fbpx

Le décolonialisme, c’est 50.4%

[par Xavier-L. Salvador, Jean Szlamowicz et Andrea Bikfalvi]

Dans les débats sur le terme d’islamogauchisme, beaucoup ont prétendu qu’il n’existait pas, puisque ni les islamistes ni les gauchistes n’emploient ce terme. De même, dans de multiples tribunes et émissions, les tenants du décolonialisme et des idéologies identitaires minimisent ou nient leur existence en produisant des chiffres infimes et en soulignant qu’il n’existe pas de postes dont l’intitulé comprend le mot décolonialisme.

A ce jeu-là, un essai intitulé : Les Blanc, Les Juifs et nous ne serait évidemment pas décolonial, puisqu’il n’y a pas le mot « décolonial » dedans.

Parler de « décolonialisme », ce n’est donc pas s’intéresser au mot « décolonial » mais aux notions qui le structurent dont le vocabulaire est un reflet, mais pas seulement. La rhétorique, la syntaxe, la stylistique : tout participe à un ensemble qui détermine le caractère d’un écrit. Par exemple, « pertinent » est un adjectif qui nous sert à caractériser un essai. On dit par exemple d’un article qu’il est « pertinent » – Mais le mot « pertinent », c’est nous qui l’employons. Il n’est pas présent dans le texte évalué… C’est le propre du jugement de dégager une idée synthétique à partir des mots exprimés.

Mais soit, faisons le pari des mots et jouons le jeu qui consiste à croire que les mots disent le contenu. Mais alors: de tous les mots. Et pas seulement de ceux que l’on nous impose dans un débat devenu byzantin où un chef d’entreprise-chercheur nous explique que tout ça est un micro-phénomène de la Recherche qui n’a aucun intérêt, que le mot ne pèse que 0,001% de la recherche en Sciences humaines et où par un psittacisme remarquable: on en vient presque à prouver que la sociologie elle-même ne publie rien. Partons simplement d’un constat lexical: sous le décolonialisme tel que nous pensons qu’il s’exprime en France dans l’Université au XXIe siècle, nous trouvons les idées qui « déconstruisent » les sciences – la race, le genre, l’intersectionnalité, l’islamophobie, le racisme. Que ces mots occupent les chercheurs avec des grilles de lecture nouvelles, tantôt pour les critiquer tantôt pour les étayer et que ces mots – dans le domaine bien précis des Lettres – occupent une place qu’ils n’occupaient pas autrefois – ce qui dénote une évolution de la discipline.

Recherche sur lOpen Edition

Dans un premier temps, nous nous intéresserons au fonctionnement des blogs à visée scientifique, dont nous pensons qu’ils constituent un lieu de la littérature marginale scientifique. Puis dans un second temps, à la production scientifique au prisme des publications présentes à traver les revues et les livres. On s’intéressera en particulier à l’OpenEdition parce que c’est précisément un lieu-outil où la recherche se présente aux instances gouvernantes comme un mètre-étalon des livrables de la recherche. Notre vocabulaire réunit quelques mots identifiés comme représentatifs des thématiques décoloniales et intersectionnelles, sans préjuger du positionnemenent de l’auteur soit pour ou contre (décolonial, postcolonial, discriminations, race(s), genre(s), racisme(s), intersectionnalité et synonymes). Il nous suffit d’acter que le sujet occupe une place plus ou moins importante dans le débat.

Sur OpenEdition, réduit à la part des blogs (Hypotheses) et événements annoncés (Calenda): une recherche « courte » sur « genre, race et intersectionnalité » donne près de 37578 résultats sur 490078 (au 20 mars 2021) soit 7% de la recherche globale. Ce qui à première vue semble peu. Une recherche étendue sur « racisme et discrimination » présente d’ailleurs une faible augmentation avec 32695 occurrences sur 39064 titres, soit 8% des objets décrits sur la plateforme. Toutefois, si on s’intéresse à la période 1970-2000, le nombre de résultats pour le motif « racisme discrimination » est de 9 occurrences sur 742 documents soit à peine 1% des objets d’études. En 20 ans, la part représentée par des sujets liés à ces mots-clés a donc été multipliée par 7.

À ce volumes, il faut maintenant ajouter les recherches sur « décolonial ». Le mot est totalement absent de la recherche avant 2001, comme le mot « islamophobie ». Le mot « post-colonial », c’est 76 documents. Après 2002, le mot « décolonial » pèse 774 tokens; « post-colonial » (et son homographe « postcolonial »), c’est 58669; islamophobie: 487. Au total, ces mots comptent donc au 20 mars 59930 occurrences et représentent 12% des blogs et annonces de recherche. Maintenant, si nous prenons l’ensemble des mots du vocabulaire, ils représentent 89469 documents soit ca. 20% des préoccupations des Blogs.


