Pierre-André Taguieff : « Edwy Plenel, un « vigilant » en quête de nettoyage éthique »

Pierre-André Taguieff : « Edwy Plenel, un « vigilant » en quête de nettoyage éthique »

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Pierre-André Taguieff : « Edwy Plenel, un « vigilant » en quête de nettoyage éthique »

Read More  Pierre-André Taguieff est philosophe, politiste et historien des idées. Intellectuel érudit, il est l’auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages sur la vie des idées en France. Il publie le 23 mars Théories du complot. Populisme et complotisme (Éditions Entremises).***Il existe un complotisme d’extrême gauche étrangement négligé par les spécialistes : le complotisme néo-antifasciste. Il a ses idéologues, ses adeptes et ses activistes. Il s’agit d’un antifascisme d’imitation, ritualisé, commémoratif. Il est fabriqué avec des matériaux historiques et mémoriels empruntés pour l’essentiel aux années 1933-1945, sélectionnés pour être instrumentalisés le plus efficacement possible au moyen de ressemblances douteuses ou d’identifications abusives susceptibles de déclencher des émotions fortes, visant à intimider. Son postulat est que, bien qu’invisible pour le regard non éduqué du citoyen ordinaire, « le fascisme » est à nos portes et qu’il est rendu possible par la diffusion des « idées d’extrême droite » grâce à un vaste réseau de complicités que ces nouveaux antifascistes prétendent dévoiler. Cette stratégie d’intimidation suivie par un certain nombre d’intellectuels et de journalistes néo-gauchistes s’inscrit dans un projet de purification ou de nettoyage « éthique » de l’espace public.Les appels à la vigilance ou l’antifascisme sans peineCette grande peur d’un retour des fantômes du passé se traduit médiatiquement par des « appels à la vigilance » régulièrement répétés. L’objectif des « vigilants » complotistes est d’entretenir et de renforcer la peur du « fascisme » ou de « l’extrême droite » dont on annonce la « résurgence » ou le « retour » sous des « habits neufs », selon un lexique figé et une rhétorique convenue depuis longtemps mis en œuvre. Il s’agit pour eux d’intimider, de marquer et de parquer les suspects, et bien sûr de neutraliser les coupables, les supposés membres de la conspiration fascistoïde, avec leurs complices. C’est ainsi que s’est banalisé un type de journalisme para-policier se proposant de purifier l’espace public en dressant des listes noires.En France comme dans d’autres pays européens, mais en France plus qu’ailleurs, le complotisme néo-antifasciste consiste, avec l’inquiétude requise, à prétendre voir partout des « fascistes » ou des « nazis » cachés qui conspireraient pour prendre le pouvoir, et à dénoncer corrélativement leurs supposés complices masqués, intellectuels ou journalistes, qui s’emploieraient à les légitimer en les fréquentant ou en entretenant des relations avec eux de diverses manières, tout contact avec les politiquement « impurs » impliquant une contamination idéologique et une complicité politique. Pour les néo-antifascistes en lutte contre « l’extrême droite » – entité si évidemment diabolique qu’ils n’éprouvent pas le besoin de la définir –, la liberté d’expression et de discussion est donc suprêmement dangereuse. Le simple dialogue entre deux citoyens en désaccord sur des questions politiques fondamentales conduirait à la « confusion des idées », comme vient de le réaffirmer rituellement Edwy Plenel dans un essai polémique (L’Appel à la vigilance. Face à l’extrême droite, La Découverte, 2023) où il tente de ressusciter un fumeux « Appel à la vigilance » qu’il avait publié le 13 juillet 1993 dans Le Monde.À LIRE AUSSI : Sandrine Rousseau, Edwy Plenel, BHL… Notre top 10 des pires donneurs de leçonsAux yeux des « vigilants » de profession, vouloir tout dire et discuter de tout, cela ne peut conduire qu’au pire. La preuve en est, avance le tribun néo-antifasciste Plenel, que le journal lancé le 20 avril 1892 par l’antisémite nationaliste Édouard Drumont s’appelait La Libre Parole. Inutile d’en dire plus. La parrhésie – la parole libre et franche – et le libre débat représentent les deux péchés majeurs. Il s’ensuit que la liberté de penser, de parler et de débattre doit être contrôlée et limitée, voire abolie lorsqu’elle porte sur certaines questions (la lutte contre l’islamisme, la politique de l’immigration, etc.), dont le traitement risquerait de faire du tort au « genre humain ». Car c’est bien au nom de la défense du « genre humain », censé être menacé par la « banalisation des discours d’extrême droite » ou des « idées d’extrême droite », que ce nouvel appel à la censure est proféré, dans un langage fait de clichés. Il faut, dit l’inquisiteur, rétablir des « barrières éthiques ». Le terrorisme intellectuel aime à s’habiller d’un moralisme hyperbolique énoncé sur un ton pontifiant et au moyen de formules figées.La conclusion pratique des néo-antifascistes paranoïaques consiste donc à prôner la censure, la privation de parole et l’interdiction de débattre librement au nom de la « bonne cause », la lutte contre « l’extrême droite ». Deux arguments sophistiques sont ici récurrents : les adversaires à disqualifier sont accusés, d’une part, de « faire le jeu de l’extrême droite » – sans trop le savoir ou en toute perversité –, et, d’autre part, de « parler comme l’extrême droite » ou, plus radicalement, de « parler comme Hitler ». « Ces gens-là parlent comme Hitler », a ainsi affirmé l’accusateur Plenel le 10 mars sur TV5 Monde, convaincu, en linguiste révolutionnaire avisé, qu’il y a des « mots criminels », donc des mots qui tuent. Les accusés employant des mots explosifs ou venimeux se comporteraient en conséquence soit comme des soutiens, pleinement conscients ou non, du diable, soit comme des imitateurs empathiques ou admiratifs des « discours d’extrême droite », épousant ainsi « les idées de l’extrême droite » (tel qu’il l’a énoncé dans Répliques sur France Culture le 11 mars), c’est-à-dire, en dernière analyse, celles de Hitler.Fantômes et fantasmesCes complotistes pseudo-antifascistes, nombreux dans les milieux du gauchisme culturel et médiatique, dénoncent obsessionnellement une menace fasciste inexistante, représentée par une « droite extrême », une « extrême droite » ou une « droite radicale » entourées de leurs alliés et complices, nichés à droite et à gauche – car le fantôme du « social-fascisme » rôde toujours dans ces esprits souffrant de réminiscences. Puisque nous sommes selon eux dans la répétition générale de la fin des années trente – une « récidive », disent certains illuminés –, la recherche des « traîtres » et des « transfuges » est à l’ordre du jour. La vieille hantise du « social-fascisme » – terme apparu dans la presse soviétique dès 1924 – est toujours présente dans l’imaginaire de la gauche qui se veut pure et intransigeante. Quoi de plus excitant pour les adeptes de la conception policière de l’histoire que de repérer les « dérives » d’intellectuels de droite ou de gauche vers le « fascisme », dont les noms les plus courants sont toujours le « nationalisme », le « racisme » ou la « xénophobie », mais aussi, désormais, le « populisme », l’« islamophobie », la « haine anti-LGBTQIA+ » et la « pensée réactionnaire » (ou « néo-réactionnaire »).Il faut aussi tenir compte des réactions de certains néo-gauchistes moins travaillés par des visions paranoïaques que saisis par la phobie du contact avec l’autre ou l’impur, nécessairement « de droite », donc porteur d’« opinions injustes ». Invité le 30 septembre 2020 sur France Inter, l’intellectuel néo-gauchiste Geoffroy de Lagasnerie, ne cachant pas sa peur d’être « contaminé » par les « opinions de droite », s’est prononcé clairement en faveur du refus du débat et de la censure : « Il faut savoir qu’il y a des paradigmes irréconciliables. Moi je suis contre le paradigme du débat, contre le paradigme de la discussion. (…) Je pense que la politique est de l’ordre de l’antagonisme et de la lutte et j’assume totalement le fait qu’il faille reproduire un certain nombre de censures dans l’espace public, pour rétablir un espace où les opinions justes prennent le pouvoir sur les opinions injustes. » Quant aux « opinions justes », cela va sans dire, ce sont celles du bienheureux Lagasnerie.À LIRE AUSSI : « Censure » pour les « impurs » : la gauche riante de Geoffroy de LagasnerieL’existence de la menace fasciste globale et polymorphe dénoncée par les « vigilants » néo-antifascistes se réduit à la somme de leurs cauchemars favoris, hérités de la culture antifasciste communiste. Leur grand fantasme idéologisé est le « retour des années trente » ou « aux années trente » : l’époque contemporaine ressemblerait à l’époque de la « tentation fasciste » en France, ou plus généralement à un moment « préfasciste ». C’est là déshistoriciser la marche des événements et prendre pour boussole un jeu de ressemblances et d’analogies approximatives ou trompeuses. Le projet des antifascistes de pacotille est donc, par la dénonciation publique et la délation médiatique permanentes, qui consistent à lancer régulièrement des « appels à la vigilance », de « défasciser » la société française. Il s’agit clairement, à une époque postfasciste qui a commencé en 1945, d’une imitation carnavalesque de l’antifascisme historique, d’une forme de théâtralisation militante des combats du passé, et, partant, d’un antifascisme imaginaire en lutte contre un fascisme imaginaire.Dans Les Contre-réactionnaires (2007) ainsi que dans