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Pour un anti-wokisme de gauche

Pour un anti-wokisme de gauche

Nathalie Heinich

Chercheuse, sociologue

Tribune parue le 19 mai 2023 dans Libération

« L’impression de déjà-lu est immense », affirme Simon Blin dans un éditorial de Libération consacré le 12 mai à mon livre Le Wokisme serait-il un totalitarisme ? ». C’est qu’il croit en connaître l’orientation politique : « L’essai pourrait être signé par un idéologue du RN que nul ne s’en apercevrait ». Il est vrai que, depuis que le wokisme s’est imposé comme objet de débats dans l’Université, le monde culturel et les médias, l’assimilation est devenue automatique : le wokisme serait de gauche, évidemment, et l’anti-wokisme de droite, forcément – voire d’extrême droite. Et certes, aux États-Unis d’où nous vient le phénomène, les trumpistes ont résolument enfourché la croisade anti-woke, ajoutant à leurs cibles habituelles de censure la « théorie du genre », la « théorie critique de la race » et le protocole « DE&I » (Diversity, Equity and Inclusion). Difficile dans ces conditions de dénoncer les excès du wokisme sans risquer de se faire exclure de son propre camp lorsqu’on parle depuis la gauche.

            Et pourtant, dans le camp progressiste, de plus en plus de voix osent affirmer que l’on peut, et que l’on doit même, dénoncer le wokisme non pas bien que l’on soit de gauche, mais précisément parce que l’on est de gauche. Quoiqu’encore timide car frappé d’intimidations, cet anti-wokisme de gauche s’est illustré, aux États-Unis mêmes, sous la plume de Mark Lilla, de Jonathan Haidt, de Susan Neiman, ou en Espagne sous celle de Daniel Bernabé. Cette critique n’est pas celle du progressisme, comme c’est le cas au Rassemblement National, qui vient de faire de l’anti-wokisme son nouveau cheval de bataille comme il l’avait fait de la laïcité. Car il ne s’agit pas de nier la réalité des injustices, des inégalités et des discriminations de tous ordres, ni la nécessité de les combattre. Il s’agit de s’opposer aux dérives d’un pseudo-progressisme ennemi de ces valeurs humanistes que sont l’universalisme républicain, la rationalité, la laïcité et la liberté d’expression.

            Or le wokisme, assis sur un communautarisme emprunté à la culture politique anglo-saxonne, est par définition anti-universaliste, indifférent au bien commun car obsédé par les affiliations à des collectifs victimaires. Il préfère l’idéologie à la science (ou se fait fort de confondre les deux, ce qui revient au même). Il voit dans la défense de la laïcité une attaque contre les minorités religieuses. Et il pratique sans complexe cette forme de censure sauvage qu’est la cancel culture, sans paraître incommodé par cette antinomie paradoxale entre une censure idéologique se réclamant du progressisme et une tradition de gauche ayant toujours défendu la liberté d’expression.

            Identitarisme, idéologisme, censure : ce sont les grandes composantes du wokisme sous ses différentes formes, de l’écriture inclusive à la militantisation du savoir, de la réécriture des textes au déboulonnage des statues, des assignations identitaires aux interdits sémantiques et à l’occultation des rapports de classe derrière l’obsession raciale et sexuée. Or, comme je le montre point par point dans mon livre, chacune de ces composantes relève d’une certaine forme de totalitarisme.

Ce mot ici ne renvoie pas bien sûr à un régime totalitaire, comme tentent de me le faire dire ceux qui font semblant de ne pas comprendre : l’emprise du wokisme sur une partie de l’Université et du monde culturel, sa pénétration dans les grandes entreprises et son infiltration dans la gauche radicale ne se sont pas encore transformées, heureusement, en un pouvoir d’État. Il s’agit pour l’instant de ce que j’ai nommé un « totalitarisme d’atmosphère » : une mentalité totalitaire, plus ou moins prégnante selon les contextes, qui tend à faire passer comme allant de soi ces assignations obligées, ces interdits assenés au nom des « sensibilités blessées », ces programmes de rééducation et de réécriture des classiques, ce jeu pervers sur l’alliance de victimisation et de culpabilisation, qui devraient hérisser tout progressiste digne de ce nom.

            Voilà donc le fond de mon argument : identifier et dénoncer la dimension potentiellement totalitaire du wokisme à partir d’une position de gauche, qui s’inquiète de la façon dont certaines outrances ouvrent un boulevard au RN. Où donc a-t-on « déjà lu » cela ? Et ce point de vue n’est-il pas susceptible d’intéresser les lecteurs d’un journal de gauche ?

            Mais les vieux réflexes sectaires resurgissent, qui évacuent toute remise en question en la stigmatisant comme réactionnaire voire d’extrême droite. Et, comme du temps où ce n’était pas le wokisme mais le stalinisme qui dominait le camp progressiste, celui qui veut rester fidèle à celui-ci se voit forcé de trahir ses propres valeurs, tandis que celui qui veut rester fidèle à ses valeurs se retrouve traître à son propre camp. C’est l’injonction paradoxale à laquelle, naguère, quelques-uns ont su résister, avant que la vérité des faits ne s’impose et leur donne définitivement raison. Avec le wokisme, c’est sous la forme d’une sombre farce que se répète cette sale histoire.

            C’est pourquoi les défenseurs du wokisme qui assimilent sa contestation à la pensée réactionnaire et accusent ses contempteurs de « faire le jeu de l’extrême droite », comme naguère les dénonciateurs du Goulag étaient taxés d’« agents de la CIA », démontrent involontairement ce qu’ils s’évertuent à nier : à savoir que, faute de prendre la peine de réfléchir, ils se coulent parfaitement dans la mentalité totalitaire. Elle est là, hélas, « l’impression d’un immense déjà-vu ».

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