par Shmuel Trigano, Professeur émérite des Universités (Sociologie, Nanterre) 1
« Dans le signifiant juif, tout est bon »…
J’ai eu l’occasion de voir sur la chaine de télévision France 5 (dans l’émission C’est ce soir de Karim Rissouli) un entretien avec Edwy Plenel, à l’occasion de la reparution de son livre Pour les musulmans et j’ai été frappé par l’omniprésence subreptice de la référence aux Juifs dans le discours de l’auteur pour fonder et légitimer sa défense et illustration des musulmans, une référence restée pourtant non questionnée par les trois intervieweurs, comme si elle allait de soi. Le titre du livre, déjà, s’inscrit dans l’actualité comme une déclinaison, musulmane, de celui d’Emile Zola, Pour les Juifs. Il pose la similitude non seulement des Juifs à Dreyfus mais aussi de l’antisémitisme à l’islamophobie et à la situation à laquelle sont confrontés les musulmans et leurs soutiens (les tenants de l’« islamogauchisme »). Ces derniers — c’est le message implicite — seraient ainsi confrontés à une configuration semblable à celle de l’affaire Dreyfus. En l’occurrence, le journaliste serait Zola redivivus…
L’interview est parsemée d’allusions explicites allant dans ce sens : « la désignation des musulmans relève d’un vieil imaginaire antisémite » (dixit) ; « le concept d’islamo-gauchisme rappelle le concept ‘‘judéo-bolchévique’’ des antisémites d’avant-guerre » (idem)… Un paysage est ainsi campé qui exonère le monde musulman de toute responsabilité mais qui accuse la société. C’est bien ce que suggère Edwy Plenel dans l’entretien quand il invoque la thèse du sociologue Olivier Roy qui assure que ce qui se passe en France n’est pas le produit de la « radicalisation islamique » mais de l’« islamisation de la radicalité », une situation à l’origine extérieure en somme à l’islam, française avant tout, et dont les islamistes sont les victimes et les expressions quand ils agissent comme ils agissent. On retrouve là la vieille excuse « sociologique » de la radicalisation (encore un mot écran) visant à exonérer les contrevenants à la Loi et à la sécurité publique, une explication qui a caché pendant 20 ans dans la parole publique la réalité de la situation.
Dans cette interview fort intéressante, cependant, il m’est apparu que ce credo qui cite abondamment « les Juifs » (pour désigner les « musulmans ») relevait d’une rhétorique qui « jouait », en quelque sorte, non avec les Juifs réels, ni avec les musulmans réels, mais avec le signifiant juif (le Juif perçu comme « chose » externe, « perçu » étant le mot juste) et le signifiant musulman— ce jeu étant ce qu’il fallait étudier pour comprendre son signifié (le sens « conféré » au signe dans un narratif, celui de l’islamo-gauchisme).
Essai de définition
Le discours islamo-gauchiste a pour finalité de défendre et illustrer la figure musulmane et l’islam (collectivité comme religion) en vertu de son innocence supposée essentielle (et donc ne dépendant pas de faits concrets) et d’interdire tout discours critique à son propos, exclu comme nécessairement « raciste » (et « colonialiste ») — dans une époque où le djihad mondial et notamment le terrorisme djihadiste français récuse dans les faits ce jugement radical et massifiant.
Toute analyse ou opinion critique, établissant un rapport entre l’Islam et des actes terroristes se produisant en son nom est ainsi qualifiée d’« amalgame », un amalgame censé découler d’une « phobie », d’une affection mentale en somme et non d’un constat de la réalité.
