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UN TOTALITARISME D’ATMOSPHЀRE

UN TOTALITARISME D’ATMOSPHЀRE

Nathalie Heinich

Chercheuse, sociologue

Ce texte constitue les « bonnes feuilles » du livre à paraître le 17 mai aux éditions Albin Michel : Le Wokisme serait-il un totalitarisme ?

« Le totalitarisme, une fois au pouvoir, remplace invariablement tous les vrais talents, quelles que soient leurs sympathies, par ces illuminés et ces imbéciles dont le manque d’intelligence et d’esprit créateur reste la meilleure garantie de leur loyauté », diagnostiquait Hannah Arendt dans un célèbre ouvrage. Ce constat implacable (du moins concernant le stalinisme, car le nazisme a su s’entourer de vrais talents) s’applique à la situation créée par le wokisme, à une différence près : le « pouvoir ». Car ce mouvement n’a pas le statut d’un pouvoir d’État, contrairement aux « systèmes totalitaires » sur lesquels la philosophe avait construit son analyse : le fascisme, à droite, et le communisme soviétique, à gauche (les méfaits du maoïsme n’étant pas encore connus à l’époque de la rédaction du livre). Il n’empêche qu’avant la constitution d’un « régime » politique, doté de pouvoirs d’État, il existe des mentalités, des tendances, des états d’esprit qui en facilitent l’avènement. 

C’est pourquoi l’analogie avec le totalitarisme, et particulièrement le totalitarisme soviétique, est parfaitement légitime pour peu qu’on étende la notion de totalitarisme au-delà du strict exercice d’un pouvoir institué. L’islamologue Gilles Kepel a proposé la notion de « jihadisme d’atmosphère » pour décrire les stratégies d’islamisation des sociétés occidentales par les partisans d’un islam politique : de façon analogue l’on peut parler d’un « totalitarisme d’atmosphère » à propos de cette forme atténuée, diffuse, culturelle de totalitarisme qu’est un totalitarisme sans État – cela même que constitue aujourd’hui le wokisme.  

Analogie, ai-je écrit : il y a fort à parier que les partisans du woke s’empresseront de récuser toute comparaison avec le totalitarisme en arguant que « on ne peut pas comparer » les deux. Mais la notion d’analogie ne signifie nullement l’identité en tous points des deux termes de la comparaison ; et la comparaison au sens heuristique met en évidence non seulement les ressemblances mais aussi les différences. Il serait évidemment stupide de prétendre assimiler le wokisme au fascisme, au nazisme ou au stalinisme, tant les différences sont évidentes au regard de la question du pouvoir. Mais elles ne doivent pas empêcher d’alerter sur les similitudes, qui sautent aux yeux pour peu qu’on ait à l’esprit la genèse et l’histoire des différents totalitarismes.

Une première similitude réside dans la réversibilité du bien et du mal : ce qui apparaissait au départ comme vertueux – par exemple l’idéal égalitaire de la Révolution française ou l’idéal communiste de la Révolution d’Octobre – se transforme peu à peu en facteur d’oppression, sans que cette mue soit perçue tant est forte l’adhésion à l’idéal, et tant celui-ci joue le rôle d’écran posé sur des réalités dérangeantes, notamment l’atteinte aux libertés et la prise de pouvoir d’une caste de dirigeants s’arrogeant le droit de vie et de mort sur leurs concitoyens. Comme le note Sergiu Klainermann, fort de son expérience roumaine, à propos du wokisme qui a pénétré jusqu’aux départements de mathématiques américains : « Ce qui a commencé par l’intention parfaitement raisonnable de lutter contre la discrimination sur la base de la race, du sexe et de l’origine ethnique, dans le but de créer plus de cohésion sociale, plus de tolérance et de justice, a produit l’exact opposé de ce qui était prévu – c’est-à-dire plus de division, moins de tolérance et moins de justice. Ainsi, au lieu d’une union plus parfaite, nous avons maintenant une société qui perd rapidement la foi dans ses institutions unificatrices les plus fondamentales. » 

Une deuxième similitude avec les totalitarismes historiques découle directement de la précédente, en ce que la persistance de la croyance en l’idéal engendre une remarquable capacité de déni face à ses évidentes dérives. Il en fut ainsi avec le refus d’ouvrir les yeux sur la Terreur dans la France postrévolutionnaire, ou sur les exécutions arbitraires, les déportations de masse ou la famine organisée en Union soviétique, ou sur la destruction d’une culture plurimillénaire et les camps de rééducation maoïstes – car comment admettre, sans y perdre toutes ses illusions, qu’une utopie révolutionnaire ait pu se changer en régime de massacre de ses principes mêmes ? Refus, dénégation ou – pire encore – mutisme sur un problème qu’on se garde bien de reconnaître, par peur ou par défense de ses propres intérêts. On ne fera pas l’injure aux universitaires actuels d’ignorer ce que fut, il y a quatre-vingts ans, le lyssenkisme dans l’histoire de la biologie, avec la prétention des autorités soviétiques à imposer une conception idéologiquement orientée et totalement falsifiée de la vérité scientifique. Il semble toutefois que nous ne soyons pas immunisés contre une résurgence de ce type d’aberrations si l’on en croit certaines atteintes grossières à la liberté académique par la prétention à imposer dans les amphithéâtres des dogmes idéologiques. L’actualité du wokisme donne malheureusement raison à George Orwell lorsqu’il affirmait que « les intellectuels sont portés au totalitarisme bien plus que les gens ordinaires ».

