On ne présente plus Judith Butler, professeur à Berkeley : réputée créatrice de la « théorie du genre » (bien qu’elle nie que ce soit une théorie, ce qu’on lui accorde bien volontiers, elle est aussi une référence appréciée dans les études postcoloniales 1.
Or, voici qu’une semaine après l’attaque du Hamas en Israël, elle devait prononcer une conférence à l’invitation du Centre Pompidou en coordination avec l’École normale supérieure. Ses éloges passés du Hamas mettant le Centre Pompidou en position délicate, elle publia quelques jours avant dans la revue AOC un article intitulé Non à la violence, ce qui lui assura la tranquillité. Et de fait Cécile Daumas, dans Libération du 14 octobre, sous le titre, « Judith Butler, du genre humains » (sic), pouvait écrire : « La philosophe américaine admirée par les LGBT+ refuse d’être une icône et continue à penser le présent, de la non-violence à la vulnérabilité des vies » en précisant : « Plus de 800 personnes, gays, lesbiennes, trans, hétéros, non binaires, sont venues écouter Judith Butler tel un quasi-oracle ».
1/ Prenons quelque recul. Judith Butler expliquait en 2006 qu’« il est extrêmement important de considérer le Hamas et le Hezbollah comme des mouvements sociaux progressistes, qui se situent à gauche et font partie d’une gauche mondiale 2». Ils feraient même partie de la cause révolutionnaire internationale, comme l’assuraient dès 2000 Hardt et Negri : « La postmodernité du fondamentalisme se reconnaît à son refus de la modernité comme arme de l’hégémonie euro-américaine – à cet égard, le fondamentalisme islamique représente bien un exemple paradigmatique 3». On aura compris que ces postmodernes pro-iraniens et ces djihadistes affiliés aux Frères Musulmans étaient des déconstructeurs et non des destructeurs, des progressistes de gauche et non des tueurs fanatiques.
2/ En 2014, Butler ajoutait une contribution supplémentaire à la déconstruction dans sa contribution à l’ouvrage Deconstructing Zionism 4. Le co-directeur de ce collectif, Gianni Vattimo, figure internationale de la déconstruction, pédagogiquement intitulée « How to Become an Anti-Zionist 5», après avoir évoqué Ahmadinejad (alors encore Premier ministre), insinuait ceci : « Quant à l’idée de faire “disparaître” l’État d’Israël de la carte – un des thèmes ordinaires de la “menace” iranienne –, elle semble n’être pas complètement déraisonnable. 6» Il concluait, sur le même mode de concession euphémique : « Parler d’Israël comme d’un “péché impardonnable” n’est donc pas si excessif. » Avec cette catégorie de théologie politique, nous retrouvons ici le thème des juifs damnés, voire sataniques. Toutefois, si les juifs sont dans le péché 7, un État ne peut l’être : cet antisionisme déconstruit n’est donc qu’un cache de l’antisémitisme le plus traditionnel.
Pour retourner la tradition judaïque contre les juifs, c’est alors un antisémitisme « culturel » qui s’élabore. Par exemple, Vattimo conclut ainsi un persiflage insane : « La précieuse richesse et la profondeur de la tradition juive est tellement putride, un air suffocant dont il faut se libérer pour éviter de verser du sang pour la tombe de Rachel. […] 8» Il reverse ainsi à la tradition judaïque un attribut immémorial de la propagande antisémite, la puanteur qui décèle la connivence des juifs avec le monde infernal. On comprend mieux aussi pourquoi Žižek, autre contributeur du même collectif, trouve que « Hitler n’est pas allé assez loin 9». La déconstruction, telle que l’entendent avec lui les auteurs du collectif Deconstructing Zionism, doit aussi éradiquer le judaïsme, bref parachever l’« auto-anéantissement » qu’appelle Heidegger à propos de l’extermination des juifs 10.
3/ Au moment des attentats islamistes de masse en novembre 2017, Judith Butler se distingua aussi par des propos qui jetaient bizarrement le doute : parus en anglais dans Verso, ils furent traduits le 19 novembre 2017 dans Libération, sous le titre « Une liberté attaquée par l’ennemi et restreinte par l’État ». Après avoir trouvé l’attentat « choquant » (shocking), Butler jette doublement le doute sur la revendication par Daech. D’une part, écrit-elle, « les experts étaient certains de savoir qui était l’ennemi avant même que l’EIIL [Daech] ne revendique les attentats » : cela accréditerait comme au 11 Septembre la thèse d’un complot. Le thème complotiste est récurrent dans cette mouvance, et par exemple la charte du Hamas se réfère posément au Protocole des Sages de Sion, ce faux de la police tsariste qui fait à ses yeux autorité 11.
