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« L’idéologie woke n’est qu’une pure négation »

« L’idéologie woke n’est qu’une pure négation »

Jacques Robert

Professeur émérite de cancérologie, université de Bordeaux

Compte-rendu de lecture du livre Comprendre la révolution woke, de Pierre Valentin

Pierre Valentin s’est donné pour objectif de comprendre le wokisme avant de le pourfendre, et c’est une attitude recommandable. Il a été parmi les premiers à situer le phénomène, à le décrire dans ses manifestations diverses, à alerter l’opinion publique sur le fait que ce n’était pas une crise d’originalité juvénile mais une sorte de lame de fond qui mettait en danger les principes de base de la pensée et de l’analyse.

Le livre de Pierre Valentin apporte un regard original sur cette nouvelle représentation du monde et ce regard est séduisant. Des faits, tout d’abord, dans l’introduction, pour alerter le lecteur sur l’ambiance délétère qui règne dans le monde universitaire aux États-Unis… et ce n’est pas récent ! Une excellente définition ensuite, qui couvre bien l’ensemble des options de la « révolution woke ». Un point précieux de sémantique aussi : qui donc a inventé le terme ? Les affabulations étymologiques de Policar ou de Dupuis-Déri sont clairement mises à mal…

Dès le premier chapitre, une analyse originale est digne d’attention : « l’idéologie woke n’est qu’une pure négation », nous dit l’auteur (p. 29). Et il le démontre de façon méticuleuse et convaincante. La façon dont toute réflexion est éliminée par le wokisme, au point d’exclure le débat, la façon dont est vécue cette « révolution » qui ne fait que ramener au point de départ, sont remarquablement décrites. La comparaison des paroles outrancières des wokes avec celles du cochon d’Animal Farms (Gorge Orwell), qui veut éliminer l’homme pour finir par prendre sa place, est éclairante (pp. 53 sq.). Le renversement des valeurs fait justement partie de cette « révolution », terme pris dans son sens premier. « Contradictions », avais-je intitulé un Éditorial : mais ce renversement est bien plus fort…

Allant toujours plus loin, détruisant toujours plus, la révolution woke mange ses enfants, comme toutes les révolutions : du néo-féminisme la femme est éliminée au profit des « femmes » trans (c’est-à-dire des hommes), des Gay Prides les homosexuels sont éliminés au profit des « hommes » trans (le trans friendly a remplacé le gay friendly, en somme), de l’antiracisme les Juifs et les Asiatiques sont éliminés au profit des seuls Noirs, et ainsi de suite. Les avant-gardes sont devenues rétrogrades… Citant Kathleen Stock, dont le livre, Material Girls, sera bientôt publié en français, Pierre Valentin nous rappelle que la castration chimique est proposée maintenant aux jeunes homosexuels qui se déclarent trans, (p. 61) alors que les gays avaient réussi, dans un juste combat, à faire interdire par la loi les thérapies de conversion. Et ce sont ceux qui tentent de protéger des adolescents fragiles qui sont honnis pour oser prôner, justement, ce que les wokes appellent à contresens des thérapies de conversion.

Pierre Valentin observe et prend des notes, et ses analyses, non seulement sonnent juste, mais encore apparaissent comme des évidences une fois qu’on les a intégrées ; la révolution woke n’a rien à proposer : son seul objectif est de détruire. « La destruction de la norme se révèle plus importante que la défense de l’exception » nous dit-il p. 52. Mais alors, comment vivre en société ? C’est que « nous avons affaire à un mouvement, pas à une communauté » (p. 92)… Pierre Valentin pose d’autres (bonnes) questions : comment se fait-il que cette étrange idéologie frappe et parvienne à convaincre des esprits a priori normalement constitués ? Mais c’est très simple : ces plaisants suiveurs ont simplement peur de perdre l’étiquette de « progressiste » au profit de celle de « conservateur », et ils poussent le masochisme jusqu’à se fustiger pour appartenir à la majorité blanche suprématiste, forcément suprématiste, et à clamer en chœur que, quoi qu’ils fassent, ils seront toujours racistes . Il cite p. 105 le cas d’une jeune fille qui serait devenue homosexuelle puis transgenre « en réponse à un sentiment de honte d’être blanche » : comment faire pour être sûr d’être dans le bon camp, celui des opprimés ?

Un autre aspect de l’idéologie woke est fort bien présenté, p. 111 sqq. : celui de la victimisation extrême des jeunes (et des moins jeunes) adhérant à cette mouvance : un rien les agresse, un rien les traumatise, il leur faut des safe spaces dans les universités où ils ne trouveront que leurs pareils : pas de contradiction (puisqu’il n’y a pas de débat), et à terme pas de personne d’une couleur différente de la sienne, ou d’un autre sexe que le sien, ou d’un autre statut socioéconomique que le sien. Bien enfermés dans leur cocon, comment ces jeunes vont-ils évoluer ? Que feront-ils dans la vie professionnelle (au cas où ils deviendraient adultes un jour) s’ils doivent travailler dans un open space ? Le monde n’a jamais été aussi sûr, et ils tremblent de devoir mettre un pied dehors et de faire la rencontre de quelqu’un qui n’est pas comme eux… L’époque des hippies qui parcouraient le monde une fleur au chapeau et l’esprit ouvert à toutes les aventures est terminée ! Adieu, le peace and love de ces odieux boomers ! Tout est maintenant sujet aux pleurnicheries.

