Voici quelques réflexions au sujet de l’article « Mineurs trans : la contestation des parcours de soins inquiète », écrit par Mattea Battaglia et Solène Cordier dans Le Monde, du samedi 30 mars 2024.
Je ne suis pas médecin, ni psychologue ou psychanalyste, je voudrais comme philosophe vous faire part de mes réflexions à propos de l’article publié dans Le Monde, le samedi le 30 mars, un journal qui a la particularité de continuer à se croire de référence, même lorsqu’il ne donne la parole qu’à l’une des deux parties dans des controverses en cours.
Le titre de cet article : « Mineurs trans : la contestation des parcours de soins inquiète », est déjà en lui-même un chef-d’œuvre de genre jésuite.
D’abord, comment un mineur, dont la personnalité est, et c’est le cas de le dire adéquatement pour une fois, en transition, pourrait-il être désigné comme « trans », c’est-à-dire comme un individu qui, pour utiliser la langue de bois dont se chauffent les transactivistes, ne s’est pas senti dans le bon corps, et a décidé de récuser le sexe qui lui a été assigné à la naissance ? Dira-t-on d’un enfant qui remplit un cahier de coloriage qu’il est un peintre ? d’un autre, qui commence à gribouiller ses premières lettres, qu’il est un écrivain ? Comment croire qu’un mineur pourrait être « trans », à moins de penser, et c’est précisément cela qu’il faut interroger de façon critique, qu’il existerait, à la manière d’un absolu, une nature de trans qui tomberait, comme du ciel, sur le corps de quelques élus ?
Deuxième manipulation sémantique, rien que dans le titre du Journal de la gauche sublime : « contestation ». « Ah ! Qu’en termes galants ces choses-là sont mises ! », disait un personnage de Molière. Car ce n’est évidemment pas de « contestation » qu’il s’agit, mais, plus sérieusement, plus profondément, d’opposition, de réfutation, de récusation. Le Monde veut croire qu’il n’y a que des débats et des controverses – le point de vue autre étant immédiatement rejeté comme conservateur ou réactionnaire – là où il y a une contradiction irréductible de points de vue.
Troisième manipulation sémantique, rien que dans le titre : « parcours de soins ». Comme si, avec la dépendance (qui sera presque toujours irréversible) vis-à-vis des produits pharmaceutiques, comme si avec les opérations chirurgicales mutilantes, elles également irréversibles, il s’agissait, pour des mineurs qui plus est, d’un « parcours de soins » ! Il est vrai que depuis un certain temps déjà la médecine du sport nous avait accoutumés à cette étrange chose, qu’on pouvait « soigner » des gens qui ne sont pas malades. Parler de « parcours de soins », c’est du même coup placer du côté des cruels, des sans-cœur, voire des fascistes, tous ceux qui s’y opposeraient, voire ceux qui émettraient quelques doutes quant au bien-fondé de ces soins apportés à des jeunes dont le mal-être est exploité pour des raisons à la fois idéologiques et économiques.
L’article du plus sérieux de nos quotidiens, qui s’étale sur deux pages, est un chef-d’œuvre de rhétorique doucereuse et manipulatrice. Est-ce notre faute si le rapport présenté par le parti Les Républicains, prônant l’interdiction des traitements hormonaux et des bloqueurs de puberté pour les mineurs, n’a pas été présenté par un parti de gauche, dont c’eût été pourtant le devoir ? Il est vrai que la gauche, ou plutôt ce qu’il en reste, a fini par penser que l’humanisme était une arme dirigée contre les dominés et les minoritaires. Pour un journal comme Le Monde, comme pour une bonne partie de nos médias, le simple fait que ce soit le parti LR qui pose sur la place publique la question du bien-fondé des pratiques en cours menées sur les mineurs souffrant de « dysphorie de genre » rend illégitimes à la fois la question, le débat et le combat.
Pour les deux auteures de l’article, « contagion sociale » est, à l’instar de « scandale sanitaire » et de « détransition » un « chiffon rouge ». Parler de l’impact et de la pression des réseaux sociaux, du monde des médias et de celui des spectacles sur les jeunes en crise prépubertaire et pubertaire, ce serait, en effet, relativiser cet absolu que doit rester leur ressenti : si un enfant ou un pré-adolescent sent qu’il appartient à un « genre » qui ne correspond pas à son « sexe assigné à la naissance », cela ne provient ni de causes physiologiques, ni de facteurs psychologiques, ni de conditions sociales, c’est un inconditionné parfait qui doit être pris et traité comme tel. Ainsi apprend-on, au détour de l’article, que le fils de la présidente de l’association Grandir trans, aujourd’hui âgé de 17 ans, a fait son « coming out » lorsque, encore petite fille, elle avait neuf ans. Plus loin, on apprend non sans effarement que parmi les 240 jeunes patients suivis par le centre spécialisé de la Pitié-Salpêtrière, certains n’avaient que 3 ans… Par chance, les psys, ces pères fouettards, ont été écartés : la pharmacie et la chirurgie ont le champ libre. Le médicament remplace avantageusement la parole : avec lui, on fait l’économie de l’interprétation. Le billard remplace avantageusement le divan : dans l’immédiat, les séances sont beaucoup moins longues.