Si maintenant, on s’intéresse à la production scientifique elle-même représentée par des articles ou des livres: une recherche sur « racisme genre race intersectionnalité discrimination » renvoie 177395 occurrences sur 520800 documents (au 20 mars), soit 34% des documents recensés. Le rapport entre le volume de résultats montre que la part d’étude sur « racisme et discrimination » ne pèse en fait que 43962 documents (au 20 mars), soit 9% de la recherche globale mais 25% des résultats du panel. Si nous réduisons la recherche à « genre, race et intersectionnalité », on trouve en revanche 162188 documents soit 31% du volume global – un tiers – mais 75% du panel. Cet aperçu montre à quel point ces objets occupent une place importante dans les publications, sans préjuger de l’orientation des auteurs sur ces sujets: critiques ou descriptifs. Simplement on montre ici que les préoccupations pressenties par l’Observatoire ne sont pas vaines.

A titre de comparaison, pour toute la période 1970-2021, la recherche sur « syntaxe et sémantique » c’est 55356/520849 items, soit 10% de la recherche pour une thématique qui représente 48% des enjeux de recherches en linguistique qui elle-même ne pèse que 115111 items en base toute sous-discipline confondue, soit 22% de la recherche (22% qui peuvent parfaitement créer une intersection avec l’ensemble de la recherche décoloniale comme par exemple cet article : « Quelle place occupent les femmes dans les sources cunéiformes de la pratique ? » où l’on identifie les tokens linguistiques comme « écriture cunéiforme » et des tokens intersectionnels dans le sommaire: « De l’histoire de la femme à l’histoire du genre en assyriologie » ).

Maintenant, si on reprend ces mêmes motifs de recherche globaux appliqués aux seuls revues et livres, on réalise que le total de publications sur ces sujets est de 262618 sur 520809 (au 20 mars) soit 50.4% de la recherche exprimée à travers les publications scientifiques.


La recherche en décolonialisme pèse donc 20% de l’activité de blogging et d’organisation d’événements scientifiques et la moitié (50%) de la part des publications.


Que faut-il comprendre d’une telle donnée ? Dans un premier temps, il faut déjà acter la forte pénétration des enjeux de recherches liés aux thématiques decoloniales, pour d’excellentes raisons sans doute qu’il n’est pas question de discuter. Presque la moitié des activités du coeur de l’évaluation des carrières – revues et livres – passe pas la description toutes disciplines confondues des objets de la sociologie. La disparité avec les activités scientifiques d’édition journalière ou d’annonces d’événements ne contredit pas bien au contraire cette envolée. Le marché symboliquement lucratif en termes d’enjeux de carrière de l’édition est saturé par les thématiques décoloniales qui sont porteuses pour les carrières jugées sur les publications sérieuses. Cette situation crèe un appel d’air du côté de l’activité fourmillante des marges de la recherche où se reportent les activités scientifiques « fondamentales » parce qu’elles trouvent dans ces nouveaux lieux des moyens de faire subsister simplement leurs thématiques.

Petit rappel sur les sciences dures

Andreas Bikfalvi dans son excellent article intitulé « La Médecine à l’épreuve de la race » rappelle certaines données de la science qui confirment l’orientation générale. Car, si les sciences sociales sont très touchées par l’idéologie identitaire, les sciences dures et même les sciences biomédicales n’en sont pas exemptées. Une recherche sur la plateforme scientifique Pubmed NCBI avec comme mot-clé racism ou intersectionality montre des choses étonnantes. Pour racism, il y avait, en 2010, seulement 107 entrées, avec ensuite une augmentation soutenue pour atteindre 1 255 articles en 2020. Par ailleurs, en 2018, il y avait 636 entrées et, en 2019, 774 entrées, ce qui signifie une augmentation de 100 % en à peine deux ans, et 62 % en à peine un an. Avant 2010, le nombre d’entrées s’était maintenu à un niveau très faible. Pour intersectionality, il n’y avait que 13 entrées en 2010, avec, en 2020, 285 entrées. L’augmentation de ces deux mots-clés suit donc une évolution parallèle. C’est certainement explicable par les événements récents aux États-Unis, à la suite de l’apparition de groupes militants de « justice sociale », dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, qui ont eu un impact significatif dans les différentes institutions académiques. Cela ne reflète donc pas l’augmentation des problèmes raciaux, mais une importation récente de ces problématiques dans la recherche.

Le rapport entre les différentes entrées lexicales dans la galaxie de la pensée décoloniale à travers certaines unités lexicales caractérise un discours hyperbolique. On voit parfaitement que la comparaison de l’emploi de certaines expressions comme « écriture inclusive » ou « place de la femme » qu’un regard hâtif pourrait dans un premier temps juger faible est en nette surreprésentation par rapport à des unités liées comme « place de l’enfant » ou « écriture cursive ».