D’autre part, le communiqué de Daech parle de « perversité », ce qui selon Butler serait étranger au langage islamique : « Qu’ils aient choisi pour cible un concert de rock – un endroit idéal pour un massacre, en fait – a été expliqué : ce lieu accueillait l’“idolâtrie” et “une fête de perversité”. Je me demande comment ils connaissent le terme “perversité”. On dirait qu’ils ont des lectures étrangères à leur domaine de spécialité (field). » La professeure Butler aura sans doute par inadvertance négligé les sourates 3, 5, 6, 9 (notamment versets 49-54), 32 et 59 du Coran, où la perversité est sainement condamnée, comme il se doit dans les religions qui se respectent.
Si les véritables auteurs du massacre restent ainsi dans l’ombre, Butler dénonce clairement l’État français : il est dirigé par un bouffon (buffoon), il proclame l’état d’urgence et porte atteinte aux libertés12, et il mène une « guerre nationaliste contre les migrants 13». Enfin, Butler dépasse le cadre français pour mettre les victimes en concurrence : « Le deuil semble strictement limité au cadre national. Les près de cinquante morts de la veille à Beyrouth sont à peine évoqués, et l’on passe sous silence les cent onze tués en Palestine au cours des dernières semaines, ou les victimes à Ankara. 14» La mise en accusation de l’Occident et des États occidentaux, la mise en doute des commanditaires des attentats, tout cela exerce une pression sur l’opinion et peut même influencer la qualification des crimes.
4/ Nous sommes à présent mieux en mesure d’apprécier l’article de AOC à propos de l’attaque du Hamas. Le titre Condamner la violence donne le ton. Les auteurs, les intentions, les modalités, les conséquences sont-ils véritablement précisés ? « Je veux parler ici de la violence, de la violence présente, et de l’histoire de la violence, sous toutes ses formes ».
Certes, Butler écrit « Je condamne les violences du Hamas », sans préciser leur finalité (la destruction de l’État d’Israël), ni leur intention génocidaire qu’illustre l’assassinat d’enfants en bas âge, mais pour passer tout de suite à autre chose : « Soyons clairs. Les violences commises par Israël contre les Palestiniens sont massives : bombardements incessants, assassinats de personnes de tous âges chez eux et dans les rues, torture dans les prisons israéliennes, techniques d’affamement à Gaza, expropriation radicale et continue des terres et des logements. Et ces violences, sous toutes leurs formes, sont commises sur un peuple qui est soumis à un régime colonial et à l’apartheid, et qui, privé d’État, est apatride ». Bref, elle reprend à son compte « les Palestiniens sont forcés de vivre dans un état de mort, à la fois lente et subite ».
Après avoir rappelé « l’égale pleurabilité de toutes les vies 15», elle entend semer l’épouvante en demandant « si le discours génocidaire de Netanyahu va se matérialiser par une option nucléaire ».
Dans les textes de Butler et de son courant de pensée, les mots absents signifient d’autant plus que les mots présents, comme violence, s’accumulent en répétitions. Parmi ces absents, notons : Iran, Qatar, Frères musulmans, islam, islamisme, terrorisme. En revanche, le mot colonial et son dérivé colonialisme reviennent dix fois, comme dans « la question de savoir si le joug militaire israélien sur la région relève du colonialisme ou de l’apartheid racial », ou quand il s’agit « de renverser le système colonial 16».
La conclusion mérite une attention particulière : « Le monde que je désire est un monde qui s’oppose à la normalisation du régime colonial israélien (…). Et pourtant, il faut que certains d’entre nous s’accrochent farouchement à cet espoir, et refusent de croire que les structures qui existent aujourd’hui existeront toujours. Et pour cela, nous avons besoin de nos poètes, de nos rêveurs, de nos fous indomptés, de tous ceux qui savent comment se mobiliser » (je souligne).
Quelles sont ces mystérieuses « structures » ? Ne serait-ce pas l’État d’Israël ? Le pathos sur les rêveurs légitime l’irrationnel, celui sur les poètes détourne l’attention, procédé favori d’auteurs comme Heidegger et Derrida : mais « tous ceux qui savent » ont compris. Qui sont ces fous indomptés ? Ne seraient-ils pas les “fous de Dieu” ? Le vœu de détruire Israël reste au fondement de la théologie politique du Hamas.
Conformément au principe que la fin ne justifie pas les moyens, Butler condamne des moyens, mais non l’objectif, et demande simplement « quels peuvent être les autres moyens de renverser le système colonial ». Sous couleur de condamner la violence, Butler réitère donc son soutien de principe au Hamas sans d’ailleurs revenir sur l’étiquette « de gauche » qu’elle lui avait naguère attribué.