La notion de « phobie » va de pair avec l’essentialisation de l’Islam qui, par nature, ne peut pas être concerné, critiqué, rendu responsable 2 , ce qu’illustre la pratique officielle et journalistique qui consiste dans les premières heures d’un acte terroriste à ne pas nommer la chose, à l’attribuer à des causes psychiatriques ou sociales — ce dont absolument personne n’est dupe… La terminologie normative employée pour désigner ces actes est aussi embrigadée pour les occulter. Le discours sur l’amalgame rappelle le fameux tableau surréaliste de René Magritte représentant une pipe, assorti du commentaire « Ceci n’est pas une pipe »…
Dans ce raisonnement, le responsable d’un acte de violence est par principe innocent, victime de racisme. Il ne « peut » pas être coupable parce qu’il est en fait identifié à une figure mythique et mystique, « le colonisé » : les décolonialistes se définissent comme (toujours) colonisés alors qu’ils ne le sont pas réellement et, pis, ont choisi de vivre chez l’ex-colonisateur au lieu d’assumer l’indépendance conquise contre l’ex-colonisateur.
Le concept d’islamophobie, d’origine récente, au départ forgé par l’Organisation de la Coopération islamique (OCI, rassemblant 57 pays), qui s’est donnée pour capitale Al Quds / Jérusalem-quand-elle-sera-libérée, est ainsi inséparable de l’islamo-gauchisme. C’est la dimension « gauchiste » de l’islamo-gauchisme qui s’illustre ici. Elle se nourrit de la croyance mystique que le salut viendra du monde que l’Occident a dominé un temps et contre lequel le gauchisme occidental est en guerre, une guerre contre soi-même, donc — ce qui implique le démantèlement de sa propre identité culturelle comme collective. La victime que l’islamo-gauchisme veut exalter joue le rôle que jouait hier le « Prolétariat ». Le gauchisme peut être défini comme une foi politique fondée sur le sentiment de culpabilité, la quête de pureté, le sacrifice. Une religiosité matérialiste.
Le ressort du concept d’islamophobie
Le discours de l’islamo-gauchisme repose sur un double mouvement : son message se donne à entendre par le haut, en universalisant le jugement qu’on pourrait porter sur lui par le biais de l’accusation d’islamophobie (qui sanctuarise en bloc l’islam ou les Arabes) et par le bas en instrumentalisant le signifiant « Juif » (communauté et religion) en vue de cette sanctuarisation.
Pourquoi le signifiant « Juif »? Parce qu’en France, les Juifs sont les principales et premières victimes du racisme islamique djihadiste (12 Juifs assassinés au nom de l’islam et de nombreuses agressions sur 20 ans 3). Ce fait objectif, qui est vu sans être traduit en mots la plupart du temps, constitue une contradiction radicale de l’innocence islamique de principe, d’autant que celle-ci est majorée du signifiant de la Shoah (la victime absolue) associé au signifiant « Juif ». Dans ce jeu entre signifiants, l’islam se voit alors renversé dans le camp symbolique du nazisme et de l’extermination.
Comment se sort de cette impasse logique la raison islamo-gauchiste ? En dédoublant le signifiant juif, divisé en « juif » et « sioniste ». On ne s’attaque pas au « Juif » mais au « sioniste », et, en plus, au nom de la mémoire de la Shoah (la victime ultime) et alors que l’on se recommande d’une similitude avec le signifiant juif en France même. Le « peuple palestinien », « le peuple en danger », devient alors la figure ultime de la victime du colonialisme mais aussi de la Shoah accaparée par les « sionistes », qui seraient responsables d’une Shoah inversée, la Nakba, conséquence de ce que les « rescapés de la Shoah ont chassé les Palestiniens pour prendre leur place » en créant l’Etat d’Israël. Ainsi s’« explique » pourquoi des musulmans français s’en prennent à des Juifs français.
C’est donc « le sioniste » (et pas directement « le Juif ») qui est accusé d’être la cause du terrorisme djihadique, argument qui l’« explique » en minorant la culpabilité des agresseurs. Le « Juif », lui reste identifié à Auschwitz, baigné d’une compassion éventuelle, en tout cas ce n’est pas ce Juif-là qui est agressé. C’est même en son nom, au nom de la mémoire de la Shoah, qu’on émet ce jugement sur Israël. Signalons au passage qu’il y a là une posture favorite du discours de l’Union Européenne envers Israël.
