la tripartition des rôles de l’intellectuel analysée par Tzvetan Todorov : le chercheur produit des connaissances, l’expert les met au service de la décision, le penseur utilise ses capacités de réflexion pour peser dans le débat politique – chacune de ces trois positions étant légitime, à condition de s’exprimer dans les contextes adaptés. Michel Wieviorka, faute sans doute d’avoir lu les nombreux commentaires que j’ai publiés à ce sujet, ne me crédite même pas d’un début de réflexion sur ces questions de principe : « sans qu’elle en ait conscience », affirme-t-il avec l’assurance d’un personnage de L’Ecole des femmes (l’on sait bien n’est-ce pas, depuis Molière, que les femmes parlent sans savoir ce qu’elles disent). Mais a-t-il lui-même conscience qu’en condamnant toute intervention politique par des philosophes, des historiens, des sociologues etc., qui ne seraient pas des spécialistes du domaine en question, il jette à la poubelle toute la tradition de l’intellectuel depuis Voltaire ? Connaître de près un terrain de recherche, est-ce la seule condition d’une maîtrise des enjeux soulevés par une dispute ? Zola aurait-il dû être un expert en justice militaire pour s’autoriser son « J’accuse » ?
Reste le troisième point, propre à l’affaire qui nous occupe. Michel Wieviorka fonde sa propre compétence sur le fait qu’il dirige des doctorantes travaillant sur le vêtement islamique et sa signification pour les femmes concernées. Sans doute a-t-il mal saisi le sens de mon argumentation dans la tribune incriminée : j’y plaide pour un déplacement de la question, de façon à mettre en évidence les conséquences du port de la burka ou du burkini dans l’espace public, plutôt que les intentions ou motivations des musulmanes qui choisissent (lorsque c’est un choix) de manifester ainsi leur attachement à une conception fondamentaliste de l’islam. Or ce que cela produit, objectivement, c’est une banalisation et une normalisation de cette conception, et son corollaire : une stigmatisation des femmes en maillot de bain, regardées et traitées comme des putes par les accompagnateurs de ces propagandistes, naïves ou rouées, peu importe. C’est donc tout l’espace public qui est concerné par ces pratiques (et pas seulement la plage), toutes les femmes qui sont impliquées (et pas seulement les musulmanes engoncées dans leurs voiles), toute notre société qui est défiée dans ses valeurs fondamentales (et pas seulement les racistes). Ce n’est plus une question de psychologie, mais de politique. Seulement, pour en prendre conscience, peut-être faut- il élever la réflexion au-dessus de la problématique du vécu des musulmanes, aussi intéressante soit-elle pour l’avancement de nos connaissances, et au-dessus d’un corpus d’entretiens réalisés par des doctorantes, aussi intelligentes et consciencieuses soient-elles.
Mais mon collègue peut-il entendre les arguments d’une sociologue qui, selon lui, « vomit l’époque post-soixante-huitarde » ? Qu’il se rassure : je ne fais qu’en critiquer les dérives intellectuelles, et notamment la vieille pratique stalinienne de la stigmatisation qui, pour mieux enterrer les débats, commence par caser l’adversaire dans le mauvais camp – celui, naguère, de la « science bourgeoise » ou, aujourd’hui, des « néo-réacs ». Ce sont pourtant des pratiques d’un autre âge, qu’on aimerait bien voir remplacées par des discussions sur le fond plutôt que par une mise en cause des personnes. J’attends donc, cher collègue, une vraie réponse argumentée à ma prise de position. Et, surtout, une réponse claire à la question que je posais à la fin de ma tribune : choisissez-vous de soutenir le camp des musulmans soucieux d’intégration à la République, ou le camp des musulmans qui militent pour un islam fondamentaliste ?
Nathalie HEINICH
5/ QUAND M. WIEVIORKA ACCUSAIT FINKIELKRAUT
Voici le lien d’un article sur la campagne lancée en 2005 par Wieviorka contre Alain Finkielkraut:
http://laminutedusablier.free.fr/derive10.10000076.html
Les propos de Michel Wieviorka sur Alain Finkielkraut dans Le Nouvel Observateur (vendredi 25 novembre 2005) sont proprement irrecevables tant il applique et agite ce qu’il reproche au courageux philosophe : le déni des faits, l’amalgame, et même l’accusation d’avoir une responsabilité dans les émeutes :
« Je pense qu’Alain Finkielkraut a, comme d’autres, une responsabilité dans les événements récents des banlieues. Ces jeunes viennent de dire « Nous ne supportons plus de vivre dans des situations d’exclusion, alors qu’on nous promet l’intégration depuis 25 ans ». Le discours de Finkielkraut a contribué à creuser l’écart entre les promesses de la République et la réalité, il a alimenté des frustrations qui ont débouché sur ces émeutes. Finkielkraut s’enferme dans une spirale de discours de plus en plus violents, excessifs et sans aucune prise sur la réalité. »
Cette « analyse » était précédée de la phrase suivante :
« Il fait partie de cet ensemble d’intellectuels qui, depuis 25 ans, ont mis en avant une vision outrée et « républicaniste » de l’idée républicaine. Du coup, ses propos sont devenus de plus en plus incantatoires et éloignés des réalités. Ils ont été démentis par le fonctionnement même des institutions françaises.
A force de tenir en permanence un discours vantant les promesses de la République, alors que ces mêmes promesses ne sont pas tenues pour tout le monde, Finkielkraut s’est enfermé dans une logique incantatoire, qui ne peut déboucher que sur des propos extrêmes et sur l’appel à la répression policière. »