Si le premier procès de Tariq Ramadan s’est conclu à Genève le 24 mai, on aurait tort de considérer que son enseignement militant contre toute laïcité se voit dépassé : il ne fait que prospérer. Quand voici trente ans, il parvenait à faire interdire à Genève, déjà, la représentation du Mahomet de Voltaire, ce n’était que le début d’une vague de censure et d’autocensure qui se poursuit aujourd’hui dans l’enseignement français : non seulement nul n’aurait plus l’idée d’étudier cette pièce, mais l’on en est à expurger Candide, pourtant largement anticatholique, de tout ce qui pourrait faire tiquer un élève se disant musulman.
Les atteintes à la laïcité à l’école se montaient pourtant à 500 cas pour le seul mois de mars 2023, selon le ministre Pap Ndiaye, dont voici pourtant les déclarations lénifiantes : « Les chiffres (…) montrent une décroissance depuis le pic d’octobre. Il y a toujours un pic en octobre lié notamment à la commémoration de l’assassinat de Samuel Paty. Et puis il y a toujours une remontée, chaque année au moment du ramadan », a-t-il dit sans préciser la nature de ces atteintes à la laïcité. « On est environ à 500 cas pour le mois de mars », a ajouté le ministre. « Le mois d’avril, on va avoir les chiffres bientôt, ça va baisser », en raison de la fin du ramadan, mais aussi des « vacances de printemps ». Sans épiloguer sur ces variations automnales ou printanières, gageons que le mois d’août sera encore meilleur…
De l’avis général des spécialistes, le nombre des atteintes à la laïcité semble sous-estimé, faute de qualification des faits. Il le sera d’autant plus que Pap Ndiaye vient de priver le Conseil des sages de la laïcité du pouvoir de se saisir lui-même à propos des atteintes qui lui sont signalées : il devra attendre la saisine des recteurs, qui dépendent du ministre. Faute d’une plateforme de signalement directe, publique et indépendante, on en est réduit aux conjectures sur le nombre et la gravité de ces atteintes.
Voici cependant un témoignage éloquent. Il émane d’un professeur de lycée de mes amis, docteur d’État, Michel D., à qui je laisse la parole.
« Début 2021, dans un cours consacré à la tragédie classique, où il fut question de l’étude de Zaïre comme imitation voltairienne de « l’Illustre Corneille », l’allusion au Traité sur la tolérance m’incita – mal m’en prit – à prendre cet exemple de censure contre une autre tragédie du même auteur :
Hervé Loichemol « Une fatwa contre Voltaire ? », Le Monde, 14.02.2006 :
« En septembre 1993, Tariq Ramadan faisait son entrée dans le débat public. Il interpellait l’opinion et les autorités genevoises au sujet d’un projet de mise en scène – que je voulais réaliser – de la tragédie de Voltaire Le Fanatisme ou Mahomet le prophète. Les autorités culturelles locales allaient se ranger à l’avis de M. Ramadan et de M. Hafid Ouardiri, actuel porte-parole de la mosquée de Genève. Elles renonçaient à inscrire cette production dans le cadre des commémorations du tricentenaire de la naissance de Voltaire (1694), empêchant la création du spectacle.
Douze ans plus tard, toujours fidèle au poste, M. Hafid Ouardiri, solidement armé de la tolérance dans la main gauche et du blasphème dans la droite, est de nouveau intervenu auprès des autorités françaises et suisses pour que la simple lecture de cette pièce soit interdite. Cette fois, les responsables politiques et artistiques de Genève et de la France voisine ont décidé de faire respecter les règles laïques : la lecture tant redoutée eut donc lieu le jeudi 8 et le samedi 10 décembre 2005, au Centre culturel Jean-Monnet de Saint-Genis-Pouilly et au Théâtre de Carouge-Atelier de Genève, en présence d’un nombreux public et sous la protection de la police.
En quoi consistait le crime ? Il s’agissait pour quelques comédiens de lire une tragédie en 5 actes et en alexandrins, écrite il y a 264 ans, disponible aux éditions Gallimard depuis longtemps, très récemment publiée en Garnier-Flammarion, accessible sur Internet et jouée l’année dernière pendant plusieurs semaines dans un théâtre parisien sans l’ombre d’un problème. La vigilance des censeurs n’est donc pas infaillible. Pourquoi diable la présentation publique de cette pièce, censurée pour la commémoration de Voltaire, est-elle devenue possible douze ans plus tard ? Nos dévots actuels n’ont peut-être pas mesuré que le déshonneur de la commémoration avait laissé des traces qui demandaient à être réparées. (…) ».
« Mon public scolaire, poursuit le professeur, était composé d’une classe « mixte », où quelques élèves auto-déclarés musulmans ont trouvé « normal » que leur héros Tariq Ramadan agisse ainsi contre notre dramaturge classique… La controverse se serait arrêtée là si l’heure de cours suivante n’avait été soudain interrompue par l’irruption d’un élève alors inconnu (issu d’une autre classe que les miennes), un Grand Frère en quelque sorte, Driss T., me bousculant dès l’ouverture de la porte, me projetant à terre (les 64 kilos d’un grimpeur d’un mètre 70 contre les plus de 80 kilos d’un rappeur d’un mètre 80 ! On ne boxe pas dans la même catégorie), et m’aspergeant les yeux de gel hydroalcoolique (arme post-Covid !). Tout cela sans un mot et devant une classe médusée, apathique.