On pourrait s’étonner qu’une « idole » des communautés LGBT soutienne un mouvement islamiste, alors que les quinze pays à criminaliser encore l’homosexualité sont tous des pays islamiques, ou des mouvements islamistes comme Daech et le Hamas17. D’ailleurs, on n’a pas entendu les postféministes s’indigner qu’en Arabie saoudite on décapite encore des « sorcières » au sabre.
Peu importe, l’idéologie intersectionnelle joue déjà un rôle géopolitique. Les dictatures post-socialistes étaient en lutte contre l’islamisme, comme en témoignent les guerres russes en Afghanistan, puis en Tchétchénie, et dernièrement l’état de siège et la répression chinoise au Sinkiang. À présent, une union que l’on n’ose dire sacrée se profile cependant par divers rapprochements. D’une part, le rapprochement entre islamismes chiite et sunnite, dont témoigne par exemple le soutien politique et militaire de l’Iran au Hamas ; d’autre part, le rapprochement des pays islamiques avec les dictatures post-socialistes : par exemple les BRICS, dominés par la Russie et la Chine, vont accueillir en janvier 2024 l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Un bloc mondial des tyrannies se profile, pour attaquer l’état de droit, la démocratie, les droits de l’homme, au nom de la lutte contre un Occident essentialisé et d’autant plus paradoxal qu’il comprend la Corée, le Japon et Taïwan.
Enfin, le bloc des tyrannies trouve de précieux relais dans les milieux universitaires et culturels pour affaiblir de l’intérieur les valeurs démocratiques, comme l’attestent les intellectuels décoloniaux et intersectionnels, dont Butler reste une figure éminente.
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ANNEXE : Pour contextualiser la position de Judith Butler, voici un florilège récent qui témoigne du soutien des au Hamas des postféministes et des LGBT :
« Organisations et militantEs féministes et LGBTQI+, nous réaffirmons aujourd’hui notre soutien au peuple palestinien et reprenons à notre compte l’appel formulé en mai 2021 par le Palestinian Feminist Collective : « la Palestine est une question féministe. Nous affirmons la vie et implorons les féministes du monde entier de s’exprimer, de s’organiser et de se joindre à la lutte pour la libération de la Palestine ».
« Des figures du féminisme anti-raciste se sont prononcées en soutien à la lutte du peuple palestinien, à l’instar de Françoise Vergès qui a décrit « d’un côté une occupation coloniale avec sa violence systémique, son racisme structurel, son illusion de démocratie, le vol des terres, la torture, de l’autre un combat légitime pour la libération. Rien d’autre. »
« La militante antiraciste et écologiste Fatima Ouassak [personnalité soutenue par les Frères musulmans, NDLR] a elle aussi pris position : « dans la guerre qui oppose colons et colonisés, il faut soutenir (sans trembler) le camp des colonisés ».
La journaliste féministe Mona Chollet s’est quant à elle dite choquée par la violence du processus de déshumanisation qui s’est déclenché contre les palestiniens : « Il est clair désormais qu’ils ont été (du moins en Occident) expulsés définitivement de l’humanité. Ce n’est jamais, et ce ne sera sans doute jamais, le moment pour leur droit à la vie, à la liberté et à la sécurité. Leur souffrance n’aura jamais droit de cité. J’avoue que cette réalisation m’a fait un immense choc ».
« Le collectif Les Inverti-es a publié un communiqué affirmant : « Les trans, pédés, gouines soutiennent la Palestine ! La libération des LGBT+ passe par la libération du peuple palestinien. ».
Enfin, il faudrait dénoncer le pinkwashing d’Israël, qui voudrait attirer le tourisme LGBT pour satisfaire un atavique goût du lucre, bref « dénoncer haut et fort les tentatives d’Israël de se faire passer pour l’allié des femmes et des LGBTI. La chercheuse queer Jasbir Puar et Sarah Schulman, ancienne militante d’Act Up New York, ont en effet documenté les tentatives d’Israël depuis au moins 2005 de refaire son image à l’internationale (sic) en instrumentalisant les droits des femmes et des LGBT ».
« Pour mettre fin au régime d’apartheid, il est urgent de défendre la perspective d’une lutte massive de l’ensemble du peuple palestinien, aux côtés des travailleurs, des jeunes et des femmes de l’ensemble des pays de la région qui se soulèvent comme on l’a vu récemment en Iran suite au meurtre de Mahsa Amini ».
Alors que le régime iranien aide politiquement et militairement le Hamas, l’instrumentalisation de la mort de Mahsa Amini, un de ses crimes majeurs, en dit long sur le cynisme des « féministes » islamistes.
François Rastier est directeur de recherche honoraire au CNRS. Dernier ouvrage : Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023.