Mesdames Battaglia et Cordier, les auteures de l’article, qui balaient d’un revers de coude la « contagion sociale » (elles auraient pu utiliser les termes d’influence, d’impact, de détermination, de cause, mais « contagion » a l’avantage de faire morbide), devraient méditer cette maxime de François de La Rochefoucauld : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour ».
Que peut valoir le rapport rédigé par des sénateurs réactionnaires contre le vécu de Maryse Rizza, la présidente de l’association Grandir trans ? Le vécu de cette mère doit correspondre au ressenti de son enfant : les faits et leur connaissance n’ont plus lieu d’être, seul l’affect prévaut. D’ailleurs, Madame Rizza le pense sincèrement : sans les bloqueurs de puberté et le traitement hormonal, elle aurait perdu son « enfant » (un psychanalyste n’eût pas manqué de remarquer qu’elle n’a dit ni son « fils » ni sa « fille »). Cet argument au chantage de suicide, qu’aucune statistique ne confirme, est utilisé de façon récurrente par les transactivistes : l’alternative est : le parcours de transition (pharmacie plus chirurgie) ou la mort.
La violence de ce « parcours de transition », dont l’expression évoque un itinéraire agréable, une randonnée salutaire, un cheminement prometteur, doit être effacée à partir d’un terme neutre ou positif. Rien ne doit renvoyer à la réelle destruction d’une individualité par le pouvoir conjugué de l’idéologie individualiste néolibérale et de la techno-économie capitaliste. Ainsi le terme de « pause » (répercuté par la désolante présidente de l’association Grandir) suggère-t-il l’idée d’un arrêt provisoire et sans dommage d’un processus en cours. Lorsqu’un DVD est mis en pause, il peut être repris à n’importe quel moment, à l’endroit précis où il a été arrêté. Parler de pause à propos des bloqueurs de puberté, c’est faire comme si l’existence, la vie était traduisible en termes mécaniques, comme si la durée (voir Bergson) pouvait être identifiée au temps de la montre, de l’horloge, du chronomètre ! Parler de « pause » à propos d’un moment où le corps humain connaît sa transformation la plus radicale, celle de la puberté, c’est l’assimiler à une machine, nier en lui ce qu’il a de vivant, c’est-à-dire d’unique, d’aléatoire, de fantaisiste, de créateur, de tragique aussi.
Un autre terme signale toute l’infamie de cette idéologie morbide qu’est le transactivisme et que, naturellement, les auteures de l’article reprennent à leur compte : celui de « torsoplastie », un euphémisme pour désigner la mastectomie, l’ablation des seins, dont les images, insupportables, devraient être, pour l’information du public, largement diffusées pour qu’il puisse se rendre compte, enfin, ce que peut signifier pour certains un « parcours de transition ». Astucieuse trouvaille que cette « torsoplastie » qui suggère l’art de la sculpture, le modelage, la création de formes nouvelles, et qui, par voie de conséquence, efface la terriblement réelle mutilation, l’insoutenable destruction d’un beau corps féminin sacrifié sur l’autel d’une techno-économie et d’une fantasmatique toutes-puissantes. Dans les premiers siècles du christianisme, sainte Agathe eut les seins arrachés par des tenailles, c’était une martyre victime de bourreaux au service d’un pouvoir qui ne pouvait admettre sa foi. Aujourd’hui un nombre croissant de jeunes filles « demandent » elles-mêmes à leurs bourreaux de les « délivrer » de leur féminité honnie. Il y a une autre différence : les jeunes filles qui subissent une mastectomie, une mutilation dont la torsoplastie cèle le nom, n’auront pas la grâce de rencontrer un saint Pierre capable d’effacer leurs blessures.
Pendant longtemps nous avons pu croire que la tâche principale d’une société démocratique consistait à lutter pour la liberté et contre les injustices. Nous savons à présent qu’il y a quelque chose de plus grave que la menace contre la liberté et contre notre idéal d’égalité : le risque de barbarie sous le couvert des technologies nouvelles et de nouvelles idéologies.