D’après l’article « Ideology-Based Investigations, Myths, and Blind Spots in Academia and Society». Malgré l’engagement croissant des chercheurs et des acteurs sociaux handicapés et queer dans la justice environnementale et climatique, leurs voix sont rarement considérées dans la recherche et l’action sur la transition écologique. »Cette déclaration, tirée d’un projet financé par une prestigieuse subvention de l’Union européenne1, illustre le paradoxe croissant de la recherche contemporaine : une science prétendument émancipée, mais souvent enracinée dans des cadres idéologiques compromettant la rigueur scientifique. Par « recherche idéologique », j’entends toute étude qui s’écarte des fondements de la méthode scientifique rigoureuse, où les hypothèses sont testables et réfutables. Ces études, bien que souvent présentées sous un vernis de scientificité, s’appuient en réalité sur des cadres philosophiques ou juridiques biaisés. À gauche, elles s’ancrent dans des théories post-modernes ou théories « critiques » notamment dans des concepts comme l’oppression systémique ou l’intersectionnalité. À droite, elles se nourrissent d’interprétations mythologiques de l’histoire, passée et présente. Ces narrations biaisées venant de la gauche sont qualifiées de « mythes progressistes » par le philosophe américain Michael Huemer2, mais il nous semble tout aussi nécessaire de reconnaître l’existence de « mythes réactionnaires » émanant de la droite.
Ces deux récits, bien que distincts, reposent sur un socle commun : une binarité simpliste entre oppresseur et opprimé (à gauche) ou un récit de domination idéalisée (à droite).Dans les institutions académiques occidentales, particulièrement aux États-Unis et en Europe, le modèle oppresseur-opprimé prend une tournure extrême, alimenté par des cadres théoriques idéologiques dépourvus de toute rigueur scientifique. Ce modèle binaire se retrouve ainsi promu par des institutions d’enseignement supérieur et des organismes de financement nationaux et internationaux ; il a pénétré de nombreux domaines du secteur privé (y compris des institutions culturelles). Aux États-Unis, ce modèle a atteint un point critique, alors qu’il continue de se diffuser et de s’implanter en Europe, y compris dans les prestigieuses subventions du Conseil européen de la recherche (ERC).Le projet WEIRD évoqué au début de notre article en est un exemple frappant. Reprenons ce qu’explique le coordinateur de ce projet financé par l’ERC : Malgré l’engagement croissant des chercheurs et des acteurs sociaux handicapés et queer dans la justice environnementale et climatique, leurs voix sont rarement prises en compte dans la recherche et l’action sur la transition écologique. En utilisant une approche transdisciplinaire, ce projet vise à comprendre et redéfinir les contributions souvent négligées des travaux sur le handicap et la théorie queer, ainsi que des initiatives sociétales autour de la durabilité, vers de nouvelles théories, méthodologies et éthiques de transformation pour une durabilité juste et émancipatoire. WEIRD va : (1) surmonter la fragmentation des travaux sur le handicap et la théorie queer autour de la durabilité ; (2) expliquer comment les initiatives sociétales liées au handicap et à la théorie queer contribuent aux transformations de durabilité justes en subvertissant les normes sociales validistes et cis/hétéro-normatives ; (3) développer de nouvelles théories émancipatoires des transformations de durabilité qui reposent sur des normes sociales subversives ; (4) générer de nouvelles méthodologies transformatrices dans les sciences de la durabilité ; et (5) redéfinir la justice transformative pour la durabilité et l’éthique des sciences de la durabilité3.
Ces quelques lignes contiennent tous les termes en vogue et jargonnants propres aux études critiques – studies et à ce type de recherche (théorie critique sur le handicap, théorie queer, justice climatique, durabilité émancipatrice, subversion des normes sociales validistes et cis/hétéronormatives, etc.). Ce cadre idéologique queer/validiste conduit à des résultats auto-réalisateurs et à des biais de confirmation. La théorie queer, par exemple, ne répond pas aux normes d’une théorie scientifique solide. Selon une définition acceptée du terme, est queer « tout ce qui est en désaccord avec le normal, le dominant, le légitime. Il n’y a rien de spécifique auquel il se réfère nécessairement. C’est une identité sans essence. “Queer”, alors, délimite non pas une positivité mais une positionnalité vis-à-vis du normatif4. » Ce concept vise ainsi à détruire la notion de normalité, ce qui est incompatible avec la physiologie, la biologie, l’évolution et la psychologie. Qui plus est, Joseph Henrich, professeur à l’université de Harvard, a déjà fait de WEIRD (étrange, en anglais) l’acronyme de « Occidental, Éduqué, Industrialisé, Riche et Démocratique5 ». Le travail de cet universitaire représente une contribution scientifique remarquable, fondée sur la rigueur méthodologique et des données quantitatives solides.