Cette articulation, c’est Mohamed Merah qui l’exprima parfaitement en proclamant qu’en tuant des enfants juifs (des « sionistes » donc, alors qu’ils sont des Français et en dehors du théâtre moyen-oriental), il « vengeait les enfants de Gaza ». C’est aussi ce que laissait entendre , par ailleurs, le ministre des affaires étrangères d’alors, Hubert Védrine, qui déclarait « comprendre » la fureur antijuive des jeunes des quartiers, nés en France, à la lumière de ce que « Israël faisait aux Palestiniens ». En accusant Israël du djihad on empêchait d’identifier l’existence d’un antisémitisme arabo-musulman d’extraction française qui se vit ipso facto annulé sous l’étiquette « conflit importé ».
La mise en parallèle de l’islamophobie et de l’antisémitisme (les Arabes et les musulmans sont persécutés comme les « Juifs » et la diabolisation (apartheid, Shoah), du « sionisme » et de l’Etat d’Israël, campés en résurgence du nazisme et du colonialisme, purent ainsi imposer vertueusement silence à la réalité, en fonction de la formule suivante : « critique de l’islam = islamophobie = antisémitisme ». Elles purent occulter le caractère juif des cibles préférentielles de l’agression et de l’hostilité. Le « sioniste », objet devenu légitimement4, détestable, par essentialisation inversée, effaça le « Juif », qu’on assimilait uniquement à la victime absolue (la Shoah). Ainsi, les Arabo-musulmans français, vivant en France furent-ils tenus pour « les nouveaux juifs », victimes des « sionistes » (= les Juifs) persécutant les Palestiniens, victimes absolues du colonialisme, eux, sans culpabilité dans la « tragédie »5 qu’ils subirent du fait de l’existence pure et simple d’un État juif, ainsi considéré comme essentiellement coupable. Le « sioniste » non seulement fait des Palestiniens6 des parias mais aussi met fin à la merveilleuse « symbiose » (le « vivre ensemble ») des « Juifs » et des Musulmans en Terre islamique (cf. le mythe de l’âge d’or Andalou, âge d’or qui exonère l’islam dans son rapport historique aux Juifs et qui désigne par la bande les chrétiens qui y mirent fin avec la Reconquista). C’est donc à cause des « sionistes » que les musulmans s’attaqueraient aux Juifs.
Deux affirmations
Cette manœuvre rhétorique est possible parce qu’elle repose sur deux assomptions concernant les deux affirmations suivantes :
La première (islamophobie = antisémitisme) exploite la culpabilité de l’Occident et de la France en l’occurrence,
* en regard des « Juifs », pour la Collaboration
* en regard des Arabes et des musulmans, mais aussi des ressortissants noirs de l’Afrique sub-saharienne, pour son passé colonial
* en regard des Noirs sub-sahariens pour son passé esclavagiste
La deuxième affirmation (les musulmans = les Juifs d’aujourd’hui) manipule la réalité de l’histoire du Moyen Orient en inventant la Nakba, l’anti-mythe qui capte la charge émotionnelle et symbolique de la Shoah au bénéfice de la cause palestinienne et assèche en même temps le sentiment de culpabilité de l’Europe envers les Juifs dans l’invention qu’eux aussi peuvent être des bourreaux. Israël par son existence même est un crime contre l’humanité : la Nakba fait ainsi figure du « péché originel d’Israël », concept articulé par l’idéologie post-sioniste.
