Une conférence controversée et censurée
L’objet de la conférence du 5 mars de Florence Bergeaud-Blackler au conseil régional des Hauts-de-France à Lille a déjà été exposé de nombreuses fois à la requête d’associations diverses se réclamant de la gauche comme de la droite, ou n’arborant aucune étiquette partisane. L’ouvrage qu’elle présente1n’est pas un manifeste politique, ou bien un traité militant, mais un livre scientifique à visée didactique. Il est ainsi d’autant plus surprenant que cette conférence n’ait pu avoir lieu dans une université, pour des justifications qui restent des plus curieuses au vu de la qualité de l’ouvrage… Cette somme sur le frérisme est en effet le résultat de trente années de recherches, commencées à Bordeaux puis étendues à l’échelle nationale.
L’idéologie des Frères musulmans : entre tradition et modernité
Ce traité est un rappel salutaire, il met en lumière une organisation qui préfère prospérer dans l’ombre : les Frères musulmans. Une confrérie fondée en 1928 par un jeune étudiant égyptien, Hassan el-Banna, révolté par l’occidentalisation des élites de son pays et soucieux de mener une réislamisation – selon ses propres vues – de l’Égypte et du monde islamique. La confrérie s’étend alors dans un contexte régional marqué par la chute de l’Empire ottoman, puis la dissolution du califat en 1925. Une disparition choquante pour les contemporains et qui interroge nombre de penseurs arabes, alors perplexes sur l’attitude à tenir face à la modernité occidentale et à son influence au Moyen-Orient. Le courant de la salafiyya émerge ainsi en ce début de siècle, et donne naissance à plusieurs entités qui diffèrent certes par les moyens d’actions, mais partagent néanmoins une commune origine. Le jihadisme représente le combat armé, menant de façon assumée la guerre sainte ; l’islam politique désigne quant à lui la fondation de partis politiques nationaux, en mesure de prendre le pouvoir par les urnes, comme l’illustre Erdoğan en Turquie ; le frérisme est une autre dimension : un réseau transnational de militants endoctrinés, visant à l’établissement d’un califat.
Le frérisme a ses mentors, notamment Yûsuf al-Qarâdâwi, continuateur d’el-Banna, et il entretient un rapport paradoxal avec la modernité. En effet, la modernité politique et sociale est prohibée, un bon militant des Frères musulmans se doit de traquer et éliminer l’« illicite » chez lui ou le voisin (de gré ou de force en ce qui le concerne), de rejeter l’État-nation qui ne serait qu’un avatar des mécréants occidentaux. Cependant, ils ne sont en rien d’archaïques prédicateurs perdus dans les ruines de Palmyre ou bien les grottes de l’Hindou Kouch, ce sont de fervents adeptes de la modernité technologique, de l’utilisation de tous les moyens à disposition pour diffuser le message de la confrérie. Les Frères musulmans sont à la fois révolutionnaires et pragmatiques. Pour faire régner la charia à coup de fouet, ils convient de la faire advenir à coup de tweets.
Leur but ultime ? Restaurer le califat, qui suivrait leurs préceptes et leur interprétation de l’islam. Comme l’écrivait el-Banna, « Nous sommes une idée, un dogme, une ligne de conduite », avec la théocratie comme objectif final. Pour cela, al-Qarâdâwi avançait dès les années 1990 une stratégie de long-terme, visant à la prise de pouvoir en assumant le rapport de force constant avec les États institués. Et si la confrérie est née en Égypte et continue d’agir dans le monde musulman, elle a depuis trouvé une terre de mission en Occident.
Une stratégie d’infiltration et de conquête progressive
Son éclosion a d’abord été des plus discrètes, par un effort de prédication dans les campus nord-américains, profitant du climat de liberté d’expression de la décennie 1960 et plus largement des facilités offertes par la démocratie libérale des États-Unis. Si les mœurs occidentales ont effrayé certains penseurs, repartis dans leurs pays d’origine à l’image de Sayyid Qutb, un des maîtres à penser des jihadistes contemporains, d’autres ont vu en l’Occident une terre de mission, un espace propice à la subversion et la conquête, désigné comme le « Dar al-Ahd » ou « terre du pacte ». L’Occident devient une cible prioritaire, un objectif à conquérir ou, selon l’autrice, une société « charia-compatible ».
Pour cela, la confrérie suit ce qui pourrait être à juste droit qualifié de plan de bataille, une « islamisation du proche vers le lointain ». Le recrutement se fait à diverses échelles, mais de préférence en ciblant de jeunes individus, espérant ainsi qu’ils puissent convertir leur famille à la doctrine du mouvement, par un effet de tache d’huile. Le monde associatif et les clubs de sport sont d’ailleurs des lieux de prosélytisme privilégié. Notons cependant que ce recrutement n’est pas ouvert à tous, il se fait au contraire par une sélection minutieuse. Un individu jugé prometteur est d’abord approché dans le cadre d’une activité associative ou d’un club sportif, permettant de le tester puis de le rééduquer sur le long-terme. Ainsi, il devient peu à peu membre à part entière, progressant dans la hiérarchie grâce à sa loyauté et s’il n’était pas accepté comme un nouveau Frère, qu’importe, la confrérie a eu tout le temps de l’endoctriner.
Ces méthodes restent discrètes, et les Frères musulmans cachent avec soin l’étendue de leurs activités, quoiqu’ils n’hésitent pas à se montrer en public à l’occasion. Particulièrement lors du congrès des Musulmans de France (MF), anciennement Union des organisations islamiques de France (UOIF), tenu chaque année, et sans doute la plus importante manifestation de l’islam politique dans un espace public européen.
Mouvement conquérant, avec une doctrine révolutionnaire, ce plan de bataille suit une ligne érigée par al-Qarâdâwi dans ses écrits : former une élite d’avant-garde, imprégner l’opinion publique du vocabulaire de la confrérie (d’où le terme d’ « islamophobie » si répandu à présent) et préparer un climat international prompt à recevoir le mouvement avec une certaine indulgence. Leur but en a donc été clairement affirmé par les leaders du mouvement, avec une dangerosité réelle. La capacité à s’adapter aux circonstances locales, à adapter leur vocabulaire au langage militant de la gauche radicale, explique comment celle-ci a pu être infiltrée de façon croissante, en France comme en Belgique ou au Royaume-Uni.
Nous avons donc affaire à une offensive planifiée et, peut-être le plus inquiétant, ses objectifs semblent en bonne voie d’accomplir leurs buts, servis par un aveuglement bien trop répandu… sans oublier une saine dose de lâcheté parmi les élites françaises.