Du diable en politique (2014), j’ai longuement analysé les thèmes, les thèses et les arguments de ceux qui ont professionnalisé la dénonciation de ce que j’appelais « un fascisme sans fascistes (autres que chimériques) », en formulant l’hypothèse que le néo-antifascisme contemporain reconduisait « l’imposture du pseudo-antifascisme stalinien » et faisait surgir « un nouveau système d’illusions ». En mars 2023, l’inévitable retour du diable s’est accompagné de la résurrection des « vigilants ».Spécialiste de l’extrême droite en France, l’historien Jean-Paul Gautier, qui ne cache pas sa sympathie à l’égard des milieux dits antifascistes, reconnaît avec honnêteté en 2022, dans son livre sur les antifascismes depuis les années 1960, qu’« il n’existe pas actuellement en France de menace fasciste réelle » (Jean-Paul Gautier, Antifascisme[s] des années 1960 à nos jours, Paris, Éditions Syllepse, 2022, p. 314). Mais cela n’empêche nullement les « vigilants » néo-antifascistes, ces nouveaux « hallucinés de l’arrière-monde », de dénoncer inlassablement le glissement de la société française vers « l’extrême droite » ou une forme nouvelle du « fascisme », et de désigner nommément les responsables de ce glissement cauchemardesque.L’inquisiteur Plenel ou le terrorisme intellectuel en personneNous sommes donc invités une fois de plus par Plenel, militant antifasciste et anti-islamophobe déclaré, à prendre au sérieux son « appel à la vigilance » fané et à y répondre. La question préalable est de savoir s’il convient de le prendre pour modèle dans sa lutte contre la supposée « fascisation » ou « extrême-droitisation » de la société française. La première règle de formation des accusations vigilantistes consiste à appliquer systématiquement, pour disqualifier un auteur, le principe de la contamination idéologique par contiguïté. L’exemple le plus simple en est celui de l’auteur d’un article, dans un journal ou une revue, auquel le « vigilant » attribue une thèse soutenue par un autre auteur (jugé infréquentable) ayant publié un article dans le même journal ou la même revue. J’ai moi-même été à maintes reprises la victime d’une opération de ce type, qui implique un amalgame polémique visant à justifier une mise en accusation qui se poursuit par la circulation d’une rumeur négative dont l’origine est ignorée ou méconnue par le grand public. Le singulier « travail journalistique » de Plenel illustre parfaitement cette méthode de guerre idéologique et culturelle, qui, se couvrant d’un vertueux « appel à la vigilance » (contre « le fascisme », « l’extrême droite », etc.), relève du terrorisme intellectuel moralisateur. Son objectif est de fabriquer des infréquentables et des ostracisés.Prenons un exemple récent de la manière dont cet agitateur et agent d’influence bénéficiant d’une rare complaisance médiatique exerce sa profession d’accusateur public. En novembre 2022, j’ai publié aux Éditions de l’Observatoire un ouvrage au titre et au sous-titre dénués d’ambiguïté : Le Grand Remplacement ou la politique du mythe. Généalogie d’une représentation polémique. Quelques semaines plus tard, j’ai publié dans le 3e « hors-série » de la revue Front populaire, comportant le désormais célèbre entretien entre Michel Houellebecq et Michel Onfray, un long article intitulé « L’antiracisme saisi par l’utopisme. De la mixophilie universelle à la créolisation du monde », où j’analyse les origines et les développements récents d’une vision normative de l’antiracisme fondée moins sur l’égalité universelle que sur le métissage universel. Je montre notamment comme cette vision antiraciste, qui consiste à inverser la mixophobie, noyau dur des attitudes racistes, en mixophilie, s’est transformée en une utopie du mélange racial salvateur (le rêve de la « caféaulaitisation du monde », comme disait en plaisantant le généticien antiraciste Jacques Ruffié), dont je pointe la naïveté et les illusions. Car il ne suffit pas de renverser la hantise du mélange en amour des mélanges pour fonder une politique efficace de lutte contre le racisme, ni pour définir un mode de rédemption du genre humain.Pour illustrer mon propos, je me penche de près sur les éloges contemporains de la « créolisation du monde », récit qui représente la dernière version en date de l’utopie mixophile, promesse d’un genre humain unifié grâce à un effacement progressif des identités ethno-raciales par le métissage physique et culturel. C’est là une vision du progrès universel parmi d’autres. Et j’ose souligner les naïvetés et les limites conceptuelles de cette utopie « progressiste ». Mais je ne manque pas de noter avec une pointe d’ironie que la réalisation de cette utopie peut être interprétée comme une marche vers le « Grand Remplacement » par ses