L’arrière-plan médiatique
Ces deux affirmations s’adossent au discours médiatique dominant en Occident démocratique. Il promeut la mise en accusation de l’Occident coupable de domination envers le reste de l’humanité et répercute dans ses systèmes d’information (en France, l’AFP7le discours militant sur Israël de l’OLP (devenue Autorité Palestinienne) à destination des gauchistes européens et américains (voir la chronique et le spectacle (fabriqué) de la souffrance et de l’humiliation sous la férule d’Israël). Ce discours, il faut le souligner, est à l’opposé du discours de l’OLP à destination des Arabes 8 fait de violence et de haine des Juifs. Ces deux prismes déformants (le colonialisme, « le peuple en danger » palestinien qui réactualise la geste coloniale) sont l’arrière-plan de ces deux affirmations. En s’adossant à eux, l’islamo-gauchisme se donne une légitimité et s’ante dans une réalité qui le rend crédible.
L’effet symbolique
L’effet symbolique est très puissant. Le profil du musulman ou de l’Arabe en question est puissamment victimaire : il est le colonisé, l’Autre par excellence, l’immigré en quête de salut, rassemblant ainsi des aspects politiques, religieux (l’Autre du « judéo-christianisme », coupable de domination et de suprématie), nationaux et raciaux. Ce profil force la compassion et la culpabilité de l’Occident d’autant qu’il a fait repentance envers les Juifs. Il justifie par avance la violence à son égard, déjà en acte aujourd’hui avec la cancel culture. Il exclue cependant que les Juifs puissent en « profiter », surtout qu’ils le pourraient avec la mémoire de la Shoah: les « sionistes » font partie des « Blancs ».
Et c’est à cet effet, pour s’accaparer la force symbolique de cette mémoire et l’usage du concept d’antisémitisme, que le signe juif a été divisé en deux. Le « sioniste » est condamné congénitalement, tandis que le Juif victime est exalté pour s’incarner de facto dans le « peuple palestinien », nouveau peuple élu par son martyre, essentiellement innocent, victime du fascisme et du racisme israéliens. « Apartheid » est le mot magique, choisi pour évoquer l’Afrique du Sud raciste (et rameuter les Noirs aux côtés de la cause arabo-musulmane, un des bénéfices immédiats étant d’occulter la traite esclavagiste musulmane à travers l’histoire, bien plus grave que celle de l’Europe). N’oublions pas qu’à sa racine le mouvement idéologique que nous analysons est né lors de la Conférence internationale de Durban en Afrique du Sud : c’est là où l’on a vu pour la première fois l’explosion d’un antisémitisme « antiraciste ».
Le « narratif » historique islamo-gauchiste
La machinerie conceptuelle dont nous avons analysé les rouages rhétoriques jusqu’ici repose sur un socle idéologique qui est le fruit d’une réécriture de la réalité et de l’histoire.
1) La décolonisation
Cela fait 50 ans qu’elle a eu lieu. Il y a eu un partage des populations que l’on peut définir comme une épuration ethnique (le cas de l’Algérie est un des plus révélateurs : un million de Français chassés et spoliés en quelques jours). Cependant, les ex-colonisés ont suivi l’ex-colonisateur dans l’ancienne métropole : ce sont les populations immigrées d’aujourd’hui. Elles ont objectivement montré leur défaillance à assumer l’indépendance. Il n’y a plus de colonies et le paysage des États post-coloniaux est affligeant. Les ex-colonisés n’ayant pas relevé le défi que leur lançait leur libération, alors que demandent-ils ? Ils sont la preuve vivante que la décolonisation a échoué parmi les ex-colonisés.
2) L’esclavage est fini depuis longtemps. Aucun Noir n’est aujourd’hui esclave ni fils d’esclave (excepté, semble-t-il, en Arabie saoudite) et c’est l’Europe qui a aboli l’esclavage. Pourquoi occulte-t-on la traite islamique, qui fut bien plus grave que la traite européenne qui a cessé il y a deux siècles ? Et comment les Africains peuvent-ils absolument innocenter l’islam sur ce plan là ? Le reconnaître, ce serait briser l’islamo-gauchisme, nombre de Noirs étant musulmans et l’islam ne se trouvant pas du côté des victimes.