La conséquence de cette culture de la victimisation est l’institutionnalisation de la délation : « Maman, bobo ! », dirais-je. Maman, dans ces universités, c’est l’Administration et toutes les équipes de surprotection qu’elle met en place, souvent dans le cadre du DEI (diversity, equity, inclusion), et qui contrôle l’enseignement dont le contenu, pour satisfaire le narcissisme des étudiants, doit leur ressembler… Ces derniers demandent que l’on n’enseigne plus les poètes blancs, non pour en étudier de plus diverses (elles le méritent), mais seulement « pour ne pas faire souffrir les étudiants » (p. 113). L’ennemi commun, c’est l’homme Blanc ! Les moments désopilants, dans le livre de Pierre Valentin, ne manquent pas : comment ne pas rire à l’évocation de cette séquence inoubliable (p. 133), que nous connaissons tous, où un chauve barbu déclare qu’il n’est pas un homme… Ce pauvre Schneidermann en a perdu sa présence d’esprit ! Comment rester « progressiste » dans un tel contexte ?, a-t-il dû se demander. Quant à Pierre Valentin, il se demande p. 140 : « Qu’est-ce qui empêche Schneidermann d’éclater de rire ? »

L’évolution historique de ce prétendu « progressisme » est révélatrice : en 2013, nous rappelle l’auteur, il fallait des auditions « en aveugle » pour promouvoir la « parité » (ce mot existait encore, il y a dix ans !) ; en 2020, il faut au contraire les bannir pour diversifier les orchestres. Où est la qualité, ? Où, la compétence ? Où, le mérite ? Tous les penseurs « de gauche » qui publiaient dans Le Monde se retrouvent aujourd’hui dans Le Figaro, et si aux États-Unis les Républicains parviennent à élire leur poulain à la fin de l’année, ce sera bien à cause de la submersion du parti Démocrate par le wokisme… malgré les mises en garde d’Obama dès 2019 ! Parmi les points qui m’ont particulièrement intéressé dans le livre de Pierre Valentin – et qui ne sont pas partagés par tous ceux qui écrivent sur le phénomène – figure l’idée que ce que les Américains appellent la French Theory ne porte pas seule les prémisses du wokisme ; je suis convaincu de la justesse de ce propos et j’ai toujours été surpris de voir Foucault systématiquement mis en accusation… « Les foucaldiens [sont] devenus fous », dit Pierre Valentin, et je ne peux que soutenir cette formulation – en précisant que Foucault ne l’était pas.

Un autre point à souligner, mais là je ne suis personnellement pas convaincu, c’est le pessimisme de Valentin, qu’il manifeste dès l’introduction (p. 13) en relevant que « les virologues “rassuristes” face à cette épidémie de paniques morales ont toujours eu tort » et en soulignant que le phénomène n’a fait que s’étendre géographiquement et en niveau de violence. Je crois pour ma part que le monde a absorbé bien d’autres engouements et qu’il s’en est remis – nous ne sommes pas de la même génération. Je pense que les jeunes activistes qui s’agitent dans leur bobocal sous le regard complaisant des adultes nostalgiques, comme les vieux stal’ s’extasiaient devant les mao-spontex boutonneux en juin 68 parce qu’ils croyaient enfin venu le « grand soir », disparaîtront sans laisser plus de traces que les mao-spontex… Sylvie Perez a détaillé dans son livre les signes positifs qui permettent de garder confiance, le bon sens étant, finalement, la chose du monde la mieux partagée… Et ces signes, on en trouve de plus en plus. Les universités américaines en sont à revenir une à une à l’abandon du mantra diversity, equity, inclusion, au grand dam des bien-pensants. Car l’idéologie woke, nous rappelle Valentin, c’est la bonne pensée, par définition.

Le livre fourmille de notations justes, de formulations plaisantes que je vous laisse découvrir. Allons, un petit reproche à l’auteur, quand même : dès la page 11, et à plusieurs reprises ensuite, nous trouvons l’expression « leur couleur de peau ». Je crains que ce « bloc » couleur-de-peau, que l’on trouve partout maintenant, ne soit essentialisant : il enferme une catégorie de personnes dans une sorte de rubrique univoque ; je préfère « la couleur de leur peau » qui évoque un caractère contingent tout à fait mineur sur le plan de la génomique et récent sur celui de l’évolution, et dont le seul repère est la visibilité externe.

Pierre Valentin livre, au fur et à mesure de ses analyses, une bibliographie sobre mais décisive : ce sont les livres de Lasch, de Murray, de Manning & Campbell, de Haidt & Lukianoff, et surtout celui de Pluckrose & Lindsay, ouvrage « qui rassemble, nous dit-il, les analyses psychologiques de Haidt & Lukianoff d’un côté, et les analyses sociologiques de Manning & Campbell de l’autre ». À lire absolument, avant ou après celui de Pierre Valentin !

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