présidente du CERIF (Centre de Recherche et d’Information sur le Frérisme) [Copenhague, 2024].
Dans un texte intitulé « À propos de l’annulation de la venue de FBB à l’Université de Lille », deux chercheurs du CERAPS, Karim Souanef et Julien Talpin, s’emploient à démontrer que ma conférence prévue le 5 mars 2025 n’a pas été annulée par l’Université pour des raisons politiques mais pour des raisons scientifiques et déontologiques.
Comment et avec quels arguments ? Et qui sont ces chercheurs ? Pourquoi est-ce, selon moi, une décision politique ?
Reprenons leurs arguments sur la forme et sur le fond.
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Sur la forme, d’abord
Remarquons que les auteurs placent immédiatement l’affaire sur le plan politique, ce qui paraît assez contradictoire avec l’annonce de leur démonstration visant à prouver que l’affaire n’est « pas politique » mais « scientifique » et « déontologique ».
Ils me font passer pour une femme de droite qui s’attaquerait à la gauche radicale.
- Le premier paragraphe informe directement les lecteurs que deux élus et ministres Les Républicains Xavier Bertrand et Bruno Retailleau ont «très vite » soutenu la conférencière (moi-même, donc) et ont médiatisé sa « non-venue »
- Il souligne que la conférence a été organisée par l’organisation étudiante UNI (une des rares connues pour sa proximité avec la droite).
- Les auteurs affirment que j’aurais accusé le doyen d’avoir pris la décision de non-autorisation « sous la pression de l’extrême gauche ». Or j’ai précisément dit dans un entretien avec Céline Pina pour le journal Causeur que, s’il y a eu une manifestation contre moi venant d’associations étudiantes d’extrême gauche – affiches injurieuses et diffamatoires à l’appui – la décision a bien été prise par le doyen avec l’appui du président et c’est à eux que j’attribue la responsabilité pleine et entière de cette censure.
- Les auteurs citent également les espaces « politico-médiatiques » de droite qui ont consacré des articles à mon livre (Valeurs Actuelles, Le Figaro, Revue des Deux Mondes) et oublient ceux de gauche comme Libération, Le Monde, La Croix et Mediapart. Ces derniers ont aussi écrit à propos de mon livre faisant d’ailleurs parfois intervenir des chercheurs sous anonymat selon des pratiques journalistes douteuses comme l’a analysé la linguiste Yana Grinshpun.
En soulignant dès le début de leur article ces dimensions politiques, les auteurs, qui s’adressent au lectorat de Mediapart, un public de gauche, ne font pas que donner des informations : ils orientent les lecteurs vers une analyse politique, tout en prétendant proposer une analyse scientifique… dans Mediapart.
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Sur le fond, ensuite
Examinons les arguments qui se prétendent scientifiques et déontologiques.
La décision de ne pas m’autoriser à donner une conférence à l’Université de Lille
La décision prise par le doyen a été motivée explicitement par un risque de trouble à l’ordre public comme les auteurs le précisent. Est-ce bien déontologique ?
Ni le doyen, ni le président de l’université, ni les auteurs ne s’interrogent, ni n’expliquent en quoi ma simple présence pourrait induire un « trouble à l’ordre public ». Et quand bien même une universitaire dans une université représenterait un danger à cause d’un livre salué par plusieurs prix – à droite comme à gauche – et des travaux récompensés par une Légion d’honneur… il faudrait expliquer pourquoi cela justifierait une interdiction absolue et totale de ma présence dans cette université.
Dans un mail envoyé à l’organisateur (l’UNI), le doyen explique qu’un « laboratoire » de sa faculté ne supporterait pas ma présence. Le CERAPS, auquel les auteurs du texte de Mediapart appartiennent, sont selon moi proches de la sphère d’influence des Frères musulmans. Les deux auteurs le rapportent sans s’en défendre.
Ce lien avec le frérisme, je ne le fais pas gratuitement. J’estime que quand on recrute des sondés pour un travail de recherche auprès d’acteurs fréristes, on travaille avec eux, voire pour eux. C’est par exemple ce qu’ils ont fait dans le livre cosigné par Julien Talpin La France, tu l’aimes, mais tu la quittes. Enquête sur la diaspora française musulmane. Or, mon livre Le Frérisme et ses réseaux publié aux éditions Odile Jacob en 2023 traite précisément des stratégies d’influence fréristes, notamment dans le monde académique auquel je consacre plusieurs chapitres. Je regrette que les auteurs ne présentent aucune citation de mon livre. C’est dommage, car là commence le débat académique, qui a ses règles que ces deux déontologues improvisés semblent ignorer : lire son contradicteur, le comprendre, le citer et lui opposer des arguments.
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L’idée fausse selon laquelle je refuserais l’évaluation par les pairs
Les deux auteurs sont affligés que je n’aie pas publié mon ouvrage dans une maison universitaire, échappant ainsi, disent-ils, à la critique des pairs. S’interrogent-ils sur leur propre comportement, consistant à infliger cette critique depuis un journal connu pour son activisme politique (Mediapart) ? N’ont-ils pas eux-mêmes refusé tout débat dans l’enceinte académique ?