3) La notion de « nakba » travestit en tragédie la défaite du camp arabe et palestinien qui a attaqué Israël dès sa création, en vue de l’exterminer. La « Nakba » c’est l’échec d’une tentative d’extermination des Juifs déguisé en tragédie victimaire pour les agresseurs. Par ailleurs, il y a eu un échange de populations : 600 000 Palestiniens sont partis ou ont été poussés au dehors, en temps de guerre (!), tandis que 900 000 Juifs (qui n’étaient pas « israéliens ») ont été spoliés et chassés des pays arabes et 600 000 d’entre eux ont trouvé refuge en Israël.
4) La condition juive en terres d’islam aurait été idyllique. C’est le sionisme (l’auto-détermination d’un peuple de 25 siècles) et le colonisateur qui auraient séparé les Juifs des Arabes. Cette thèse défendue par certains historiens est inexacte. Toute une abondante littérature est là pour en témoigner9
5) Israël pratique un régime d’apartheid, une affirmation fausse si l’on regarde la réalité : les Arabes sont des citoyens israéliens, ils ont deux partis au Parlement dont un parti islamiste. Ces partis défendent une ligne antisioniste qui délégitime l’État dont ils sont les représentants. Les Arabes sont présents dans tous les secteurs de la vie économique, de l’université, ils sont libres de ne pas s’enrôler dans l’armée, ils voyagent dans le monde entier avec un passeport israélien mais ne saluent pas le drapeau ni ne chantent l’hymne national…
La scène fondatrice : l’économie française de l’islamo-gauchisme
La France est une caisse de résonnance particulièrement sensible de l’islamo-gauchisme. Les attentats anti-juifs et les agressions y sont nombreux. On y trouve une population juive relativement importante, environ 400 000 personnes, et une population musulmane nord-africaine considérable, la plupart venant d’Algérie. Les Juifs sont en grande partie originaires d’Algérie. Ils avaient entamé un processus d’accession à la nationalité française dès le début de la conquête française, qui les libérait de leur condition de dhimmis, de parias. Avec la décolonisation, cette population (avec Juifs du Maroc et de Tunisie), s’est partagée entre la France et Israël, de sorte qu’il y a une proximité familiale entre les Juifs français originaires d’AFN et les Juifs immigrés en Israël. Par contre, il n’y a aucun lien concret entre les immigrés d’AFN musulmans et les Palestiniens si ce n’est un lien idéologique en rapport avec la oumma islamique. Avec la deuxième « Intifada », une vague d’agressions venant d’individus originaires d’Afrique du Nord et d’Afrique sub-saharienne, Arabes et Noirs (distinction très importante du fait de ses conséquences ultérieures pour ce qui est de la cause anti-esclavage), a frappé la communauté juive 10 prenant prétexte de la cause palestinienne.
Ce fut l’occasion de la réapparition de l’antijudaïsme musulman d’Afrique du nord, ravivé par la concurrence nouvelle et la jalousie identitaire que les musulmans avaient déjà conçues envers les Juifs en Algérie quand ces derniers devinrent français et échappèrent à leur statut inférieur sous la charia. Cette jalousie est réapparue en France comme on peut la mesurer à l’aune du discours musulman de revendication des mêmes « privilèges » dont sont censés jouir les Juifs en France. La condition juive est devenue le critère de mesure de l’égalité des droits des musulmans.
Le début des années 2000 avec la deuxième intifada a été l’occasion d’un passage à l’acte sur la scène politique, non seulement sur le plan des agressions individuelles mais aussi des manifestations dans lesquelles on entendit « mort aux Juifs ». Ce fut la première entrée sur la scène politique française de la population issue de l’immigration, après la « Marche des Beurs », « Marche pour l’égalité et contre le racisme », quelques années auparavant, en 1983. Merah, né en France, vengeant « les enfants de Gaza » en tuant des enfants juifs est la figure de proue de ces manifestations où étaient présents des membres du mouvement terroriste du Hamas.
