« Non aux intimidations morales à l’université! »

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« Non aux intimidations morales à l’université! »

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« Non aux intimidations morales à l’université! »

Interview de Sandra Kostner par Cinzia Sciuto, 17 mars 2021

Source: MicroMega, 17 mars 2021 https://www.micromega.net/contro-intimidazioni-morali-universita/
Traduction: Emmanuelle Hénin

Auteurs censurés, thèmes tabous, revendications identitaires. Ces dernières années est apparu dans les universités un climat d’intimidations morales et idéologiques qui a de lourdes conséquences sur les étudiants et sur les chercheurs. Deux cents universitaires allemands ont fondé un Réseau pour promouvoir la liberté de la recherche et s’opposer à ces pressions.

Plus de deux cents adhésions au Réseau pour la liberté de la recherche scientifique, fondé en Allemagne il y a quelques semaines à l’initiative de quelques chercheurs allemands. L’objectif est de dénoncer le climat d’intimidation qui opprime toujours davantage le monde académique et de promouvoir la liberté de la recherche scientifique. Nous évoquons cette initiative avec une des fondatrices du réseau, l’historienne Sandra Kostner, directrice du master « Interculturalité et intégration » à l’Institut Supérieur d’études pédagogiques de Schwäbisch Gmünd (Bade-Wurtemberg).

— Professeur Kostner, pourquoi avez-vous ressenti le besoin de fonder ce réseau? Aujourd’hui, dans un pays démocratique, qu’est-ce qui menace la liberté de la recherche?

— Aujourd’hui en Europe – à l’exception peut-être de la Hongrie – les menaces pesant sur la liberté de la recherche ne viennent certes pas de l’État, mais de l’intérieur même du système; il s’agit de menaces à caractère idéologique, moral et politique. Nous avons assisté depuis cinq ou dix ans à l’émergence d’un type précis de chercheurs, qui considèrent la recherche et l’enseignement d’abord comme un moyen de développer leur propre vision du monde et de modeler la société selon cette vision. Il s’agit de chercheurs qui ont un véritable agenda politico-idéologique et entendent le mettre en œuvre à travers la recherche et l’enseignement. Parce que l’enjeu est précisément de modeler la société, ce type de chercheurs se rencontre surtout dans les disciplines qui sont par nature particulièrement vulnérables aux idéologies, à savoir les sciences humaines et sociales. Mais ce phénomène a aussi des retombées dans d’autres champs: ainsi, un des thèmes sur lesquels le débat s’enflamme souvent est celui du genre, et il n’est pas rare de voir les biologistes pris en otage quand ils persistent à affirmer que, du point de vue biologique, il y a deux genres, XX et XY, avec un pourcentage infinitésimal d’intersexuels. Telle est la réalité biologique, mais elle n’a pas l’heur de s’adapter à ceux qui soutiennent que le genre est une construction purement sociale et que chacun doit pouvoir choisir arbitrairement à quel genre il appartient. Pour eux, naturellement, la biologie représente un ennemi de poids. Ils savent bien que leur idéologique n’est pas soutenable, simplement parce que la biologie apporte des preuves qu’ils ne peuvent apporter. Et comme ils ne peuvent attaquer la biologie sur le terrain des arguments, ils jettent le discrédit sur certains biologistes en les accusant de sexisme, d’être de droite, d’être racistes, etc. Et voilà comment le climat se dégrade dans les universités. Dans certains départements, les étudiants et les chercheurs ont peur de s’exprimer librement, car ils pensent que ce serait risqué pour leur carrière. Ces dernières années, j’ai reçu toujours plus de signalements d’étudiants qui m’avouent leur crainte d’argumenter librement, de crainte d’avoir une mauvaise note. Ou bien d’étudiants qui se croient obligés de citer des auteurs précis et d’en ignorer d’autres pour avoir une bonne note. Naturellement, tout cela n’est jamais dit explicitement. Aucun enseignant ne dit que si tu ne cites pas tel ou tel auteur – ou inversement si tu le cites–, il te mettra une mauvaise note, mais il s’est créé un climat d’absence de liberté très dangereux, sur lequel nous voulons attirer l’attention de l’opinion publique avec notre Réseau pour la liberté scientifique.

— Pouvez-vous citer des situations concrètes où cette liberté s’est trouvée menacée?