Un troisième point commun entre wokisme et totalitarisme est l’aptitude à énoncer avec aplomb des contre-vérités, dans la droite ligne de l’indifférence à la vérité que nous avions pointée à propos de l’idéologisme. N’en donnons qu’un exemple pour ne pas surcharger la barque : dans son pamphlet en faveur du wokisme François Cusset affirme que le mouvement « Le Printemps républicain » serait « né en France de l’opposition au Mariage pour tous ». Or celle-ci date de 2013, alors que celui-là fut créé en 2016 en réaction à la montée de l’islamisme, notamment à la suite des attentats de 2015. On reconnaît là une manipulation typiquement stalinienne : énoncer un mensonge susceptible de salir l’adversaire en assimilant celui-ci à un camp (la droite) considéré comme infréquentable.

Un autre procédé commun au wokisme et au stalinisme est l’inversion perverse, dont nous avons vu des exemples avec les « retournements pervers » caractéristiques de l’idéologisme. Orwell avait pointé certaines astuces rhétoriques accusant celui qui critiquait le régime soviétique au nom de la liberté de ne faire que dissimuler sa vraie nature de « suppôt du grand capital ». Dans le même registre les défenseurs de l’autonomie de la science sont accusés aujourd’hui de « faire le jeu de l’extrême droite », et les partisans de la laïcité de n’être que des « islamophobes ». De même encore les « croisés » de l’anti-wokisme, en accusant l’idéologie woke d’imposer la question de l’identité « contre le bel universel », ne le feraient que pour mieux « masquer le ressort identitaire » de leur propre logique « qui est, au mieux, occidentale ou eurocentrée et, au pire, nationale et raciale » (Cusset toujours) : bref, c’est celui qui le dit qui l’est, l’universalisme ne pourrait être qu’un communautarisme et celui-ci, dans le camp des anti-woke, serait forcément un identitarisme d’extrême droite. 

La mentalité totalitaire se reconnaît aussi à sa faculté d’exagération : naguère tous les Juifs étaient des profiteurs rapaces, tous les Occidentaux étaient des capitalistes, et tous les intellectuels étaient des ennemis de la Révolution culturelle qu’il fallait impérativement rééduquer. Aujourd’hui le racisme ne serait pas seulement le fait d’individus mais aussi celui de l’État lui-même, qui en ferait un principe « systémique ». D’ailleurs, nous l’avons vu, « tout est politique » (donc tout est contrôlable par les gardiens de la nouvelle morale), sans compter que « tout est socialement construit », donc susceptible d’être déconstruit au gré des désirs des uns et des autres, dans une hubris de la toute-puissance du sujet qu’aucune réalité sociale, biologique ou matérielle ne saurait contraindre : l’enfant-roi, hélas, est devenu adulte (pense-t-il). 

De la faculté d’exagération découle également la tendance à l’absolutisation : modération et nuances n’ont pas leur place dans la mentalité totalitaire, qui promeut un engagement sans failles dans les causes approuvées, érigées au rang d’idéaux sacralisés qu’égrène avec constance un catéchisme fermé à toute relativisation, à toute remise en question. Raymond Aron le notait déjà dans les années 1950 à propos de l’emprise marxiste à l’Université : « Cherchant à expliquer l’attitude des intellectuels, impitoyables aux défaillances des démocraties, indulgents aux plus grands crimes, pourvu qu’ils soient commis au nom des bonnes doctrines, je rencontrai d’abord les mots sacrés : gauche, Révolution, prolétariat. »  Aujourd’hui la sacralisation des causes passe par d’autres « mots sacrés » (« genre », « décolonialisme », « intersectionnalité », « racisés »), mais le fond est le même.

De l’exagération à la sacralisation on passe aisément, enfin, au radicalisme – cette forme sophistiquée de la bêtise – qui, forcément, fascine : rien ne sidère autant qu’une proposition radicale, car l’extrémisme impressionne toujours plus que la modération. La chose est d’autant plus patente dans la très particulière « économie de l’attention » créée par les réseaux sociaux, où mieux vaut pousser les choses aux extrêmes pour être entendu. Voilà qui favorise automatiquement les prises de position relevant de ce que Max Weber nomma « éthique de conviction », par opposition à l’« éthique de responsabilité » : la première tendant à affirmer fortement le rapport du sujet à des valeurs, en privilégiant la sincérité et l’authenticité du ressenti ; la seconde étant en priorité attentive aux fins visées, aux moyens employés et aux conséquences des actes, en privilégiant le pragmatisme et la rationalité. En s’appuyant sur la victimisation et l’indignation le wokisme ne peut que favoriser les propos émis conformément à l’éthique de conviction, laquelle n’est pas un mal en soi mais a de grandes chances de séduire en priorité les esprits faibles, récepteurs privilégiés de la mentalité totalitaire. Ainsi s’imposent dans l’espace public ces « postures radicales » qui, comme l’écrit encore Taguieff, « ne font de mal à personne mais présentent l’avantage de donner un air de liberté intellectuelle aux esprits les plus conformistes ».

Voilà comment le multiculturalisme a glissé vers le communautarisme identitariste, et comment celui-ci vire sous nos yeux au totalitarisme. Des censures sauvages sont imposées par de micro-collectifs qui ne s’autorisent que d’eux-mêmes, au mépris du droit, tandis que la politisation tous azimuts transforme les militants en législateurs et en juges, au nom du « tout est politique » cher aux milices fascistes, aux apparatchiks staliniens et à leurs héritiers gauchistes. Et, comme dans toute atmosphère totalitaire, la peur règne en maître, sur les campus américains comme dans les bureaux des présidents d’universités françaises : peur de perdre son poste, peur de perdre la face, peur surtout de se retrouver dans le mauvais camp ou – pire – de se retrouver seul.

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