Tout ceci se passa dans un climat général marqué par une adhésion de fond des médias français 11 au « narratif » palestinien, motivée par la mauvaise conscience du colonialisme français passé (mais aussi du tour de passe-passe idéologique qui construit les Palestiniens comme les victimes collatérales des conséquences de l’holocauste dont l’Europe est coupable). Merah vengeant « les enfants de Gaza » n’avait pas besoin d’écouter la chaine du Qatar. Il lui suffisait de voir le roman de la mort de l’enfant Al Dura présenté par France 2 pour accomplir ces actes 12. Ce récit pathétique de l’agonie de l’enfant devint l’emblème d’une levée de boucliers dans le monde musulman. La conjonction de cette ambiance et des agressions antijuives sur le terrain — longtemps non condamnées (il a fallu la conjonction du massacre de l’Hyper-Casher et du bain de sang de Charlie Hebdo pour que cela arrive) — marque le paysage de ces années-là.
La nouvelle donne fut si grave que quelques dizaines de milliers de Juifs quittèrent la France tandis qu’il se produisait un mouvement de population, une migration interne à la France, des quartiers réputés dangereux, où les populations étaient mélangées et où la vie des Juifs devint invivable, vers des villes sans populations d’origine immigrée. C’est dire qu’en somme se produisit une auto-ségrégation objective, imposée par la nécessité qui alla de pair avec la désertion des élèves juifs écoles publiques qui ne pouvaient plus les défendre contre « les jeunes des quartiers13. Encore fallait-il que les Juifs puissent financer cette migration intérieure vers des quartiers résidentiels…
La scène fondatrice : l’économie française de l’islamo-gauchisme
On comprend que l’articulation sur le plan des signifiants entre le signifiant juif et le signifiant musulman a connu, outre l’islamo-gauchisme des élites, des médias, des universitaires, d’une partie des politiciens, toute une gamme de constructions idéologico-politiques que l’on peut aisément recenser.
L’élément décisif de ce développement fut en 2000-2001 un fait politique, passé « inaperçu » (c’est dire que toute la société l’a vécu profondément jusqu’à en rester aphasique) : le black- out total (État, Médias, Institutions juives) sur 500 agressions antisémites commises par des Arabo-musulmans14. Nous sûmes plus tard, de l’aveu du ministre de l’intérieur d’alors, Daniel Vaillant, que c’était une décision du gouvernement Jospin (sous Chirac, donc droite et gauche) de faire le black-out total sur ces incidents, restés donc non dénoncés, non publics, non condamnés, non punis, un black-out imposé aux médias, à la communauté juive, au CRIF (qui tenait pourtant le journal des incidents 15, « pour ne pas jeter de l’huile sur le feu », dixit le ministre de l’Intérieur Daniel Vaillant, quelques années plus tard). Nous fîmes alors une étrange expérience de toute une société refoulant la réalité, de la droite à la gauche, expérience de ce que doit être une société totalitaire, excluant ceux qui contrevenaient au silence ou les taxant des pires adjectifs. L’internet fut alors un véhicule de liberté.
Nous avons là la figure cardinale de l’économie française objective du signifiant juif (et musulman) : l’abandon, le refus de voir. En somme, la stratégie qu’inspira cette scène fondatrice, fut de sacrifier les citoyens juifs à la sécurité publique : on ne « jette pas de l’huile sur le feu » et donc on sacrifie le droit des citoyens juifs à la sécurité, prix de la paix publique pour les autres.