— Nous ne voulons pas donner de noms, pour éviter que ces personnes ne soient ensuite visées et attaquées. Je me contenterai de décrire des cas typiques. Par exemple, il arrive souvent qu’un article parfaitement structuré et argumenté, soumis pour évaluation à une revue scientifique, soit refusé parce qu’il ne correspond pas à la ligne idéologique de la revue. Naturellement, ce sont des choses très difficiles à démontrer. Les victimes de cette forme de censure ne peuvent jamais être sûrs à cent pour cent que le motif du refus est idéologique. Ils constatent simplement que, comparé à la moyenne des articles publiés dans cette revue, le leur était nettement plus solide sur le plan empirique, et donc que le motif du refus doit être ailleurs. Il arrive aussi parfois qu’on leur demande des modifications, comme l’insertion d’auteurs considérés comme « incontournables ». Un autre effet du phénomène concerne les financements. Je vais vous raconter l’histoire de Susanne Schröter, cette fois en la citant ouvertement puisqu’elle a évoqué l’incident publiquement. Le professeur Schröter est une ethnologue spécialiste de l’islam, directrice du Centre d’études de l’islam global à l’Université Goethe de Francfort. En mai 2019, elle a organisé un colloque sur le voile, en invitant à la fois des communicants opposés et en faveur du port du voile. Depuis, elle a beaucoup de mal à trouver des financements pour sa recherche. Que s’est-il passé? Peut-être ses projets sont-ils subitement devenus obsolètes, mais la chose est fort improbable dans le cas d’une chercheuse si confirmée et si estimée que le professeur Schröter. Simplement, depuis ce jour, on la voit d’un œil différent.

— Vous travaillez dans le domaine des études sur l’immigration et l’intégration, un des secteurs où les pressions de ce genre s’exercent de manière privilégiée. En avez-vous été personnellement victime?

— Je travaille dans une université située dans une région rurale de la Souabe où enseignent peu de collègues idéologiques, ce qui aide… Si je travaillais à Berlin, ce serait différent. Mais j’ai fait moi aussi des expériences désagréables. Je vais vous en raconter une qui m’a fait vraiment réfléchir. Au printemps 2017, j’ai organisé une série de conférences sur le thème « Liberté et autodétermination dans l’islam », en invitant des intervenants de tous bords. L’un d’eux, à un certain point de son exposé, a parlé du voile – eh bien oui, le voile est un élément crucial de ce débat. L’invité a fait une digression historique, expliquant comment l’usage du voile avait changé au fil du temps, depuis son usage avant Mahomet jusqu’à l’époque du prophète et ensuite. Et puis il a dit que naturellement, si aujourd’hui une femme adulte souhaite porter le voile, elle est libre de le faire. Mais, a-t-il ajouté, cette femme doit être consciente de porter sur elle un symbole du patriarcat, et pour cette raison, le port du voile n’est pas acceptable de la part des enseignants, car il nierait la neutralité de l’État. À ce moment-là, une étudiante voilée s’est levée et a quitté la salle. C’était naturellement son droit, même si c’est un comportement immature qui tue le débat dans l’œuf. En tout cas, quelques semaines plus tard, cette étudiante, que je n’avais jamais vue auparavant et qui était venue de sa propre initiative à une conférence publique, m’a annoncé qu’elle avait porté plainte contre l’intervenant pour incitation à la haine, une accusation totalement infondée, parce que l’intervenant avait dit précisément ce qu’a affirmé la Cour constitutionnelle allemande sur le sujet. Elle m’a dit ouvertement que son objectif était d’empêcher que soit de nouveau invité à l’université quelqu’un qui critique le voile, parce que, selon elle, elle avait droit à un cursus universitaire non discriminatoire et cela signifiait pour elle ne devoir entendre aucune critique du voile à l’université.

— Pour me faire l’avocat du diable, où est le problème si on demande à l’université d’être plus sensible aux groupes qui ont subi dans le passé et qui continuent à subir la discrimination?

— Le problème est que l’université a une fonction claire dans la société, et cette fonction ne peut s’exercer pleinement que dans un contexte de liberté de pensée. Les universités sont le forum des idées, des innovations, de la créativité. Et tout cela ne peut émerger si l’on pose des barrières au-delà desquelles certaines choses ne peuvent être dites parce que quelqu’un pourrait se sentir blessé. Et ce n’est pas une question de sensibilité. Je ne fais certes pas partie des gens qui avancent bille en tête, en donnant des coups à droite et à gauche pour faire le plus de mal possible – bien au contraire. Ici, nous ne sommes pas face à une question de sensibilité, mais de pouvoir. Nous parlons d’une forme d’intimidation morale qui permet d’exercer des pressions sur l’ensemble de la société, d’une manière de surcroît totalement arbitraire parce que mes sentiments blessés échappent à la démonstration. Tandis que l’université est, ou devrait être, le lieu où tout peut être susceptible de vérification. Les sentiments sont le contraire du savoir. Je le dis de manière volontairement provocatrice: les universités ne sont pas des centres thérapeutiques. Ce n’est pas leur fonction, tout comme la fonction des centres thérapeutiques n’est pas de susciter l’innovation et la connaissance. Ce sont deux fonctions différentes.

— Mais n’y a-t-il pas un risque de voir certaines recherches instrumentalisées par la droite? Les chercheurs ne doivent-ils pas se poser la question?

