Nous ne militons pas pour que l’anti-wokisme devienne une chaire universitaire, ni pour qu’il se constitue en doctrine. Ce que nous faisons, depuis nos disciplines respectives – en ce qui me concerne, la langue française et son histoire –, c’est observer avec inquiétude la façon dont certains courants idéologiques récents parasitent la recherche, détournent les combats sociaux historiques et inversent le sens même de l’engagement. C’est depuis notre poste d’observation disciplinaire, non depuis une croisade, que nous souhaitons alerter l’opinion sur un phénomène délétère pour la rigueur intellectuelle et pour la transmission du savoir.
Il flotte sur notre époque un parfum étrange, celui d’une fête foraine sans fin où les repères se déguisent, où les mots se masquent, où la morale se travestit. Bienvenue dans le grand carnaval identitaire, ce théâtre de papier mâché où la lutte contre les discriminations a troqué le sérieux des combats historiques pour les grimaces d’un monde bestourné – inversé, perverti, retourné comme un gant.
Au nom de l’inclusion, on exclut ; au nom de la diversité, on catalogue ; au nom de la tolérance, on censure. Et tout cela se fait dans un grand éclat de rire forcé, comme dans les saturnales antiques où les rôles sociaux s’inversaient, où l’esclave devenait roi – sauf qu’ici, la comédie semble vouloir durer éternellement.
On nous vend aujourd’hui le racisme comme un acte militant, pourvu qu’il cible les « dominants ». La race, que la République s’efforçait de sortir du vocabulaire juridique, revient par la fenêtre sous la forme de « statistiques racisées » ou d’ateliers en non-mixité. On célèbre la segmentation comme une avancée, comme si la lutte pour l’égalité passait désormais par la mise en fiche des origines. Sciences Po, certaines universités, et jusqu’aux institutions culturelles reproduisent à l’envi cette mise en scène des identités fixées, codifiées, et sanctuarisées.
Même scène grotesque sur le terrain du genre. La femme n’est plus celle qu’on opprime, mais celle qu’on redéfinit. Elle devient un « ressenti », une expérience intérieure susceptible d’être revendiquée par n’importe qui, pourvu qu’il se proclame femme. C’est ainsi que des compétitions sportives féminines voient arriver des concurrents biologiquement masculins, que des associations féministes traditionnelles sont traitées de « transphobes », et que l’on retire aux femmes le droit de se dire femmes, sauf à passer pour des oppresseuses. L’histoire de cet homme, transféré dans une prison pour femmes après un changement d’état civil, et y commettant une nouvelle agression sexuelle, illustre tragiquement les dérives d’un système qui confond les luttes avec les travestissements.
Et que dire de la Journée internationale des droits des femmes, devenue elle-même un bal masqué ? En lieu et place de figures féminines engagées, on y met à l’honneur des « identités en questionnement », des individus qui « se sentent femmes », comme on enfile un costume. Rabelais aurait ri jaune : ce monde où les travestis réclament la couronne de la Reine, sans jamais avoir connu la peine d’être femme.
L’inversion se poursuit dans la rue. Des manifestants « contre le racisme » scandent des slogans qui flirtent avec l’antisémitisme le plus cru. Le 7 octobre 2024, les massacres commis par le Hamas ont été relativisés, justifiés, voire applaudis dans certaines manifestations parisiennes. Ceux qui hier dénonçaient la haine raciale tolèrent aujourd’hui l’antisémitisme au nom d’une cause politique plus vaste. Il n’y aurait donc pas un racisme, mais des racismes, certains acceptables, d’autres non. C’est le règne des « bons racistes » contre les « mauvais ».
Ce théâtre des inversions n’épargne personne, pas même les contes pour enfants. Dans la dernière version de Blanche-Neige par Disney, exit les nains humains : jugés caricaturaux, ils sont remplacés par des créatures en images de synthèse. Résultat ? Les acteurs atteints de nanisme, qui trouvaient dans ces rôles une rare visibilité, sont renvoyés dans les coulisses au nom d’une dignité qu’ils n’ont jamais revendiquée. L’inclusion, ici encore, rime avec effacement.
Et pendant que le carnaval bat son plein, l’école se met au diapason. On y apprend le « ressenti de genre » avant d’avoir maîtrisé les accords du participe passé. On y promeut le langage inclusif, quitte à en saboter la clarté. On remplace la rigueur par l’émotion, la grammaire par l’intime, la raison par le slogan. L’enquête PIRLS de 2023 confirme la descente : la France figure parmi les derniers pays européens en matière de compréhension de lecture chez les élèves de CM1.
Ce grand renversement, qui pourrait n’être qu’un épisode carnavalesque, se pérennise à mesure que la langue, l’école et les médias cèdent à l’ivresse des masques. L’effet de fête dégénère en ordre nouveau. Ceux qui dénoncent la mascarade sont moqués, ou traités de « réactionnaires ». Les voix dissonantes sont reléguées derrière le rideau, et les enfants, les femmes, les familles populaires paient la note.
Orwell avait prévenu que le langage serait la première victime du totalitarisme doux. Mais c’est peut-être Rabelais, dans son génie grotesque, qui avait vu le plus juste : lorsque le monde se retourne, ce sont les fous qui portent la crosse, les sages qui sont pendus, et les discriminés qui deviennent à nouveau invisibles sous les rires gras du pouvoir maquillé.
Nous n’avons pas besoin d’une science de l’anti-wokisme, ni de nouveaux dogmes inversés. Ce que nous appelons, simplement, c’est à un réveil du regard critique. Non pas depuis un perchoir idéologique, mais depuis nos disciplines, nos textes, nos savoirs — là où le réel résiste encore à la farce.