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Comment défendre la déconstruction – Quand Libération philosophe

Comment défendre la déconstruction – Quand Libération philosophe

françois Rastier

François Rastier est directeur de recherche honoraire au CNRS et membre du Laboratoire d’analyse des idéologies contemporaines (LAIC). Dernier ouvrage : Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023.

[par François Rastier]

Critiquant par avance le colloque « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture » qui se tiendra les 7-8 janvier à la Sorbonne, Simon Blin écrivait dans Libération (Idées et Débats, vendredi 17 décembre 2021, texte consulté sur le site le même jour), un article intitulé La « déconstruction », nouvelle cible des conservateurs.

Il s’y attache à discréditer les intervenants, en les accusant d’être d’extrême-droite, accusation politique devenue routinière destinée à masquer le fait qu’ils ont pris position contre la cancel culture et la prétention des militants intersectionnels à imposer leurs biais à la recherche. Par une inversion bien connue, de même que les partisans de la déconstruction présentent la laïcité comme un sorte de fanatisme religieux, ils présentent la défense des libertés académiques et de recherche comme un militantisme oppressif.

I. Nathalie Heinich, qui vient de publier Ce que le militantisme fait à la recherche et Osez l’universalisme, est naturellement une des premières cibles de Simon Blin. Dans un droit de réponse que Libération a refusé de publier, elle écrit ainsi :

« Vous ciblez “un regroupement d’universitaires opposés aux recherches sur les discriminations raciales ou de genre qui (…) réunira une bonne poignée d’auteurs conservateurs, notamment le remplaçant de Zemmour sur CNews, Mathieu Bock-Côté, l’écrivain Pascal Bruckner ou la sociologue Nathalie Heinich”.

 « Je tiens à préciser que, pas plus que les autres membres de “l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires” (auquel j’ai l’honneur d’appartenir), je ne m’oppose aux recherches sur les discriminations : je m’oppose à la dérive récente dont elles ont été l’objet, avec leur prolifération sous forme d’enrôlement militant, d’abaissement du niveau d’exigence intellectuelle et de rabâchement de lieux communs. Je vous renvoie sur ce point à mon “Tract” Ce que le militantisme fait à la recherche, publié cette année chez Gallimard.

  « Vous n’ignorez pas – et j’aurais aimé que vous le précisiez à vos lecteurs – que je me réclame de ce grand courant historique de la gauche qu’est l’universalisme républicain et laïque, lequel ne peut être qualifié de “conservateur” qu’à condition d’ignorer l’histoire des gauches. Je vous renvoie sur ce point à mon recueil d’articles récemment publié aux éditions Le bord de l’eau, Osez l’universalisme. Contre le communautarisme, qui critique l’identitarisme victimaire et les tentations totalitaires dans lesquels se complaît la gauche radicale.

  « Enfin, j’aimerais porter également à l’attention des lecteurs de Libération – qui m’a fait naguère l’honneur d’y tenir une chronique – qu’associer mon nom à Zemmour, via son “remplaçant sur CNews”, est un procédé bien connu de stigmatisation par contamination, qui vise de toute évidence à me faire passer pour une intellectuelle d’extrême-droite – ce que rien, dans mes propos et dans les positions que je défends, ne permet d’étayer. »

Il est piquant de voir Libération insinuer à présent que l’une de ses chroniqueuses de naguère est une intellectuelle d’extrême-droite. Peu importent ses prises de positions constantes en faveur de la gauche républicaine, la rhétorique du discrédit s’applique mécaniquement dans une campagne qui s’étend.

Les éléments de langage se diffusent si bien que Nathalie Heinich et l’auteur de ces lignes se voient ainsi qualifiés, avec d’autres, dans un communiqué du syndicat Sud-Éducation : « Le Figaro a publié, le 22 décembre, une tribune signée par 40 « personnalités » parmi lesquelles se retrouvent le ban et l’arrière-ban du néo-conservatisme français, réunies sous la houlette d’une officine d’extrême-droite, l’Observatoire du décolonialisme. Certains signataires ne cachent pas leurs sympathies pour des courants politiques fascistes, d’autres frayent de longue date avec des organisations violentes et radicalisées, et d’autres encore sont coutumiers de propositions politiques outrancières (dont le rétablissement de la peine de mort). Le combat qu’ils mènent est une lutte à mort contre les libertés académiques, contre l’existence d’espaces qui permettent l’expression de controverses scientifiques constructives ». On retrouve là le pathos rétro, aussi creux qu’alarmiste : lutte à mort, peine de mort, officine, arrière-ban, etc.

Le même langage gagne des éditeurs prestigieux, et Frédérique Matonti, Comment sommes-nous devenus réacs ? (Fayard, 2021), s’en prend à « l’autoproclamé Observatoire du décolonialisme » participant d’une « mobilisation réactionnaire d’envergure ».

Voici encore la même Nathalie Heinich, décrite comme « une entrepreneuse identitaire de premier plan » « membre du très identitaire Observatoire du décolonialisme » (Régis Meyran, Obsessions identitaires, Textuel, 2022). Au titre de la « panique identitaire » qu’elle propagerait, voici à la même page Farida Belghoul, naguère proche de Soral, et, page suivante, Cassandre Fristot (militante antivax faisant l’objet d’une enquête pour antisémitisme).