— Avant tout, si nous regardons à l’intérieur du système académique – mais je crois que c’est valable dans beaucoup de pays occidentaux –, l’immense majorité du personnel enseignant est politiquement orienté à gauche, de sorte qu’à l’intérieur du système, il n’y a aucun risque d’instrumentalisation par la droite. Il y a plutôt le risque contraire. Beaucoup de ceux que j’ai appelés des chercheurs-idéologues sont proches des franges les plus radicales de la gauche, mais personne ne s’inquiète que leurs recherches puissent être instrumentalisées par la gauche. Et je ne me permettrais pas de leur dire qu’ils n’ont pas le droit de faire de la recherche dans cette direction, ou qu’ils devraient se demander qui utilise leurs recherches, parce que ce serait déjà confondre la politique et la science; or il faut au contraire les tenir le plus séparées possible, parce qu’il ne faut pas faire entrer trop de « monnaie étrangère » dans la science: la seule monnaie valide dans la science, c’est la connaissance. La recherche scientifique, comme toute autre activité, a déjà des limites, qui sont fixées par la Constitution et par les lois. Tout ce qui n’entre pas dans ces limites doit pouvoir être soumis au libre examen. Ma liberté de chercheur s’arrête quand on me demande à qui mes recherches pourraient bénéficier ou à qui elles pourraient porter préjudice.

— Cependant, les sciences sociales, à la différence des sciences naturelles, n’ont pas un statut épistémologique défini. Dans des matières comme la sociologie, l’anthropologie etc., les éléments idéologiques et politiques ne sont-ils pas inévitables?

— Je ne suis pas tout à fait d’accord, je pense qu’on peut faire une recherche sérieuse en sciences sociales, sans approche idéologique. Naturellement – comme Weber l’avait déjà dit il y a un siècle –, nous sommes tous les enfants de notre époque et il est capital d’en être conscient, de placer cela au cœur de notre réflexion. Dès lors, s’il est indéniable qu’on ne peut atteindre l’objectivité absolue dans la recherche en sciences sociales, d’un autre côté, il est très différent (à mon avis) de voir un chercheur utiliser consciemment son champ de recherches pour mettre en œuvre sa propre vision politique. C’est une forme d’escroquerie, parce que c’est le rôle de la politique et pas de la science. C’est pourquoi je dis aux collègues: faites de la politique! Mais au lieu de cela, ils utilisent l’autorité de la science pour poursuivre des buts politiques. En minant ainsi l’autorité de la science elle-même! Certaines disciplines, comme la mienne, sont totalement discréditées aux yeux de l’opinion publique parce que – malgré les nombreux collègues qui travaillent de manière exemplaire, en faisant des études empiriques dans les règles de l’art – les seuls à obtenir une visibilité sont les chercheurs les plus idéologisés.

— Dans tout ce processus, les médias jouent bien sûr un rôle décisif…

— Absolument. Plusieurs phénomènes se superposent: d’un côté, les médias ont tendance à préférer la voix qui exprime une position idéologique claire, par rapport à celle qui offre des opinions plus complexes. De l’autre, on voit émerger de manière de plus en plus claire une fracture entre les collaborateurs les plus âgés et les plus jeunes, qui, à l’université, ont été biberonnés à cette approche idéologique, je pense par exemple à toute la rhétorique postcoloniale ou à celle du genre. Ces personnes ont suivi un cursus marqué par l’idéologie et veulent à leur tour imprimer cette marque dans les médias où ils travaillent. Ces personnes ont un mode d’action courant, fondé sur le harcèlement moral, qui conduit beaucoup à se soumettre pour ne pas être accusés de racisme, de sexisme et tout le reste, et qui suscite des dynamiques de pouvoir. Et puis, bien sûr, il y a la réaction des politiques qui voient ces débats dans les médias et qui pensent: « Regardez, c’est la position des principaux médias et des intellectuels de référence, donc si nous travaillons dans cette direction, ils nous approuveront », suscitant un mécanisme de politisation de la science. Et la question ne concerne pas seulement les sciences sociales, il s’agit d’un nœud complexe de relations entre la politique et le monde scientifique. D’un côté, les scientifiques cherchent à comprendre comment obtenir de plus gros financements; de l’autre, la politique privilégie les chercheurs qui entretiennent les meilleures relations avec le monde des médias et ont une vision idéologique bien précise. Nous le voyons très clairement en ce moment, avec la pandémie ou sur le thème du changement climatique. Il n’est pas fortuit que, ces derniers jours, nous ayons reçu de nombreuses adhésions issues du monde des sciences naturelles et médicales.

— Tout ce mécanisme que vous avez décrit est un phénomène qui est né et s’est développé à l’intérieur des universités. Les universités ont en quelque sorte élevé en leur sein ceux qui remettent son autorité en question et limitent sa liberté de recherche: comment en sortir?

— Précisément comme ça: c’est un problème interne aux universités et la solution ne peut venir que de l’intérieur du système académique. C’est la raison pour laquelle nous avons fondé ce Réseau. Certains pourraient répliquer: « Que nous importe, à nous qui sommes hors de votre tour d’ivoire académique? » Mais nous ne sommes pas dans une tour d’ivoire. C’est nous qui formons les personnes qui agiront dans la société et la changeront. C’est nous qui formons les classes dirigeantes, ceux qui iront occuper les postes-clés dans les médias, dans la politique, dans l’économie. Pour cette raison, ce qui arrive dans les universités nous concerne tous. Nous avons assisté ces dernières années à un processus manifeste d’illibéralisation dans les universités. Aujourd’hui il est urgent d’amorcer un processus de re-libéralisation.

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