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Courrier en réponse au bulletin d’histoire de la sociologie

Courrier en réponse au bulletin d’histoire de la sociologie

[par Jean Ferrette] Nous reproduisons ici avec son accord le courrier de l’auteur adressé au RT du bulletin


Chers collègues,

c’est vrai, le dernier bulletin est beau et intéressant.

Toutefois, je ne me joindrais pas au choeur des laudateurs, car il contient des éléments problématiques dont il nous faut absolument discuter. Et après tout, quel meilleur moment que celui des fêtes pour jouer le trouble… fête?

Sur l’intersectionnalité

Cela commence page 4 avec l’évocation de la notion d’intersectionnalité. Celle-ci est née d’un article publié en 1991 par Kimberlé Crenshaw dans le contexte américain de discrimination raciale. Avant d’être importé en sociologie, il consiste seulement à décrire une situation ou une femme noire pouvait être opprimée à la fois en tant que femme et noire. Cela devient-il pour autant un concept sociologique? En tout cas, on peine à en comprendre le sens, sauf au moment où à la page suivante, il est posé comme synonyme « d’interdisciplinarité »… ce qu’il n’est pas. En revanche, il trouve sa place dans la problématique du congrès si, et nous devons être clairs là-dessus, il est l’enjeu d’une importation du plan militant au plan scientifique. Dans cas, nous devons en discuter le gain en terme heuristique, et le coût en terme idéologique, ce dernier terme devant être pris comme falsification des faits au profit d’un engagement partisan.

Dans la même page, je lis: « des catégorisations d’études : études de genre, études postcoloniales, études décoloniales etc. »
je ne sais pas ce qu’est une « catégorisation d’étude », mais l’ensemble renvoie de manière assez claire me semble-t-il,aux « cultural studies » et leurs multiples déclinaisons. Or nous savons, dans le contexte français et des dérives telles que « les indigènes de la république », jusqu’où peuvent nous embarquer les discours sur le « post-colonial » et le « décolonial ».

Sur l’écriture inclusive

Je relève pages 4 et 5 la tentative (non aboutie: le point n’est pas central!) d’écrire en écriture inclusive. Outre que je ne vois pas quels travaux ont démontré que là se trouvait une des sources des inégalités de genre, et que cela aboutit à éloigner encore davantage les classes populaires de la culture académique en rendant la lecture plus difficle, dans quelle instance, à quel moment, par qui a été prise cette décision qui nous engage collectivement?

Sur l’engagement

Page 10, je lis un article sur Rose-Marie Lagrave, « transfuge de classe féministe ». Qu’elle soit féministe est parfaitement son droit, et personnellement je trouve cela très honorable. Mais pourquoi confondre un engagement partisan avec un engagement scientifique? S’il est des « sociologues féministes », alors continuons à nous présenter tous par nos engagements. Cela donne « Jean-Perre Terrail, sociologue communiste », « Pierre Bourdieu, sociologue de la gauche de la gauche », » Raymon Boudon, sociologue libéral », « Alain Touraine, sociologue social-démocrate », « Jules Monnerot, sociologue du Front national »… Pour ma part, l’engagement est le plus mauvais critère de jugement d’une oeuvre, sauf à penser que celui-ci détermine sa qualité.

Par suite, je comprends tout à fait les réticences des collègues masculins à s’engager dans l’enseignement « du genre » (qui n’est pas spécifiquement sociologique, si l’on entend par là l’équivalent des « gender studies » américaines) qui serait en réalité la reprise, le développement de thèses féministes, c’est-à-dire élaborées à l’extérieur du domaine scientifique pour mieux justifier la cause défendue. Un enseignement du genre devrait être celui des rapports hommes-femmes, avec les outils de la sociologie, qui n’a pas pour visée (ou hypothèse de départ) la dénonciation de la société « patriarcale », mais bien ce qui se joue, au crédit et au débit de chaque sexe, dans l’ensemble des rapports sociaux. Poser le principe de la parité dans cet enseignement (je suis un partisan de longue date de la parité, précisément pour dissoudre les illusions de chaque sexe sur l’autre, mais cela reste de l’engagement) serait une mesure indispensable pour ne pas en faire un monopole féminin avec un ou deux hommes alibis. Ce que j’affirme pour cet enseignement est naturellement valable pour tous les autres.

Sur la consubstancialité

Enfin, cet article se termine par la déclaration suivante: « d’enquêtes empiriques attestant que le genre est consubstantiel à la classe sociale, et à d’autres rapports sociaux que sont l’âge, la race et les sexualités, pour penser ensemble les systèmes de domination. »

« Consubstanciel » est un terme religieux qui signifie « de la même substance ». Il a certes déjà été utilisé, mais cela ne doit pas nous empêcher de nous interroger sur sa pertinence en sociologie. Mais surtout, que vient faire le mot « race » ici? Je fais partie de ceux qui, élevés au lait lévistraussien dans les années 70, ont appris que « les races n’existaient pas ». Un travailleur est-il davantage exploité parce qu’il a la peau noire, ou bien parce qu’il vient de pays longtemps dominés et qu’il arrive en France en disposant de moins de ressources qu’un natif? La race nous éloigne de la science et nous rapproche de l’idéologie en en faisant un principe explicatif à égalité des autres. Pour ma part, vieux marxiste impénitent, je place les rapports d’exploitation au-dessus des autres, les autres caractères étant en soi peu significatifs, bien qu’ils aient toujours été agités pour diviser les travailleurs. Ayant fait ma thèse sur une usine ayant employé peut-être une centaine de nationalités et rencontré un grand nombre d’ouvriers et d’ouvrières, ces différences s’estompaient dès la deuxième génération par la communauté de vie, d’éducation et de travail.

Vous l’avez compris: à l’heure où l’accusation « d’islamogauchisme » et de « wokisme » disqualifie encore davantage la sociologie qui n’avait pas besoin de ça, nous devons être hypervigilants et scruter tout début de dérive. Gagner en crédibilité ne réussira que si nous gagnons en scientificité.

Amicalement.

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