Notre collègue Christian Godin nous autorise à rendre publique la lettre qu’il a envoyée à un élu écologiste – et à laquelle il n’a eu aucune réponse – suite à l’empêchement de la conférence de Caroline Eliacheff au festival Cité-Philo de Lille, en novembre 2022
Cher Monsieur,
Vous avez cosigné le 7 novembre une lettre adressée à Madame Martine Aubry, Maire de Lille, pour lui demander d’interdire la tenue de la rencontre organisée par Citéphilo hier, jeudi 17 novembre, à la Médiathèque de la ville.
Madame Aubry a eu l’honnêteté et le courage de ne pas céder à votre pression, ni à celle de plusieurs associations « trans » qui depuis plusieurs jours militaient pour que cette rencontre n’eût pas lieu.
Si je vous écris, c’est parce que je suis le philosophe qui devait présenter le dernier ouvrage de Madame Caroline Eliacheff, psychanalyste et pédopsychiatre de renom, co-écrit avec Madame Cécile Masson, psychanalyste et professeure des universités. Avant la journée d’hier je ne connaissais pas Madame Eliacheff, je n’ai pris connaissance de son livre que la semaine dernière.
Hier, une trentaine de militants, mobilisés par les réseaux sociaux qui sont le bouche-à-oreille d’aujourd’hui, ont occupé presque la moitié de la salle de la Médiathèque prévue pour la rencontre, et ont interdit par leur tapage et leurs slogans à Madame Eliacheff, aux organisateurs de Citéphilo ainsi qu’à moi-même de prononcer la moindre parole.
Cette action de censure est absolument scandaleuse. Citéphilo est la principale rencontre philosophique de France, qui, durant un mois, offre des conférences et des rencontres de qualité, gratuite, pour un public nombreux, fidèle et intéressé par la vie des idées. Depuis vingt-six ans que cette organisation existe, et qui fait honneur à la ville de Lille, je n’ai pratiquement pas manqué une seule édition, comme conférencier ou comme modérateur. C’est bien la première fois que je suis témoin d’un tel scandale.
Mais le scandale est aussi dans le courrier que vous avez écrit à Madame Aubry, et c’est pourquoi je vous écris à mon tour. À l’appui de votre demande d’interdiction, vous dites : « Caroline Eliacheff est régulièrement pointée du doigt comme tenant des positions transphobes ». Mais depuis quand accuse-t-on quelqu’un sur la simple foi de rumeurs ? Avez-vous simplement lu le livre dont il devait être question hier, La Fabrique de l’enfant transgenre ? J’espère que oui, si vous êtes intellectuellement honnête. En ce cas, vous avez dû constater, tout comme moi, qu’il n’y a pas une seule phrase, pas un seul mot qui pourrait donner consistance à cette accusation absurde. Vous le savez mieux que moi, puisque vous êtes responsable politique élu : l’expression publique de la transphobie étant un délit en France, il est loisible, pour tout citoyen, d’intenter une action en justice contre quelqu’un qui se serait rendu coupable d’un tel délit.
Votre deuxième argument a été de dire « que les autrices remettent en cause la possibilité pour les mineur.es de s’autodéterminer comme transgenres », Comme si c’était cette thèse qui était inadmissible, et non pas son contraire ! Savez-vous que Madame Eliacheff dénonce dans son livre ce qui pourrait constituer dans les années à venir et pas seulement en France, mais aussi aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans les pays scandinaves, car des dossiers commencent à être sérieusement documentés, un grand scandale sanitaire ? Depuis des années, des enfants voient leur corps altéré par la pharmacie et mutilé par la chirurgie sous prétexte qu’ils ou qu’elles « veulent » changer de sexe. Pour justifier cette barbarie, pas forcément moins traumatisante que l’agression pédophile, un mot-fétiche, toujours le même, est agité : l’autodétermination. Comme l’industrie pharmaceutique et la techno-économie médicale ont tout intérêt à voir élargir leur marché, elles ont tout intérêt aussi à laisser se développer, voire à favoriser, cette idéologie bien dans la lignée du néolibéralisme d’origine américaine, et qui consiste à ériger la prétendue volonté personnelle en absolu. Comme si la volonté était inconditionnée, comme si elle ne dépendait de rien (les associations trans ne veulent rien savoir ni des déterminations physiques, ni des déterminations psychiques, ni des déterminations socioculturelles de l’individu, ce qui veut dire que d’un même mouvement sont récusées d’un revers de main la biologie, la psychanalyse et la sociologie – comme obscurantisme il est, avouez-le, difficile de faire mieux). C’est cela qu’en tant que philosophe j’aurais aimé que l’on débattît en public hier. Mais les militants qui ont fait de l’obstruction ne savent pas, semble-t-il, ce que peut bien vouloir signifier un débat d’idées, ils divisent le monde en deux camps irréductibles : nous et nos amis d’une part, nos ennemis d’autre part. J’ai essayé de faire passer quelques mots au milieu du brouhaha en m’adressant, face-à-face, à l’un des manifestants du premier rang. Il m’a crié : « Vous n’êtes pas concerné ! ». J’ai tenté de lui faire comprendre que rien de ce qui était humain ne m’était étranger, que Marx n’était pas un ouvrier, et que Michel Foucault n’a pas fait une seule journée prison. Peine perdue. Enfin, on ne sait jamais, me dis-je pour me rassurer.
Je suis, comme philosophe et comme citoyen, indigné, profondément indigné. La cause de l’écologie est plus que juste, elle est nécessaire, elle est vitale. Nous le savons tous, aujourd’hui, le destin de l’humanité est lié à cette question. Et qu’est-ce que je vois ? Des responsables (et dans quelle mesure le sont-ils ?) qui ont, d’un même mouvement, perdu le sens de la nature (ils ne parlent que d’environnement), et qui, sous la pression de certains groupes, vont jouer les idiots utiles d’une techno-économie capitaliste dont ils se présentent par ailleurs comme les meilleurs adversaires.
Je suis indigné et en même temps j’ai pitié de vous, pitié de votre sottise, de votre ignorance, de votre inconscience. Hier il s’est passé quelque chose de très grave à Lille : on a diffamé une intellectuelle estimable, on a entravé la parole et la pensée. On a tenu pour rien des existences consacrées au travail intellectuel. Ce qu’aucun gouvernement, même d’extrême droite, n’aurait osé faire aujourd’hui, a été réalisé hier : l’interdiction d’une rencontre philosophique. Songez-y : la haine du langage et de la réflexion a un nom : elle s’appelle « barbarie ».
Il y a des partis et des mouvements politiques qui préparent cette barbarie. Vous êtes en train de leur ouvrir un boulevard.
Bien cordialement à vous,
Christian Godin.