Nathalie Heinich répond à Alain Lipietz

Nathalie Heinich répond à Alain Lipietz

Nathalie Heinich

Chercheuse, sociologue

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Nathalie Heinich répond à Alain Lipietz

[par Nathalie Heinich ]

En réponse au texte publié ici: https://aoc.media/opinion/2021/06/20/de-l-islamo-gauchisme-au-socialisme-des-imbeciles/ notre collègue apporte les réponses suivantes.

Je peux comprendre qu’on ne soit pas d’accord avec mes positions, et suis ouverte à la discussion – mais pas lorsque les arguments qui me sont opposés relèvent du contre-sens ou de la faute de raisonnement, comme dans l’article d’Alain Lipietz consacré à mon « Tract » Ce que le militantisme fait à la recherche. C’est la raison pour laquelle je tiens à rectifier certaines de ses affirmations qui déforment lourdement mon propos.

Tout d’abord, l’auteur de cet article conteste la pertinence du terme « islamo-gauchisme », que j’utilise, en ignorant les travaux (notamment ceux de Pierre-André Taguieff) qui ont clairement établi ce à quoi il réfère, et sur lesquels je m’appuie. Donc, de deux choses l’une : ou bien A. Lipietz ignore ces publications, et il aurait dû se renseigner avant de prétendre donner des leçons à ses collègues ; ou bien il les connaît, et il commet cette classique faute intellectuelle consistant à négliger ce qui ne va pas dans le sens des positions que l’on défend. Ignorance, ou mauvaise foi ? Je laisse l’auteur de l’article choisir la qualification la plus appropriée.

Deuxièmement, il me reproche de « militer » dans les médias tout en récusant la légitimité du militantisme des chercheurs. C’est qu’il n’a pas lu mon texte, ou ne l’a pas compris (pourtant il n’est pas long : est-il donc si difficile de se concentrer sur quelques dizaines de pages ?). Je n’y fustige nullement le militantisme en tant que tel (que je pratique à l’occasion, comme beaucoup) mais seulement celui qui s’exerce dans l’enceinte académique, en lieu et place de la production et de la diffusion du savoir. Si A. Lipietz confond la collection « Tract », qui publie des textes d’intervention, avec une revue scientifique, c’est qu’il connaît bien mal le monde universitaire – dommage pour un économiste. Et si, au cas où il aurait la curiosité de lire mes travaux de recherche, il y trouvait une trace de militantisme, qu’il nous le fasse savoir : j’attends impatiemment le résultat de ses investigations. C’est précisément pour cette distinction des « arènes », politique et scientifique, que je plaide dans ce « Tract » au nom de l’autonomie de la science, mais A. Lipietz semble pratiquer si spontanément leur confusion qu’il n’identifie même pas mon argument. Dommage pour sa crédibilité.

Troisièmement, il me reproche de critiquer la notion d’« intersectionnalité » en tentant de montrer en quoi elle correspond à des réalités dignes d’être analysées. Là encore il n’a pas compris mon argument : je n’ai pas dit qu’il n’existe pas de discriminations croisées selon plusieurs paramètres, mais simplement que c’est un lieu commun des sciences sociales, et que ceux qui brandissent cette notion ne font que découvrir la lune. Mais peut-être A. Lipietz ignore-t-il que la recherche n’a pas pour but de conforter des convictions mais de découvrir ce qui n’est pas encore connu, ou de fournir un nouvel éclairage ? C’est toute la différence entre l’idéologie et la science – mais il répliquera, n’en doutons pas, que la distinction entre les deux est réactionnaire.

Quatrièmement, il remonte dans toute l’histoire des institutions universitaires pour démontrer que les découpages académiques sont des conventions stérilisantes, et qu’il faut donc accueillir à bras ouverts les nouveautés telles que les « studies », qui recomposent les savoirs autour des objets – de préférence objets de discriminations – et non plus des concepts, méthodes, corpus de connaissances propres aux disciplines. Fort bien. Mais ce faisant il ne répond pas à mon argument sur l’abêtissement et l’inculture des sciences sociales qu’entraînent ces recompositions. Et il accorde à toute nouveauté une valorisation de principe qui rappelle quelques souvenirs au pire désolants, au mieux ridicules, telle la « science prolétarienne » invoquée naguère par le tristement mémorable Lyssenko pour ringardiser la « science bourgeoise », coupable d’immobilisme – mais peut-être A. Lipietz ignore-t-il ce glorieux épisode de l’histoire des sciences ?

Cinquièmement enfin, il met ma critique des modes importées des campus américains (les studies, la cancel culture) sur le compte d’un « anti-américanisme de gauche », qui négligerait ce que nous devons aux Américains : dommage qu’A. Lipietz n’ait pas lu mes travaux, car il y constaterait l’importance que j’accorde à des auteurs d’outre-Atlantique, dont l’un fait d’ailleurs l’objet de mon dernier livre. Et surtout, ce soi-disant anti-américanisme s’apparenterait à une « judéophobie de gauche », c’est-à-dire à ce « socialisme des imbéciles » qu’était, selon Bebel, l’antisémitisme. Voilà une classique mais néanmoins remarquable faute de raisonnement, consistant à élargir une critique sur un point précis (les studies)à une critique de la catégorie entière à laquelle appartient ce point (les Américains), et à inférer d’une analogie structurelle (anti-américanisme de gauche = judéophobie de gauche) l’appartenance de cette critique à la catégorie de l’antisémitisme. Voilà ce qu’on appelle, typiquement, un sophisme – lorsqu’on est poli – et – lorsqu’on l’est moins – une imbécilité, doublée ici d’une insulte.

Si l’antisémitisme est le socialisme des imbéciles, n’est-ce pas parfois l’accusation d’antisémitisme qui joue aujourd’hui ce rôle ? 

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