[par Vincent Tournier]
photo de Laurence Brun/Gamma Rapho
C’est une photo qui a fait le tour du monde. On y voit trois jeunes filles vêtues en minijupe marcher tranquillement dans les rues de Kaboul. Elles discutent en riant et leur bonheur fait plaisir à voir.
Tout à son désir de lutter contre les fake news, le journal Le Monde propose sur son site un reportage vidéo qui entend rectifier la vérité1. Les journalistes Karim El Hadj et Elsa Longueville ont retrouvé l’auteur du cliché : il s’agit de Laurence Brun, une photographe de l’agence Gamma/Rapho, qui a pris la photo en 1972. L’image est donc parfaitement exacte ; ce n’est pas un montage ou un détournement, contrairement à un autre cliché évoqué à la fin de la vidéo où on voit trois jeunes en short déambulant non pas à Kaboul, mais dans une ville américaine.
Dans la vidéo, Laurence Brun se dit révoltée par l’usage qui a été fait de sa photo. Sa colère a été particulièrement vive lorsqu’elle a appris que ce cliché a pu servir à l’état-major de l’armée américaine pour plaider auprès de Donald Trump en faveur du maintien des troupes en Afghanistan. L’argument des militaires était en substance : vous voyez bien, monsieur le président, que le peuple afghan aspire au mode de vie occidental et qu’il suffirait de trois fois rien pour que la civilisation resplendisse dans ces contrées lointaines.
Laurence Brun entend rectifier : si elle a pris cette photo, c’est justement parce que ces jeunes filles sortaient de l’ordinaire. Certes, une certaine occidentalisation était en cours à Kaboul sous l’influence du roi Mohammad Zaher Shah (dont l’épouse, la reine Mah Parwar Begum, se montrait elle-même en public sans voile, vêtue à l’occidentale), mais il ne faut pas en déduire que l’ensemble du pays avait adhéré à cette politique de modernisation. Dans les campagnes, les modes de vie étaient restés très traditionnalistes, et les femmes étaient totalement voilées. Même à Kaboul, la réalité était nettement plus contrastée.
Tout ceci ne prête guère à discussion. Mais alors quel est alors le problème ?
Le problème est que le message qui est ici passé par le journal s’avère terriblement pessimiste. Il consiste à dire : ne croyez pas que la modernité soit possible en Afghanistan. Cette photo est anecdotique et trompeuse. Les archaïsmes y sont puissamment ancrés et les mentalités ne sont pas près de changer : la culture locale était là en 1972 et elle sera toujours là dans les siècles à venir.
Curieusement, les journalistes du Monde ne se rendent pas compte qu’en disant cela, c’est eux qui se retrouvent sur une grille de lecture typique d’une certaine extrême-droite, qui voient les peuples comme héritiers de caractéristiques éternelles et immuables, ce qui justifiait d’ailleurs la critique de la colonisation telle qu’elle était conçue sous la IIIème République. Inversement, c’est la fachosphère actuelle qui, en laissant entendre qu’une évolution vers la modernité est possible, se retrouve sur une position humaniste et universaliste, typique de celle qui était incarnée par les républicains partisans de l’assimilation, défenseurs du progrès et de l’universalité des valeurs.
Tout à leur traque des mensonges de la fachosphère, les journalistes ne voient pas qu’eux-mêmes finissent par se retrouver sur posture identitariste, proche en cela de l’ethno-nationalisme qui est supposé provoquer une réaction allergique. Se pourrait-il que les identités soient figées, ou en tout cas moins malléables et évolutives qu’on se plaît à le dire habituellement ?
On est tenté de mettre ce débat en relation avec la manière dont la chaîne Arte a récemment présenté les débats au Canada sur les tombes d’enfants autochtones2. L’historien Xavier Mauduit s’est lancé dans un procès sans nuance de la politique d’assimilation menée au Canada avec la loi de 1857 dont le titre même (Acte pour encourager la civilisation graduelle) provoque la stupeur sur le plateau.
Dans son commentaire, le chroniqueur utilise des termes terribles : « histoire effroyable », « incroyable », « assimiler (…) c’est détruire leur culture », « idée effroyable », « ça fait froid dans le dos », « au moins 4000 morts » (mais sans précision sur les causes, même s’il est rappelé plus loin que « la tuberculose a fait des ravages), « on a retrouvé des centaines de tombes d’enfants », « on leur a ôté le respect de la mémoire », etc3.
Il existe certainement mille critiques possibles, et certainement fondées, sur la façon dont un tel projet a pu être conçu et mené. Mais le malaise vient du fait que, pour les personnes présentes sur le plateau, dont les mines peinées suffisaient à faire saisir toute l’ampleur de la tragédie humaine, la politique d’assimilation est regardée avec un effroi absolu. Aucune grâce ne lui est trouvée, pas la moindre excuse ne lui est accordée, malgré son caractère puissamment anti-raciste et égalitariste puisque c’est l’égalité des droits qui est visée, ce que personne ne songe à rappeler.
La conclusion ne souffre donc aucun doute : rien ne saurait justifier une telle politique. C’est la barbarie occidentale à l’état pur. L’assimilation n’est rien d’autre qu’un génocide qui ne dit pas son nom, et l’identitarisme est devenu la norme.