Par-dessus le marché, ces chercheurs me reprochent de ne pas avoir répondu à des critiques de mon livre dans un journal peer reviewed oubliant de préciser que la quasi-totalité de ces critiques émanent de journaux militants et de réseaux sociaux1(leur critique est d’ailleurs publiée dans un simple blog de Mediapart et le livre de J. Talpin dans une maison d’édition commerciale). On doit cependant citer une exception : celle de l’article de Margot Dazey, qu’ils citent, publié en un temps anormalement rapide dans la REMMM, la revue supposément peer reviewed du laboratoire IREMAM2.Pourquoi supposément. D’abord, parce qu’un article peer reviewed met deux ans en moyenne à être publié en raison de la lourdeur des procédés de revue par les pairs, or celui-ci est paru en quelques mois. Ensuite, parce que mon ancien laboratoire, l’IREMAM est encore sous influence de François Burgat, directeur de recherche CNRS aujourd’hui retraité, dont la proximité avec les Frères musulmans n’est plus à démontrer3. J’ai dû moi-même fuir l’IREMAM suite à une accusation de « proximité avec les sionistes » alors que je ne travaillais ni sur Israël ni sur le judaïsme, et que je ne suis pas juive. Une accusation bien commode pour m’exclure de ce laboratoire où certains cultivent un antisionisme maladif.
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L’idée fausse selon laquelle je prendrais à partie mes collègues pour nourrir ma théorie
Talpin et Souanef prétendent que je prends mes collègues à partie sur les réseaux sociaux. Je commente les critiques qui me sont faites. Que quelques messages haineux et menaçants de la part de mes followers en découlent, je le regrette, mais je n’ai aucun contrôle sur eux. Quant à l’accusation de « profiter de ce procédé problématique pour nourrir (ma) thèse d’une infiltration de l’Université par les Frères musulmans », c’est prendre les lecteurs pour des idiots, ce qu’ils sont fondés à réprouver.
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L’idée fausse selon laquelle je ne citerais pas « les auteurs classiques »
Les deux chercheurs du CERAPS prétendent que je ne confronte pas mes interprétations à certains auteurs classiques comme « Pierre Bourdieu, Roger Chartier, Michel De Certeau ». Il est exact que les 400 notes de bas de page citant des références bibliographiques fournies dans mon livre n’utilisent pas ces auteurs, pourquoi devrais-je le faire, nous ne le saurons pas. Pourquoi Talpin et Souanef ne disent-ils rien de la longue liste d’auteurs que je cite et parmi eux « des classiques » plus pertinents pour mon travail (Weber, Gellner, Geertz, Rodinson, Saïd, etc.)?
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Conclusion
Les deux chercheurs du CERAPS, se prenant pour l’université, écrivent : « Contrairement à ce qu’affirme Florence Bergeaud-Blackler, ce n’est pas en raison de ses engagements politiques que l’université tient ses distances. » Ils n’en ont pas fait la démonstration. À l’inverse ils ont fait la preuve qu’ils condamnaient ce qu’ils considéraient être un positionnement politique jugé trop à droite. Pourtant rien ne démontre que mon livre aussi bien salué à droite qu’à gauche soit partisan.
Quant à mon positionnement critique vis-à-vis de la confrérie, il existe bel et bien, et je l’assume en conclusion. Les deux chercheurs me reprochent en effet d’orienter « l’islam dans (mon) sens, en émettant des injonctions à la réforme » (…) « (faisant) preuve, dans le livre, d’une posture normative qui ne permet plus de distinguer la chercheuse (comprendre les Frères musulmans) de la militante (lutter contre les Frères musulmans) ». Ayant démontré le caractère théocratique du projet frériste qui entraîne la fin de la démocratie, la fin du débat contradictoire et donc de la science, je ne pouvais en tant que scientifique me contenter de le « comprendre ». C’est pourquoi ma conclusion contient des recommandations.
Que le président de l’Université de Lille s’appuie sur quelques chercheurs du CERAPS acoquinés à la frérosphère pour prendre la décision de m’interdire l’accès à l’Université de Lille (et au débat avec les étudiants et avec les pairs) est d’autant plus surréaliste que l’un de ces deux chercheurs a été épinglé pour ses biais idéologiques et politiques. Dans Le Point, Jean-François Braunstein, philosophe, Julien Damon, sociologue, Philippe d’Iribarne, économiste et anthropologue, Nathalie Heinich, sociologue, Jean Szlamowicz, linguiste, Pierre-André Taguieff, politiste, Shmuel Trigano, sociologue écrivent au sujet du livre co-signé par Julien Talpin et paru à La Découverte La France, tu l’aimes, mais tu la quittes. Enquête sur la diaspora française musulmane : « Parler de faiblesse méthodologique est un euphémisme : il s’agit tout bonnement d’une construction éditoriale relevant de l’agitation-propagande et visant à populariser une allégation idéologique dans le cadre d’un combat politico-culturel (…) Cet ouvrage constitue une honte méthodologique et déontologique, au service des basses œuvres électoralistes d’une gauche radicale dévoyée dans l’islamo-gauchisme, et qui ternit considérablement la réputation d’une maison d’édition naguère respectée4 ».