Contribution à une histoire décoloniale de la physique de la lumière et des couleurs

Contribution à une histoire décoloniale de la physique de la lumière et des couleurs

Collectif

Tribune des observateurs

Table des matières

Contribution à une histoire décoloniale de la physique de la lumière et des couleurs

Gary Gissen
Chercheur autonome
NDLR: Le texte qui suit est le résultat d’une recherche dans le cadre d’un séminaire d’histoire des sciences. L’auteur nous l’a soumis sous un pseudonyme car il dit être trop fragile pour supporter les critiques prévisibles provenant de chercheurs «blancs».

[English version]

Il est bien connu que les sciences sont depuis des siècles affectées par de nombreux préjugés en particuliers genrés et raciaux. Dans ce contexte, il faut féliciter les professeurs de l’Université Concordia qui dirigent le nouveau projet de recherche subventionné par le prestigieux Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) à hauteur de 165,000 dollars et portant sur la «décolonisation de la lumière», projet qui vise, disent-ils, à «retracer et contrer le colonialisme dans la physique contemporaine». Car malgré la bonne volonté des nombreux savants qui ont réfléchi au cours des siècles pour comprendre la nature des couleurs, il n’en demeure pas moins qu’ils avaient tous de nombreux biais, conscients et inconscients.  

« Decolinizing light’ : frontispice du projet à 165000 dollars

Le vaste chantier de déconstruire, dans la lignée de Jacques Derrida [De son immense œuvre on retiendra ici Histoire du mensonge. Prolégomènes, Paris, Galilée, 2012], l’histoire occidentale des conceptions colonialistes –  et essentiellement blanches, chrétiennes et mâles – de la lumière, devra être collectif, inclusif et intersectionnel. Il ne faut également pas exclure la possibilité que ces recherches pourraient mettre au jour des contributions oubliées de personnes racisées et jusqu’ici considérées comme illégitimes par la science officielle. Comme le notent encore avec raison l’équipe de recherche de Concordia, « la physique est un domaine dominé par les hommes blancs et, par conséquent, un miroir des modèles coloniaux et des inégalités sociales ».

Ce premier essai voudrait donc contribuer à l’écriture d’une nouvelle histoire de la lumière et des couleurs qui brisera l’hégémonie blanchiste et masculiniste qui a dominé l’écriture de l’histoire des sciences depuis plusieurs siècles. Nous proposons de brosser un premier tableau rappelant comment certains des « grands penseurs » retenus par les historiens officiels ont projeté dans leur « science » prétendument universelle et objective des préjugés subjectifs multiples, tant théologiques, politiques, racistes que genrés [Mohanty, Chandra T. Feminism Without Borders: Decolonizing Theory, Practicing Solidarity. Durham, N.C.: Duke University Press, 2003]. L’histoire des sciences ayant jusqu’à maintenant été écrite essentiellement par des chercheurs blancs, cisgenres et surtout mâles, dans une confirmation de l’idée ancienne selon laquelle l’histoire est écrite par les vainqueurs, il nous faut ici user d’ironie et de dialectique pour renverser, à la manière de Foucault, les interprétations dominantes tout en partant de travaux dont la visée était antithétique à la nôtre [Notons par honnêteté intellectuelle que nous sommes nous-mêmes blancs et hétérosexuels mais pleinement conscient de nos privilèges. Nous pensons mettre ici ce parcours privilégié au service d’une reconstruction radicale de l’histoire, en usant, ici encore, d’une stratégie dialectique de renversement]. 

Thierry de Freiberg : Le « blanc » comme équilibre et droiture morale

Le blanc

Vers la fin du 13e siècle, le savant et théologien teuton Thierry de Freiberg, mâle, catholique et membre de l’ordre des Dominicains, propose ce qui est souvent considéré comme étant la première explication scientifique de la formation de l’arc-en-ciel [“Dietrich von Freiberg”, Dictionnary of Scientific Biographies, vols. 3-4, edited C. C. Gillespie, by New York, Scribners & Sons, 1980]. En fait, sa théorie est fondée en bonne partie sur l’appropriation culturelle des acquis du savant musulman du 10e siècle Ibn al-Haytham [“Ibn al-Haytham”, Dictionnary of Scientific Biographies, vols. 3-4, edited C. C. Gillespie, by New York, Scribners & Sons, 1980]. La théorie de la couleur de ce Dominicain influencera pourtant de nombreux savants du 17e siècle dont Descartes et Newton, sur lesquels on reviendra plus loin. 