partisans de gauche comme par ses dénonciateurs de droite, les premiers s’en félicitant, les seconds s’en désolant.Le péché selon PlenelPlenel s’indigne devant mon péché majeur, qui serait d’avoir lancé une « charge délirante » contre la « créolisation » chantée par le poète engagé Édouard Glissant, qu’il adule. Il est pourtant facile de comprendre que les partisans de la « créolisation universelle » puissent y voir l’instrument rêvé du processus de substitution d’une humanité indifférenciée à un genre humain composé d’identités collectives différentes, différences qui seraient sources de conflits et d’inégalités. Il faudrait donc les effacer par la « créolisation ».Cette analyse conceptuelle et argumentative a vraisemblablement dépassé les capacités de compréhension du journaliste « purificateur » Plenel, qui n’en a retenu que le mot « mixophilie » pour en faire une caractérisation du « Grand Remplacement » et suggérer, avec une intention malveillante, que mes critiques de l’utopie mixophile témoigneraient de mon adhésion à la thèse du « Grand Remplacement », la preuve en étant que mon article voisinait avec l’entretien entre Michel Houellebecq et Michel Onfray, dans lequel le célèbre auteur de Soumission présentait le « Grand Remplacement » comme « un fait ». Plenel s’indigne et accuse : « On retrouve Pierre-André Taguieff dans le même numéro de la revue Front populaire où Michel Houellebecq et Michel Onfray s’accordent sur le péril du “grand remplacement”. » Et encore, sans craindre la répétition : « On le retrouve aujourd’hui sur les rives du “grand remplacement”, aux côtés de Michel Houellebecq et de Renaud Camus. » Les autres infréquentables présents dans la revue et épinglés par Plenel sont « une essayiste islamophobe, un intellectuel maurrassien et un économiste poutinien ». L’opérateur de la diabolisation de ma personne est bien le fait d’« être à côté de » : la contamination est assurée. Les sous-entendus accusatoires suivent. Il conclut de ces allusions à des infréquentables que « l’égalité » est « leur ennemi commun ». Nous sommes bien en présence d’un discours de propagande, où la répétition tient lieu d’argument. J’ajoute que, si j’ai critiqué les usages démagogiques de l’égalitarisme dans divers domaines, j’ai toujours défendu l’exigence d’égalité.Le principe de contamination idéologique par contiguïté a été appliqué scrupuleusement par l’inquisiteur : écartant le fait gênant que le nommé Taguieff caractérise explicitement le « Grand Remplacement » comme un « mythe » et une « représentation polémique », il lui attribue sans vergogne, sans le moindre souci de la déontologie journalistique, la vision qu’en a Houellebecq à la suite de Renaud Camus et d’Éric Zemmour, à savoir celle d’un « fait », d’une réalité ethno-démographique. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’accusateur pressé et expéditif qu’est Plenel ne prend pas de gants pour tenter de criminaliser ses cibles. Mais ceux qui connaissent depuis longtemps ce trublion roublard et ne font pas partie de ses réseaux néo-gauchistes savent que sa crédibilité est voisine de zéro.Nouveaux « vigilants »L’antifascisme rhétorique des nouveaux « vigilants », qui marche au soupçon paranoïaque, à l’indignation hyperbolique et à la délation chronique, est une composante désormais importante de ce qu’Emmanuel Mounier appelait en 1938 la « mythique de gauche », pour la distinguer clairement de la « mystique » au sens de Péguy. Il est le résultat tardif d’une ossification idéologique et d’une opération de propagande indéfiniment reconduite qui a commencé, au cours des années trente – sans oublier la révélatrice parenthèse de 1939-1941 –, avec la transformation de l’engagement antifasciste en drapeau du communisme stalinisé. L’instrumentalisation des bons sentiments et des grandes causes continue, les commissaires du peuple et leurs agents s’étant métamorphosés en délateurs de presse et en inquisiteurs de plateaux télé ou de réseaux sociaux.L’esprit totalitaire, avec ses pions et ses espions, est loin d’avoir disparu. Cependant, les échos tardifs du vieil antifascisme stalinien entre-temps trotskisé sont en passe d’être recouverts par le tam-tam wokiste, dernière pratique en date de la « vigilance » militante. Preuve que les humains ont besoin non seulement de croire, mais aussi et surtout d’acquérir une bonne conscience sans faille. Le moyen le plus simple d’y parvenir reste d’accuser et de dénoncer des méchants haïssables ou des démons à face humaine. Il suffit de les inventer ou de les réinventer. Les « vigilants » s’y emploient, infatigablement. S’ensuivent les plaisirs de la chasse aux « fascistes », qui ne le cèdent en rien à ceux, lointains précurseurs, de la chasse aux sorcières.EndFragment 