En croisant l’anthropologie, l’économie et la théorie de l’évolution, Henrich éclaire la singularité psychologique des populations occidentales. Dès lors, reprendre cet acronyme pour l’associer à un projet ancré dans la « justice sociale », incompatible avec une recherche scientifique solide, relève d’une forme de malhonnêteté intellectuelle. Le financement de projets tels que WEIRD par une subvention de l’ERC témoigne ainsi de l’ampleur de l’influence idéologique qui s’est infiltrée au sein des institutions européennes, au détriment des principes d’une pensée scientifique rigoureuse.Les lectures mythologiques du passé et du présent sont rares dans le monde universitaire contemporain, alors qu’elles sont diffuses au sein de sociétés autoritaires comme la Russie. Les régimes autoritaires justifient leur politique expansionniste et répressive en s’inventant un passé mythologique. La Russie de Poutine en est un exemple frappant avec cette idée que l’Ukraine et la Russie auraient toujours été historiquement unies et que la Moscovie et la Russie tsariste seraient les héritières de la Rus’ de Kiev6. Les analyses rigoureuses de l’historien américain Timothy Snyder réfutent en profondeur toutes les affirmations de Poutine et de ses partisans7.Dans les cercles d’extrême droite, le mouvement des « nationalistes chrétiens8 » adopte une rhétorique similaire en glorifiant un passé fasciste, avec des théoriciens tels que le juriste Carl Schmitt. Ces mythes réactionnaires présentent un danger réel, ayant servi par le passé aux régimes fascistes et totalitaires pour légitimer un expansionnisme militaire agressif et des aspirations dominatrices. Leur réémergence est profondément préoccupante. Il est impératif de les combattre et de les dénoncer avec vigueur car ils constituent une menace sérieuse à l’égard des fondements mêmes de toute société ouverte.
Par ailleurs, des individus remarquables et aux prises de position courageuses ne sont pas non plus exempts de biais idéologiques. Prenons Timothy Snyder et Anne Applebaum (de centre-gauche), ou Douglas Murray et Gad Saad (de droite conservatrice modérée) : tous défendent les idées de démocratie et de société ouverte, s’opposant à l’autoritarisme sous toutes ses formes. Les analyses de Snyder9 et d’Applebaum10 sur les événements historiques, notamment ce qui se passe en Ukraine et en Russie, ont beaucoup de mérite, tout comme leur défense de la justice et de la liberté. Cependant, ils restent aveugles aux échecs de la gauche, à la pénétration des discours woke et à la censure (cancel culture) dans le monde universitaire et aujourd’hui la société tout entière. On ne peut que noter cette incohérence de la part de deux intellectuels se disant héritiers de la tradition rationaliste des Lumières, une tradition incompatible avec les revendications woke.
Douglas Murray est un écrivain et journaliste britannique remarquable qui défend l’idée d’une société ouverte d’un point de vue plus conservateur11. Hostile à l’égard des théocraties et du fondamentalisme religieux, il est un ainsi fervent critique du mouvement woke qu’un défenseur d’Israël. Il émet des critiques fondées du parti démocrate américain sans toutefois embrasser le camp de l’autoritarisme. Gad Saad12, quant à lui, est professeur à l’Université Concordia de Montréal et aujourd’hui YouTubeur prolifique. Il partage la même vision politique que Douglas Murray (critique véhémente du wokisme, hostilité au fondamentalisme religieux, défense d’Israël). Certaines des positions de Saad semblent néanmoins excessives par son alignement sur les positions les plus dures des Républicains et son rejet en bloc de toutes les idées, même raisonnables, des Démocrates. Voilà quelques exemples d’angles morts de la part d’individus intelligents et bien intentionnés. Il suffit finalement de peu de chose pour dépasser ces angles morts : il faut trouver le courage d’affirmer une clarté morale et de s’opposer résolument à toutes les idées ou idéologies qui exaltent le mensonge et la post-vérité. Cela demande une véritable cohérence dans la défense de la vérité, face à des attaques provenant de tous les horizons politiques, qu’il s’agit d’invention d’un passé mythifié ou du fantasme d’un avenir utopique.