Plainte déposée au Commissariat et résultat judiciaire ci-joint [une convocation pour rappel à la loi]. Silence de la direction du lycée, ainsi que du syndicat profs…
Le mobile de l’agression est demeuré mystérieux pour l’Officier de Police Judiciaire, qui n’a pas retenu le lien de causalité entre le contexte « tragique » (Voltaire-Ramadan) et l’acte de l’élève prétextant une volonté de s’en prendre à un camarade… empêchée par le prof ! »
À ma demande : « L’élève s’en tire avec rappel, sans plus ? Ce n’est pas signalé comme atteinte à la laïcité, j’imagine », le professeur agressé répondit : « Aucune atteinte à la laïcité ; l’élève maintient sa version : c’est LUI la victime d’un prof qui l’a empêché de régler ses comptes… en classe ! Oui, rappel à la loi… petite leçon de morale, « sans plus » ».
Rappelons que les violences sur une personne chargée d’une mission de service public sont passibles de 3 années de prison et 45.000 euros d’amende. Le prétexte à l’agression, la lecture publique d’un article du Monde de 2006, journal réputé modéré, reste évidemment dérisoire.
Pour mesurer le chemin parcouru depuis, on peut certes douter qu’un tel texte soit aujourd’hui publiable dans Le Monde. Du moins, si l’on en juge par son commentaire après la suspension par la doyenne d’une conférence à la Sorbonne de la chercheuse Florence Bergeaud-Blackler, à la suite de la publication chez Odile Jacob de son ouvrage Le frérisme et ses réseaux. Bien qu’elle soit menacée et sous protection policière, Le Monde s’en prenait à elle, et titrait à son propos Des interrogations demeurent en s’appuyant sur François Burgat, soutien inébranlable des Frères et proche de l’émirat du Qatar : « Depuis quelques semaines, la chercheuse est l’objet de critiques de la part d’universitaires qui lui reprochent une « vision ethnocentrée » et une absence de « travail de terrain ». Parmi les plus virulents, François Burgat, directeur de recherche émérite au CNRS, qui dénonce « la vilaine officine de Florence Bergeaud-Blackler » 1.
En décembre 2022, l’Ifop informait que 56 % des professeurs du secondaire public déclarent s’être déjà auto-censurés dans leurs enseignements, pour éviter tout incident déclenché au nom de convictions religieuses ou philosophiques, soit 7 points de plus qu’en 2020, et 20 points de plus qu’en 2018, avant l’assassinat de Samuel Paty.
Une chaîne de lâchetés s’est mise en place : les directions d’établissements évitent de qualifier les faits, la police aussi, les sanctions restent nulles ou dérisoires. Les victimes se heurtent à divers dénis dilatoires comme celui-ci : « Je ne trouve pas trace par mail des relances que vous signalez m’avoir adressé pour connaître le suivi donné. Vous n’avez pas non plus depuis cette date sollicité d’entretien qui m’aurait permis de vous préciser plus tôt les suites données à cet incident ».
Les atteintes malgré tout déclarées rejoignent une liste comptabilisée par le Ministère, mais qui reste opaque, ce qui permettait récemment au Recteur de la Grande Mosquée de Paris d’en contester la teneur. Enfin, les rares chercheurs qui entendent dépasser ces apparences et établir les liens avec le prosélytisme religieux sont diffamés dans une certaine presse, ne peuvent guère s’exprimer dans les universités et sont victimes de menaces.
Ainsi les Frères l’emportent-ils sur Voltaire et l’enseignement laïc qu’ils abhorrent, car ils le considèrent encore comme un obstacle à leur théologie politique.
Laissons le dernier mot au professeur agressé — dont pour avoir fait un peu d’escalade avec lui je connais le courage physique et le « gros mental » : « Depuis cette rixe à motif idéologique, non prise en compte par ma hiérarchie (j’ai encore en tête la phrase du proviseur : « … vous savez bien que notre établissement n’est pas en proie aux querelles communautaires… » — l’élève ayant hérité d’une heure de colle pour la « bousculade »), j’aborde en classe, avec défiance, même les pages que je croyais innocentes de Candide, et les Lettres persanes sont expurgées de toute allusion aux Mahométans. Oui, je l’avoue, je m’auto-censure, privilège de l’âge, puisque jusqu’à la soixantaine je ne m’étais jamais interdit de débattre avec des contradicteurs. Plane vaguement au quotidien, je l’avoue, une appréhension en songeant à la mémoire de Samuel Paty ».
Le professeur a demandé l’anonymat, bien entendu, le prénom de l’agresseur a été modifié, et le silence étend sa loi.