Pierre-André Taguieff est philosophe, politiste et historien des idées. Intellectuel érudit, il est l’auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages sur la vie des idées en France. Il publie le 23 mars Théories du complot. Populisme et complotisme (Éditions Entremises).

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Il existe un complotisme d’extrême gauche étrangement négligé par les spécialistes : le complotisme néo-antifasciste. Il a ses idéologues, ses adeptes et ses activistes. Il s’agit d’un antifascisme d’imitation, ritualisé, commémoratif. Il est fabriqué avec des matériaux historiques et mémoriels empruntés pour l’essentiel aux années 1933-1945, sélectionnés pour être instrumentalisés le plus efficacement possible au moyen de ressemblances douteuses ou d’identifications abusives susceptibles de déclencher des émotions fortes, visant à intimider. Son postulat est que, bien qu’invisible pour le regard non éduqué du citoyen ordinaire, « le fascisme » est à nos portes et qu’il est rendu possible par la diffusion des « idées d’extrême droite » grâce à un vaste réseau de complicités que ces nouveaux antifascistes prétendent dévoiler. Cette stratégie d’intimidation suivie par un certain nombre d’intellectuels et de journalistes néo-gauchistes s’inscrit dans un projet de purification ou de nettoyage « éthique » de l’espace public.

Les appels à la vigilance ou l’antifascisme sans peine

Cette grande peur d’un retour des fantômes du passé se traduit médiatiquement par des « appels à la vigilance » régulièrement répétés. L’objectif des « vigilants » complotistes est d’entretenir et de renforcer la peur du « fascisme » ou de « l’extrême droite » dont on annonce la « résurgence » ou le « retour » sous des « habits neufs », selon un lexique figé et une rhétorique convenue depuis longtemps mis en œuvre. Il s’agit pour eux d’intimider, de marquer et de parquer les suspects, et bien sûr de neutraliser les coupables, les supposés membres de la conspiration fascistoïde, avec leurs complices. C’est ainsi que s’est banalisé un type de journalisme para-policier se proposant de purifier l’espace public en dressant des listes noires.

En France comme dans d’autres pays européens, mais en France plus qu’ailleurs, le complotisme néo-antifasciste consiste, avec l’inquiétude requise, à prétendre voir partout des « fascistes » ou des « nazis » cachés qui conspireraient pour prendre le pouvoir, et à dénoncer corrélativement leurs supposés complices masqués, intellectuels ou journalistes, qui s’emploieraient à les légitimer en les fréquentant ou en entretenant des relations avec eux de diverses manières, tout contact avec les politiquement « impurs » impliquant une contamination idéologique et une complicité politique. Pour les néo-antifascistes en lutte contre « l’extrême droite » – entité si évidemment diabolique qu’ils n’éprouvent pas le besoin de la définir –, la liberté d’expression et de discussion est donc suprêmement dangereuse. Le simple dialogue entre deux citoyens en désaccord sur des questions politiques fondamentales conduirait à la « confusion des idées », comme vient de le réaffirmer rituellement Edwy Plenel dans un essai polémique (L’Appel à la vigilance. Face à l’extrême droite, La Découverte, 2023) où il tente de ressusciter un fumeux « Appel à la vigilance » qu’il avait publié le 13 juillet 1993 dans Le Monde.

À LIRE AUSSI : Sandrine Rousseau, Edwy Plenel, BHL… Notre top 10 des pires donneurs de leçons

Aux yeux des « vigilants » de profession, vouloir tout dire et discuter de tout, cela ne peut conduire qu’au pire. La preuve en est, avance le tribun néo-antifasciste Plenel, que le journal lancé le 20 avril 1892 par l’antisémite nationaliste Édouard Drumont s’appelait La Libre Parole. Inutile d’en dire plus. La parrhésie – la parole libre et franche – et le libre débat représentent les deux péchés majeurs. Il s’ensuit que la liberté de penser, de parler et de débattre doit être contrôlée et limitée, voire abolie lorsqu’elle porte sur certaines questions (la lutte contre l’islamisme, la politique de l’immigration, etc.), dont le traitement risquerait de faire du tort au « genre humain ». Car c’est bien au nom de la défense du « genre humain », censé être menacé par la « banalisation des discours d’extrême droite » ou des « idées d’extrême droite », que ce nouvel appel à la censure est proféré, dans un langage fait de clichés. Il faut, dit l’inquisiteur, rétablir des « barrières éthiques ». Le terrorisme intellectuel aime à s’habiller d’un moralisme hyperbolique énoncé sur un ton pontifiant et au moyen de formules figées.