Inutile d’effectuer ici une analyse scientométrique précise. Mais on peut dire que la qualité des divers articles des journaux est variable si on se réfère au facteur impact, depuis des publications marginales comme Feminist Legal Studies (IF : 0,731) à des revues parmi les plus prestigieuses au monde, comme New England Journal of Medicine (NEJM) (IF : 74.699) et The Lancet (IF : 60.392). Les titres et le contenu de ces articles sont aussi évocateurs. Pour citer quelques exemples : « Devenir une communauté antiraciste néonatale » (1). L’article prône une prise de conscience critique basée sur les stratégies visant à améliorer l’équité en santé, à éliminer les biais implicites et à démanteler le racisme en néonatalogie et périnatalogie. « Vers une neuroscience compassionnelle et intersectionnelle : augmentation de la diversité et de l’équité dans la neuroscience contemplative » (2). Un cadre de recherche appelé « neuroscience intersectionnelle » est proposé, qui adapte les procédures de recherche pour être plus inclusif et plus « divers ». « Intersectionnalité et traumatologie dans la bio-archéologie » (3).Ici, les auteurs parlent de l’utilité du concept d’intersectionnalité de K. Crenshaw dans l’examen des squelettes lors des fouilles archéologiques. « Six stratégies pour les étudiants en médecine pour promouvoir l’antiracisme » (4). Ici, on prône l’introduction de l’activisme racialiste dans les programmes des études de médecine à la suite du racisme anti-noir, de la brutalité policière et de la pandémie de Covid-19. 1

Précautions sur les chiffres et sur leur interpréation

Entre les 0,01% de mots de la recherche décoloniale identifiés par certains lexicomètres et nos 50%, la marche est grande. On entend déjà les uns hurler au blasphème, les autres à la caricature et les troisièmes déclarer qu’entre deux extrêmes, la vérité est forcément entre les deux. Ce dogme de la parité d’où émerge la voie médiane est une illusion rhétorique – mais quand bien même: disons que de 1 à 50, la vérité soit 25: cela signifie donc qu’un quart de la recherche en Sciences Humaines est occupée aujourd’hui par ces questions transverses – ce qui est non négligeable. Mais pour couper court au débat stérile qu’entraîneront les ratiocinations, rappelons deux ou trois choses que l’on voit en première année de licence de lettres :

  • Il n’est pas exclu qu’une idéologie repose sur des mots, mais une idéologie repose surtout et avant tout sur une argumentation : le vocabulaire n’en est que le grossissement superficiel. Supposer que des mots-clés permettent le recensement d’une idéologie est une proposition à nuancer : elle néglige la stylistique des titres et résumés de thèses, la façon contournée de dire les choses. Bref, comme le disait un kremlinologue, les mots servent à cacher les phrases.
  • Or, dans son étude reprise par Le Monde, nos collègues n’ont retenu que trois mots et sous une forme unique (racialisé et pas racisé, intersectionnalité et pas intersectionnel, etc.). Ils négligent par exemple genre ou féminin ou islamophobie
  • Il suppose aussi que cette idéologie qu’il minimise se trouve dans les documents officiels qui ont été choisis pour l’étude. Le corpus dans lequel nos collègues cherchent est nécessairement incomplet : les annonces de colloques et de journées d’étude, les interventions ponctuelles dans les séminaires et les séminaires eux-mêmes ne sont pas pris en compte, ni les ateliers et autres événements para-institutionnels. Les écrits des universitaires dans la presse ne figureront pas non plus. Un site comme GLAD ne sera vraisemblablement pas pris en compte alors qu’il est saturé de ces mots clés… Un titre comme Les blancs, les juifs et nous ne comporte aucun mot déclencheur et n’apparaît ni dans son étude, ni dans la nôtre. On peut multiplier les exemples: il suffit qu’au lieu de genre on ait « féminin »  («  Déconstruire le féminin ») pour que cette thématique soit gommée. Efficace ?

En réalité, partir de mots-clés suppose le principe de déclarativité : l’idéologie serait auto-déclarée, conformément à la théorie performative du langage propre au discours intersectionnel. Selon ce principe, il n’existerait aucun texte islamo-gauchiste ni antisémite, puisqu’ils ne comportent pas ces mots-clés dans leur propre description. Avec ce raisonnement, il n’existerait pas non plus de thèse médiocre, ni excellente puisque ces mots n’y seront pas repérables… Les termes à repérer sont donc nécessairement neutres axiologiquement : si des mots sont repérables, c’est qu’ils sont considérés comme acceptables et qu’ils pénètrent le champ de la recherche. La recrudescence repérée de ces mots-clés indiquerait alors une idéologie de plus en plus affichée. Il faut donc prendre en compte l’évolution numérique comme un indice fort.

Pour obtenir des conclusions plus solides, il faudrait contraster des chiffres relatifs, pour comparer ce qui est comparable : les thématiques ou les disciplines (avec des termes de niveaux différents comme « ruralité » ou « ouvrier » ; voire des domaines disciplinaires plus larges: narratologie, phonologie…). On peut aussi circonscrire d’autres champs d’analyse (Paris 8 sociologie, au hasard) ou regarder combien de thèses ou articles en sociologie de la connaissance ou en esthétique, etc. Il y aurait de quoi faire un état des lieux de la recherche…

andreas bikfalvi

andreas bikfalvi