Ce qui est moins connu, et même souvent nié, c’est que cette théorie de la couleur était en fait fondée sur un préjugé racial inconscient qui a amené ce théologien à expliquer la couleur par deux principes opposés: l’éclat et l’obscurité. Alors que la lumière blanche serait le résultat de l’équilibre entre ces deux principes, les différentes couleurs allant du rouge vers le violet, proche de l’obscurité totale du noir qui incarne l’absence, le non être. Le blanc est alors la norme et constitue le droit chemin, alors que les couleurs apparaissent, par exemple, dans la réfraction dans un prisme (appareil utilisé par Thierry) comme un écart progressif de ce droit chemin, allant du rouge encore éclatant et peu dévié de la ligne définie par le rayon blanc initial, vers le violet, le plus déviant car le plus dévié de la direction initiale et donc le plus obscur. On devine ici que cette vision normative des couleurs, lesquelles sont engendrées par leur déviation du droit chemin, a une valeur morale. Sans surprise, le noir est conçu comme la déviation maximale de la droiture incarnée par le blanc, couleur associée à l’origine de l’univers via le Fiat Lux divin de la cosmologie biblique. Savant du monde médiéval, l’auteur n’avait pas encore connaissance du soi-disant « nouveau » monde colonisé par les envahisseurs européens deux siècles plus tard. Il ne pouvait donc pas encore porter un jugement moral sur les « peaux rouges », qu’il aurait sûrement aussi considéré comme déviants de la blancheur définissant le droit chemin. 

Descartes : une conception non essentialiste des couleurs 

Selon nos connaissances actuelles (fortement biaisées, rappelons-le), il faut attendre plus de trois siècles pour qu’un autre européen blanc, mais laïc cette fois et donc moins déformé par la théologie bien que fortement croyant, propose une conception que l’on pourrait dire plus « constructiviste » des couleurs, selon laquelle elles n’ont pas d’essence et n’existent donc pas vraiment en tant qu’êtres indépendants et substantiels. En effet, pour le philosophe français René Descartes, qui a aussi été un militaire sous les ordres du Duc de Nassau, la couleur n’est pas une essence fixe mais bien le fruit de l’interaction de la lumière avec la matière. On voit poindre ici, pour la première fois peut-être, une vision des couleurs que l’on pourrait qualifier de culturaliste car elles n’émergent que dans l’interaction et ne sont pas immuables et substantielles.  On peut voir là une première intuition, encore inchoative, de ce que pourrait être une conception vraiment intersectionnelle des couleurs. Ses idées originales auront une grande influence en Europe jusqu’à ce qu’un savant anglais irascible et au psychisme perturbé, les remette radicalement en cause pour leur substituer une conception essentialiste qui fige chaque couleur dans une essence immuable et fait ainsi disparaître la flexibilité de l’interactionnisme cartésien de la lumière. Ce savant est nul autre que le fameux Isaac Newton, célébré depuis des siècles en Europe et sur lequel il faut s’attarder car sa théorie élaborée au moment fort du colonialisme britannique, incarne des biais non seulement politiques mais également genrés.

Newton : L’arc-en-ciel et la blanchité coloniale de la lumière

Newton, considéré en Occident comme l’un des plus grands génies qu’ait connu l’humanité était avant tout un homme blanc, célibataire, protestant, hargneux et autoritaire. Certains pensent que ses traits de personnalité, qui se sont accentués avec l’âge au point d’en faire un véritable dictateur à la tête de la Royal Society of London, s’expliquent par le fait qu’il réprimait ses sentiments d’amour envers Fatio de Duilliers. Ce fait, tout à fait plausible selon les meilleurs historiens de la question, suggère une thèse séduisante et même audacieuse mais difficile à prouver, selon laquelle sa fascination pour l’arc-en-ciel [Frank Manuel, A Portrait of Newton, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1969], reflète son rêve inassouvi de diversité. À une époque où lui-même a dû garder secrètes non seulement son amour pour Fatio mais aussi ses convictions religieuses anti-trinitariennes, lesquelles étaient contraire à la doctrine anglicane officielle, il n’est pas absurde de penser qu’il a, consciemment ou non, été attiré par la diversité des couleurs de l’arc-en-ciel, qui, on le sait, deviendra des siècles plus tard un symbole fort de la culture LGBTQIA+. Utilisant un prisme, comme Thierry quatre siècles avant lui, Newton aura dévoilé que derrière le blanc immaculé, symbole de la négation des péchés colonialistes des occidentaux, se cache en fait la diversité des couleurs de l’arc-en-ciel, diversité jusque-là invisibilisée par la domination mâle, coloniale et blanche. Ce faisant, Newton sublimait son côté féminin et surtout son amour pour Fatio [ Higgs, David (1999). Queer Sites: Gay Urban Histories Since 1600. Psychology Press]. Ce point de vue fascinant expliquerait – et excuserait largement – ses comportements erratiques et souvent dictatoriaux envers ses collègues aristocrates anglais.