La conclusion pratique des néo-antifascistes paranoïaques consiste donc à prôner la censure, la privation de parole et l’interdiction de débattre librement au nom de la « bonne cause », la lutte contre « l’extrême droite ». Deux arguments sophistiques sont ici récurrents : les adversaires à disqualifier sont accusés, d’une part, de « faire le jeu de l’extrême droite » – sans trop le savoir ou en toute perversité –, et, d’autre part, de « parler comme l’extrême droite » ou, plus radicalement, de « parler comme Hitler ». « Ces gens-là parlent comme Hitler », a ainsi affirmé l’accusateur Plenel le 10 mars sur TV5 Monde, convaincu, en linguiste révolutionnaire avisé, qu’il y a des « mots criminels », donc des mots qui tuent. Les accusés employant des mots explosifs ou venimeux se comporteraient en conséquence soit comme des soutiens, pleinement conscients ou non, du diable, soit comme des imitateurs empathiques ou admiratifs des « discours d’extrême droite », épousant ainsi « les idées de l’extrême droite » (tel qu’il l’a énoncé dans Répliques sur France Culture le 11 mars), c’est-à-dire, en dernière analyse, celles de Hitler.

Fantômes et fantasmes

Ces complotistes pseudo-antifascistes, nombreux dans les milieux du gauchisme culturel et médiatique, dénoncent obsessionnellement une menace fasciste inexistante, représentée par une « droite extrême », une « extrême droite » ou une « droite radicale » entourées de leurs alliés et complices, nichés à droite et à gauche – car le fantôme du « social-fascisme » rôde toujours dans ces esprits souffrant de réminiscences. Puisque nous sommes selon eux dans la répétition générale de la fin des années trente – une « récidive », disent certains illuminés –, la recherche des « traîtres » et des « transfuges » est à l’ordre du jour. La vieille hantise du « social-fascisme » – terme apparu dans la presse soviétique dès 1924 – est toujours présente dans l’imaginaire de la gauche qui se veut pure et intransigeante. Quoi de plus excitant pour les adeptes de la conception policière de l’histoire que de repérer les « dérives » d’intellectuels de droite ou de gauche vers le « fascisme », dont les noms les plus courants sont toujours le « nationalisme », le « racisme » ou la « xénophobie », mais aussi, désormais, le « populisme », l’« islamophobie », la « haine anti-LGBTQIA+ » et la « pensée réactionnaire » (ou « néo-réactionnaire »).

Il faut aussi tenir compte des réactions de certains néo-gauchistes moins travaillés par des visions paranoïaques que saisis par la phobie du contact avec l’autre ou l’impur, nécessairement « de droite », donc porteur d’« opinions injustes ». Invité le 30 septembre 2020 sur France Inter, l’intellectuel néo-gauchiste Geoffroy de Lagasnerie, ne cachant pas sa peur d’être « contaminé » par les « opinions de droite », s’est prononcé clairement en faveur du refus du débat et de la censure : « Il faut savoir qu’il y a des paradigmes irréconciliables. Moi je suis contre le paradigme du débat, contre le paradigme de la discussion. (…) Je pense que la politique est de l’ordre de l’antagonisme et de la lutte et j’assume totalement le fait qu’il faille reproduire un certain nombre de censures dans l’espace public, pour rétablir un espace où les opinions justes prennent le pouvoir sur les opinions injustes. » Quant aux « opinions justes », cela va sans dire, ce sont celles du bienheureux Lagasnerie.

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L’existence de la menace fasciste globale et polymorphe dénoncée par les « vigilants » néo-antifascistes se réduit à la somme de leurs cauchemars favoris, hérités de la culture antifasciste communiste. Leur grand fantasme idéologisé est le « retour des années trente » ou « aux années trente » : l’époque contemporaine ressemblerait à l’époque de la « tentation fasciste » en France, ou plus généralement à un moment « préfasciste ». C’est là déshistoriciser la marche des événements et prendre pour boussole un jeu de ressemblances et d’analogies approximatives ou trompeuses. Le projet des antifascistes de pacotille est donc, par la dénonciation publique et la délation médiatique permanentes, qui consistent à lancer régulièrement des « appels à la vigilance », de « défasciser » la société française. Il s’agit clairement, à une époque postfasciste qui a commencé en 1945, d’une imitation carnavalesque de l’antifascisme historique, d’une forme de théâtralisation militante des combats du passé, et, partant, d’un antifascisme imaginaire en lutte contre un fascisme imaginaire.