C’est alors que les données que combine l’islamo-gauchisme s’invitèrent dans le cadre même de la vie politique française. La figure idéologique qui justifiait et cachait ce choix stratégique, c’est à dire le déni de la réalité fut double :
1) On prétendit qu’il y avait là « un conflit intercommunautaire » de sorte que la République devenue simple spectatrice, « désolée » de cet état de fait, contemplait les événements du dehors. On sortait ainsi les Juifs de la généralité française, d’autant que les Juifs en question étaient supposés être originaires d’Afrique du Nord. Ils étaient ainsi tenus pour aussi coupables que les musulmans… Sur ce point, cet état de fait donna lieu à un phénomène imprévu : certains cercles de l’élite de la communauté juive, rendirent coupables ces Juifs qui se plaignaient d’antisémitisme d’être les fauteurs de trouble, en une époque où le pouvoir chiraquien interdisait de prononcer ce mot par peur de représailles des Juifs américains estimés puissants et proches du département d’État américain, à l’heure de la guerre du Golfe dans laquelle Chirac avait choisi le camp anti-américain. Parler d’« antisémitisme » nuisait alors aux intérêts de la France.
2) On déclara unanimement que le conflit était « importé » et donc étranger à la France, de sorte que la faute en revenait à Israël, aux Juifs français — d’autant qu’ils sont « sionistes » — subissant les retombées de la politique israélienne, ce qu’avoua ingénument le Ministre français des affaires étrangères, Hubert Vedrine, déjà cité.
3) Cette évolution vers une critique de la communauté juive avait commencé dès l’année du Bicentenaire avec l’apparition d’un néo-républicanisme émanant de la gauche libérale qui construisit la question que soulevait la population immigrée comme le problème du « communautarisme » menaçant la République. La « communauté » juive, une forme identitaire née au lendemain de l’exclusion des Juifs par Vichy, dans un processus de reconstruction de la vie juive, devenait du coup et passivement extra-républicaine. On commença à stigmatiser le « communautarisme juif »16 qui ouvrait la porte à un communautarisme de l’immigration et le justifiait.
Désormais le signe juif se vit, en dépit de la longue histoire des Juifs français, aligné sur le signe musulman. Les Juifs devinrent étrangers dans leur propre pays. Ils étaient restés eux-mêmes (excepté la période du Grand Rabin Sitruk qui s’écarta du modèle d’après-guerre 17, mais le paysage autour d’eux avait changé. L’après-guerre était terminé.
4) La stratégie de la substitution égalisante
Nous sommes entrés alors dans une autre époque du signifiant juif. Elle faisait du critère juif la jauge de l’évaluation de la légitimité du signifiant musulman. L’équation : Musulman =Français devenait « Musulman =Juif =Français.
On parla aux musulmans par-dessus l’épaule des Juifs. On dit aux Juifs ce qu’on n’osait pas dire aux musulmans, par peur de représailles, par peur de contrevenir au « pas d’amalgame » des islamo-gauchistes, devenus policiers de la morale médiatique. Chaque attentat donna lieu à des formulations contournées qui déniait la nature des faits mais que personne dans le public ne prenait au sérieux. Les Juifs étaient par contre désignés nommément, mais pas les musulmans. Ainsi « le voile » mis en parallèle avec « la kippa » devint le symbole d’une politique générale, refusant désormais aux Juifs l’équivalent de que demandaient les musulmans et qu’on leur refusait. En parfaite ignorance de l’acquis du passé, les Juifs régressèrent bien bas dans l’échelle de leur statut et de leur image.
Cela se traduisit de façon spectaculaire par des rencontres, des cérémonies, suscitées par les autorités gouvernementales, préfectorales ou municipales18, réunissant les 3 religions comme s’il s’agissait de faire « la paix » en vue du « vivre-ensemble », un slogan islamique (la société de l’âge d’or espagnol convoquée comme exemple à imiter), un slogan très différent du slogan républicain « être ensemble ». En somme, la République demandait aux religions de rapprocher les victimes et les responsables des agressions en se posant en spectatrice : c’était une démission totale de la fonction régalienne de l’État. Elle intervenait dans le domaine strict des religions, c’était aussi une première. Les situations n’étant pas comparables, c’était une régression pour les Juifs, compromis avec le problème de l’islam, religion qui ne s’est pas réformée pour entrer dans le cadre national comme les Juifs avaient dû le faire au lendemain de la Révolution.
