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Wokisme et petite bourgeoisie: la lutte des places

Wokisme et petite bourgeoisie: la lutte des places

Pierre Vermeren

Pierre Vermeren, normalien et agrégé d'histoire, est un spécialiste du Maghreb et des mondes arabo-berbères.

On cherchera en vain un tenant de la pensée woke s’étant emparé de la cause des agriculteurs ruinés, après que nos chers wokistes ont ignoré le mouvement des gilets jaunes en 2018-19, ou celui des petits salariés et travailleurs manuels contre la réforme des retraites en 2023. La question sociale ne les intéresse pas, ni sous la forme chrétienne de la charité et de la culpabilité, ni sous la forme socialiste de la justice sociale et de la défense des pauvres, ni a fortiori sous la forme d’un populisme patriotique qui les dégoûte. Les tenants de la pensée woke ne sont pas issus du monde du travail, de la sueur, ou des classes populaires. Et quand bien même ils en proviendraient à une ou deux générations avant la leur, ils s’enferment dans le déni de leur ascendance populaire. Ils sont les éminents représentants d’une petite bourgeoisie d’aspiration intellectuelle ou artistique qui aurait fait les beaux jours des écrits sarcastiques de Balzac, de Flaubert, de Léon Bloy ou de Roland Barthes.

Cette éminente — parce qu’elle se considère ainsi- petite bourgeoisie intellectuelle, souvent frustrée par la relégation dont elle s’estime victime dans notre société — quoiqu’elle vive pour l’essentiel du transfert de fonds publics financés par les travailleurs et les entreprises qu’elle ignore, et quoiqu’elle n’ait jamais été aussi nombreuse— , a choisi ses causes et ses droits-créances. Parce qu’elle le vaut bien, elle exige des privilèges exorbitants au regard de la vie difficile de la majorité de nos concitoyens. On apprenait ces jours-ci-que 50% des Français possèdent 5% du patrimoine des familles (et même 3,5% du patrimoine global de la nation), ce qui démontre que les choses ont peu évolué depuis l’Ancien Régime. Mais la pauvreté et la détresse sociale n’ont jamais troublé la petite bourgeoisie, sauf si l’agitation des plus pauvres devait entraver sa seule ambition : jouir de ses œuvres et de sa considération au détriment des plus nantis, seules cibles de sa convoitise et de son mimétisme.

La bataille engagée par le wokisme vise à subvertir et à désagréger les institutions en place -en premier les institutions académiques et culturelles- afin de s’autopromouvoir dans leurs postes de direction ou de responsabilités qui sont les seuls accessibles à ses adeptes. Les citadelles économiques et politiques sont en effet bien plus difficiles à prendre. Les dominés des dominants (Bourdieu) limitent leurs ambitions aux cercles secondaires du pouvoir culturel et académique ; ils espèrent faire basculer leur société en vue d’une « révolution culturelle », dont ils seront les gourous et les maîtres. Cette bataille culturelle vise moins à déboulonner les statues des héros du passé que les dirigeants bien vivants des universités, des institutions culturelles, de recherche ou de l’audiovisuel. Pour être promu si l’on est un médiocre où s’il l’on n’a pas envie de travailler, il est impératif de changer les règles, de casser le thermomètre, de jargonner et de prêcher la morale.

Les Universités américaines nous ont déjà instruit sur la manière dont la médiocrité, l’escroquerie intellectuelle et l’imposture, pour peu qu’elles se parent des vertus de la pensée woke, permettent d’accéder aux sommets du pouvoir académique. Reste à savoir si l’université française veut suivre ce modèle, déjà largement engagé dans nos institutions culturelles ou audiovisuelles, et qui a peut-être déjà saccagé l’université belge parmi d’autres. La pensée woke est une des manifestations ordinaires de la lutte des classes, à ceci-prés qu’elle se fiche comme d’une guigne de la condition des pauvres, des classes populaires et de la souffrance sociale. Son audience et ses enjeux -qu’elle prétend universels- sont limités aux cercles les plus étroits de la petite bourgeoisie culturelle et souvent paresseuse d’ascension récente.

Il faut être bien couard et bien peu sûr des vertus du beau, du bien et du vrai pour céder aux sirènes qui veulent nous entraîner toujours plus bas.

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