Dans Les Contre-réactionnaires (2007) ainsi que dans Du diable en politique (2014), j’ai longuement analysé les thèmes, les thèses et les arguments de ceux qui ont professionnalisé la dénonciation de ce que j’appelais « un fascisme sans fascistes (autres que chimériques) », en formulant l’hypothèse que le néo-antifascisme contemporain reconduisait « l’imposture du pseudo-antifascisme stalinien » et faisait surgir « un nouveau système d’illusions ». En mars 2023, l’inévitable retour du diable s’est accompagné de la résurrection des « vigilants ».

Spécialiste de l’extrême droite en France, l’historien Jean-Paul Gautier, qui ne cache pas sa sympathie à l’égard des milieux dits antifascistes, reconnaît avec honnêteté en 2022, dans son livre sur les antifascismes depuis les années 1960, qu’« il n’existe pas actuellement en France de menace fasciste réelle » (Jean-Paul Gautier, Antifascisme[s] des années 1960 à nos jours, Paris, Éditions Syllepse, 2022, p. 314). Mais cela n’empêche nullement les « vigilants » néo-antifascistes, ces nouveaux « hallucinés de l’arrière-monde », de dénoncer inlassablement le glissement de la société française vers « l’extrême droite » ou une forme nouvelle du « fascisme », et de désigner nommément les responsables de ce glissement cauchemardesque.

L’inquisiteur Plenel ou le terrorisme intellectuel en personne

Nous sommes donc invités une fois de plus par Plenel, militant antifasciste et anti-islamophobe déclaré, à prendre au sérieux son « appel à la vigilance » fané et à y répondre. La question préalable est de savoir s’il convient de le prendre pour modèle dans sa lutte contre la supposée « fascisation » ou « extrême-droitisation » de la société française. La première règle de formation des accusations vigilantistes consiste à appliquer systématiquement, pour disqualifier un auteur, le principe de la contamination idéologique par contiguïté. L’exemple le plus simple en est celui de l’auteur d’un article, dans un journal ou une revue, auquel le « vigilant » attribue une thèse soutenue par un autre auteur (jugé infréquentable) ayant publié un article dans le même journal ou la même revue. J’ai moi-même été à maintes reprises la victime d’une opération de ce type, qui implique un amalgame polémique visant à justifier une mise en accusation qui se poursuit par la circulation d’une rumeur négative dont l’origine est ignorée ou méconnue par le grand public. Le singulier « travail journalistique » de Plenel illustre parfaitement cette méthode de guerre idéologique et culturelle, qui, se couvrant d’un vertueux « appel à la vigilance » (contre « le fascisme », « l’extrême droite », etc.), relève du terrorisme intellectuel moralisateur. Son objectif est de fabriquer des infréquentables et des ostracisés.

Prenons un exemple récent de la manière dont cet agitateur et agent d’influence bénéficiant d’une rare complaisance médiatique exerce sa profession d’accusateur public. En novembre 2022, j’ai publié aux Éditions de l’Observatoire un ouvrage au titre et au sous-titre dénués d’ambiguïté : Le Grand Remplacement ou la politique du mythe. Généalogie d’une représentation polémique. Quelques semaines plus tard, j’ai publié dans le 3e « hors-série » de la revue Front populaire, comportant le désormais célèbre entretien entre Michel Houellebecq et Michel Onfray, un long article intitulé « L’antiracisme saisi par l’utopisme. De la mixophilie universelle à la créolisation du monde », où j’analyse les origines et les développements récents d’une vision normative de l’antiracisme fondée moins sur l’égalité universelle que sur le métissage universel. Je montre notamment comme cette vision antiraciste, qui consiste à inverser la mixophobie, noyau dur des attitudes racistes, en mixophilie, s’est transformée en une utopie du mélange racial salvateur (le rêve de la « caféaulaitisation du monde », comme disait en plaisantant le généticien antiraciste Jacques Ruffié), dont je pointe la naïveté et les illusions. Car il ne suffit pas de renverser la hantise du mélange en amour des mélanges pour fonder une politique efficace de lutte contre le racisme, ni pour définir un mode de rédemption du genre humain.

Pour illustrer mon propos, je me penche de près sur les éloges contemporains de la « créolisation du monde », récit qui représente la dernière version en date de l’utopie mixophile, promesse d’un genre humain unifié grâce à un effacement progressif des identités ethno-raciales par le métissage physique et culturel. C’est là une vision du progrès universel parmi d’autres. Et j’ose souligner les naïvetés et les limites conceptuelles de cette utopie « progressiste ». Mais je ne manque pas de noter avec une pointe d’ironie que la réalisation de cette utopie peut être interprétée comme une marche vers le « Grand Remplacement » par ses partisans de gauche comme par ses dénonciateurs de droite, les premiers s’en félicitant, les seconds s’en désolant.