5) On a récemment assisté à une nouvelle version de cette stratégie à l’occasion du débat télévisé Darmanin-Le Pen. A Marine Le Pen qui affirmait que le voile devait être interdit, Darmanin lui répondit « alors, vous interdirez aussi la kippa aux Juifs? », comme si il lançait un rappel à l’ordre du politiquement correct, là où Le Pen restait silencieuse, n’appliquant pas aux Juifs sa demande aux musulmans, prise en défaut de la stratégie officielle du pouvoir. Darmanin la ramenait en fait au mode de l’équivalence identifiant les Juifs aux musulmans, pour la ramener au passé antisémite de Jean-Marie Le Pen : interdire ainsi la Kippa, ce serait une nouvelle manifestation de l’antisémitisme de son père qui accréditerait de facto le signifiant musulman de la charge émotionnelle de la persécution antisémite.
Dans le même entretien, nous avons eu une autre illustration de la stratégie de l’équivalence par le vide des Juifs quand Darmanin dit regretter qu’il y ait un rayon cacher dans certains supermarchés comme figure de proue d’un fait général, notamment le rayon hallal… Au nom de l’égalité des musulmans avec les Juifs, on interdit donc aux Juifs ce que l’on veut interdire aux musulmans. Ils deviennent là à leurs dépens le modèle pour les autres.
6) Faire chorus avec la cause palestinienne, pour être épargné et garder un semblant de dignité « morale » (plutôt que condamner l’antisémitisme) alors qu’on est victime de ses retombées (le terrorisme palestinien), croire ainsi amadouer la vindicte des islamistes en la détournant sur un bouc émissaire : Israël, officiellement, et les Juifs implicitement. Cette opération date de l’embargo sur le pétrole quand le Marché Européen à l’époque de Giscard, avait créé le DEA, Dialogue Euro-Arabe, par lequel l’Europe reconnaissait la cause palestinienne en échange du pétrole arabe19.
L’articulation des signifiants via le signifiant « Juifs d’Algérie »
Le système de pensée qui articule tous ces éléments se noue dans le signifiant « Juifs d’Algérie » qui se retrouve à l’intersection de plusieurs arguments en même temps. Les Juifs d’Algérie sont d’origine nord-africaine et ont donc côtoyé de longue date les populations immigrées en France. Ils ont vécu dans l’Algérie coloniale (trois départements français) mais comme Français et donc (!) accusés d’avoir fait chorus avec le pouvoir colonial. En France, ils se trouvent vivre pour une bonne part dans les mêmes quartiers que les immigrés. Ce sont eux qui ont été les victimes de l’antisémitisme islamique français, eux qui ont été accusés de racisme envers les Arabes, eux qui passent pour les sionistes les plus bruyants et les Juifs les plus démonstratifs.
Le choix d’une personnalité comme Benjamin Stora pour diriger le Musée de l’immigration, et surtout avancer sur le dossier d’une repentance de la France vis à vis de l’Algérie où auraient été commis par la France, selon Emmanuel Macron, des « crimes contre l’humanité » n’est pas anodin et éclaire le rôle que remplit ce signifiant : une personnalité juive (donc héritière symbolique de la Shoah), liée à l’Algérie et donc à la société coloniale, d’autant qu’elle fut proche du FLN et l’éditeur, entre autres, d’un livre collectif « naturalisant » la réalité du statut de paria que les Juifs ont subi dans le monde arabe et notamment en Algérie à la veille de la conquête, et donc, implicitement critique de la libération que fut l’acquisition de la nationalité française qui sortait les Juifs de leur condition d’abaissement20, un fait qui rend impossible toute la machinerie rhétorique de l’islamo-gauchisme. Tout ceci montre combien les Juifs d’Algérie dans le fantasme collectif et la stratégie du pouvoir sont le vecteur de l’imaginaire collectif, mais aussi tout désignés pour un éventuel retour de bâton, d’où qu’il vienne.