Malgré cette ouverte potentielle – et même virtuelle car personne ne pouvait alors imaginer la portée culturelle ultime de sa conception de l’arc-en-ciel  – Newton a tout de même remplacé l’interactionnisme cartésien par une conception tout à fait essentialiste des couleurs qui a encore relégué le « noir » au non être, à l’absence. Le noir perd ainsi la légitimité d’être une vraie couleur. En effet, selon la physique classique coloniale – n’oublions pas que Newton, comme l’a bien montré le physicien soviétique Boris Hessen [B. Hessen, Les Racines sociales et économiques des « Principia » de Newton. Une rencontre entre Newton et Marx à Londres en 1931, trad. et éd. S. Guérout, postface de C. Chilvers, Paris, Vuibert, 2006], était au service de l’empire maritime colonial britannique – le noir n’est qu’une absence de couleur qui, par extension, nie l’existence des Noirs et justifie ainsi ontologiquement l’esclavagisme. Même une théologie inconsciente s’insinue dans sa théorie qui ne reconnait que sept couleurs, chiffre hautement significatif qui rappelle les sept jours de la création biblique. À ce propos, des esprits plus critiques de Newton rappellent avec raison que le chiffre sept est aussi le symbole des sept péchés capitaux dont l’orgueil est souvent présenté comme « le prince des péchés ». Cela soulève la possibilité qu’en fait Newton s’attaque, avant l’heure, dans une forme de haine de soi, au principe de fierté associé à l’arc-en-ciel. En fait, il semble plutôt qu’il était ambivalent, comme il l’a été à propos de la nature de la gravitation feignant « ne pas faire d’hypothèse ».

Les Blancs se considérant comme les rois de la création et de l’univers, ils ont projeté leur rêve de domination totale dans l’idée que la couleur blanche était la somme et la synthèse de toutes les couleurs. Le blanc et, par extension logique, les Blancs constituent, selon cette ontologie substantialiste, les seuls représentant légitimes et éclairés de l’humanité.

Conclusion provisoire

Comme l’a clairement exprimé l’équipe de chercheurs de Concordia qui dirige le projet sur la décolonisation de la lumière, le récit dominant «à la fois constitue et reproduit l’inégalité, ce qui se traduit par la sous-représentation des femmes, des personnes racisées et des peuples autochtones en physique ». Décoloniser l’histoire de la lumière et des théories des couleurs n’est donc qu’un premier pas, encore timide, vers une réécriture de l’histoire des sciences qui rendra enfin justice à la diversité des genres et aux nombreux savants racisés oubliés. On peut également penser qu’un tel projet pourrait même repenser la physique des couleurs en remettant en question son ontologie substantialiste [Mignolo, Walter. Local Histories, Global Designs: Coloniality, Subaltern Knowledges and Border Thinking. Princeton: Princeton University Press, 2000]. 

Dans ce bref essai, nous n’avons abordé que quelques figures marquantes de l’histoire des sciences de la lumière et des couleurs. De nombreuses autres figures devront être revisitées pour véritablement déconstruire et décoloniser cette histoire encore dominante. Car c’est seulement à travers le nouveau prisme décolonial (si je peux me permettre cette analogie) que l’on pourra prendre enfin la mesure des savoirs trop longtemps refoulés par la domination coloniale. 

Malgré des siècles de domination scientifique blanche, à laquelle, dans une collaboration intersectionnelle inouïe, quelques femmes blanches ont malheureusement aussi contribué (mentionnons seulement ici la Marquise du Chatelet pour le 18e siècle), il est crucial de noter que ce n’est  certainement pas le fruit du hasard mais bien celui des luttes justes et acharnées des damnés de la Terre depuis les années 1960, que les découvertes qui bouleversent actuellement la physique font bien ressortir le rôle central du noir dans l’univers: matière noire, énergie noire, sans parler des trous noirs. Ainsi, dans une contre-histoire que l’on appelle de nos vœux, un chantier important à défricher en priorité nous paraît être celui de la découverte de la « black light » longtemps restée marginale.

Il reste cependant encore un travail énorme à faire – et qui devra être inclusif, équitable et surtout diversitaire – pour décoloniser l’ensemble des sciences dites « dures » car elles sont en effet tyranniques dans leur croyance mythique à l’objectivité, laquelle, comme on le sait trop, a non seulement nié l’ontologie du noir mais transformé les esclaves en objets meubles, vendus, achetés, et ultimement jetables. Le tout au nom même de la « Science ».

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