Le péché selon Plenel

Plenel s’indigne devant mon péché majeur, qui serait d’avoir lancé une « charge délirante » contre la « créolisation » chantée par le poète engagé Édouard Glissant, qu’il adule. Il est pourtant facile de comprendre que les partisans de la « créolisation universelle » puissent y voir l’instrument rêvé du processus de substitution d’une humanité indifférenciée à un genre humain composé d’identités collectives différentes, différences qui seraient sources de conflits et d’inégalités. Il faudrait donc les effacer par la « créolisation ».

Cette analyse conceptuelle et argumentative a vraisemblablement dépassé les capacités de compréhension du journaliste « purificateur » Plenel, qui n’en a retenu que le mot « mixophilie » pour en faire une caractérisation du « Grand Remplacement » et suggérer, avec une intention malveillante, que mes critiques de l’utopie mixophile témoigneraient de mon adhésion à la thèse du « Grand Remplacement », la preuve en étant que mon article voisinait avec l’entretien entre Michel Houellebecq et Michel Onfray, dans lequel le célèbre auteur de Soumission présentait le « Grand Remplacement » comme « un fait ». Plenel s’indigne et accuse : « On retrouve Pierre-André Taguieff dans le même numéro de la revue Front populaire où Michel Houellebecq et Michel Onfray s’accordent sur le péril du “grand remplacement”. » Et encore, sans craindre la répétition : « On le retrouve aujourd’hui sur les rives du “grand remplacement”, aux côtés de Michel Houellebecq et de Renaud Camus. » Les autres infréquentables présents dans la revue et épinglés par Plenel sont « une essayiste islamophobe, un intellectuel maurrassien et un économiste poutinien ». L’opérateur de la diabolisation de ma personne est bien le fait d’« être à côté de » : la contamination est assurée. Les sous-entendus accusatoires suivent. Il conclut de ces allusions à des infréquentables que « l’égalité » est « leur ennemi commun ». Nous sommes bien en présence d’un discours de propagande, où la répétition tient lieu d’argument. J’ajoute que, si j’ai critiqué les usages démagogiques de l’égalitarisme dans divers domaines, j’ai toujours défendu l’exigence d’égalité.

Le principe de contamination idéologique par contiguïté a été appliqué scrupuleusement par l’inquisiteur : écartant le fait gênant que le nommé Taguieff caractérise explicitement le « Grand Remplacement » comme un « mythe » et une « représentation polémique », il lui attribue sans vergogne, sans le moindre souci de la déontologie journalistique, la vision qu’en a Houellebecq à la suite de Renaud Camus et d’Éric Zemmour, à savoir celle d’un « fait », d’une réalité ethno-démographique. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’accusateur pressé et expéditif qu’est Plenel ne prend pas de gants pour tenter de criminaliser ses cibles. Mais ceux qui connaissent depuis longtemps ce trublion roublard et ne font pas partie de ses réseaux néo-gauchistes savent que sa crédibilité est voisine de zéro.

Nouveaux « vigilants »

L’antifascisme rhétorique des nouveaux « vigilants », qui marche au soupçon paranoïaque, à l’indignation hyperbolique et à la délation chronique, est une composante désormais importante de ce qu’Emmanuel Mounier appelait en 1938 la « mythique de gauche », pour la distinguer clairement de la « mystique » au sens de Péguy. Il est le résultat tardif d’une ossification idéologique et d’une opération de propagande indéfiniment reconduite qui a commencé, au cours des années trente – sans oublier la révélatrice parenthèse de 1939-1941 –, avec la transformation de l’engagement antifasciste en drapeau du communisme stalinisé. L’instrumentalisation des bons sentiments et des grandes causes continue, les commissaires du peuple et leurs agents s’étant métamorphosés en délateurs de presse et en inquisiteurs de plateaux télé ou de réseaux sociaux.

L’esprit totalitaire, avec ses pions et ses espions, est loin d’avoir disparu. Cependant, les échos tardifs du vieil antifascisme stalinien entre-temps trotskisé sont en passe d’être recouverts par le tam-tam wokiste, dernière pratique en date de la « vigilance » militante. Preuve que les humains ont besoin non seulement de croire, mais aussi et surtout d’acquérir une bonne conscience sans faille. Le moyen le plus simple d’y parvenir reste d’accuser et de dénoncer des méchants haïssables ou des démons à face humaine. Il suffit de les inventer ou de les réinventer. Les « vigilants » s’y emploient, infatigablement. S’ensuivent les plaisirs de la chasse aux « fascistes », qui ne le cèdent en rien à ceux, lointains précurseurs, de la chasse aux sorcières.

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