La tentative diffamatoire est d’autant plus maladroite que les travaux de Nathalie Heinich sur les identités font autorité, mais Régis Meyran n’en a visiblement pas connaissance. Dans Ce que n’est pas l’identité (Gallimard, 2018), elle écrit par exemple : « il faut s’abstenir de réduire la question de l’identité à un camp politique, ou à la seule dimension de l’identité nationale, ou encore à une conception essentialiste et unidimensionnelle ».

II. En second lieu, Simon Blin entreprend de défendre sur le fond la déconstruction comme école de pensée, ou, du moins, comme régime de discours. Pourquoi cette inquiétude ?

Elle est d’abord académique. En effet le colloque qu’il dénonce avant sa tenue doit être conclu par une intervention de Thierry Coulhon, qui prend la direction du HCERES, principale instance d’évaluation de la recherche en France. Il s’agit donc de dissuader les autorités d’apporter le moindre soutien à ce colloque.

Elle est ensuite idéologique. Le Collège international de philosophie, cofondé en 1983 par Derrida, fut longtemps un lieu de diffusion privilégié de sa pensée. Or voici que le Collège de Philosophie (héritier du Collège philosophique fondé en 1946 et présidé Pierre-Henri Tavoillot) organise aujourd’hui le colloque Après la déconstruction.

Derrida dit lui-même que la déconstruction est indéfinissable et n’emploie ni termes ni concepts, ce qui rend fort commode l’usage de sa langue de bois à la fois impérative et dérégulée. Son idéologie s’est diffusée internationalement dans les milieux culturels depuis deux générations. Elle s’est imposée par un discours hypercritique, récusant non seulement la rationalité, jugée oppressive, mais encore toute volonté d’objectivation.

Après un demi-siècle de bon plaisir, il semble bien, sans épiloguer, qu’elle ait épuisé sa « mission historique ». Elle a surtout légitimé et permis le discours intersectionnel, dans ses divers dialectes, qu’il s’agisse du propos postcolonial (Derrida affirme dès 1995 « la colonialité essentielle de la culture » et Gayatri Spivak se fait d’abord connaître comme sa traductrice) ou du propos postféministe (Derrida dénonce dès 1972 le « phallogocentrisme » et inspire Luce Irigaray, Judith Butler, Avital Ronell, Catherine Malabou, etc).

Simon Blin commence ainsi son plaidoyer pour le « déconstructionnisme » : « Loin d’être diabolique, cette notion forgée par le philosophe Jacques Derrida… » ; or, Derrida n’emploie jamais ce terme ­et pourquoi invoquer le diable à son propos ? La déconstruction, comme l’a admis Derrida, est une traduction euphémique de l’allemand Destruktion, qui résume le projet de son maître à penser, le philosophe nazi Martin Heidegger. La destruction devait s’étendre de la philosophie à l’ensemble de la culture — jugée bourgeoise et enjuivée (voir au besoin Heidegger, Messie antisémite, 2018).

Blin ajoute : « C’est qu’à travers la déconstruction, Derrida porte une critique de la métaphysique occidentale ’’phallo-logo-centrée’’. Pour le dire vite, d’une représentation, par le langage, des rapports sociaux fondée sur la domination de l’homme sur la femme. » Or, Derrida n’emploie jamais l’expression : « phallo-logo-centrée ».

Le logocentrisme est un terme que l’on doit à l’essayiste nazi Ludwig Klages : il « déconstruisait » le logos en tant que rationalité judéo-chrétienne. Derrida l’emprunte dès 1966 en évitant soigneusement de mentionner sa source.

Dans Marges de la philosophie (1972), il lui adjoint un préfixe suggestif pour forger le « phallogocentrisme ». Ce terme sonore fait aux lacaniens un clin d’œil apprécié, et introduit une confusion stratégique entre sexualité masculine (phallo), pensée rationnelle (logos) et politique de l’identité (ce centrisme que l’on retrouve dans eurocentrisme, etc.). D’autant plus précieux qu’il masque ses principes, ce mode de composition terminologique est à présent de règle dans le discours intersectionnel, de la nécropolitique chez Mbembe à la nécro-sexo-politique chez Preciado.

Pourquoi cependant le terme de phallogocentrisme contribuerait-il à « la représentation (…) des rapports sociaux fondée sur la domination de l’homme sur la femme. » ? Derrida l’applique aux animaux (dans L’animal que donc je suis, 2006), et non aux femmes. Blin fait là une confusion regrettablement discourtoise.

En revanche, Butler, dès Gender Trouble (1990), par le biais de Luce Irigaray, emprunte à Derrida phallogocentrism pour l’appliquer à l’oppressive rationalité masculine.

Ce sont là encore des indices pour confirmer que les déconstructionnistes ne sont pas capables de lire leurs textes fondateurs — pas plus que les autres, au demeurant.

Dans son dernier texte publié, Jean-Luc Nancy, figure historique de la déconstruction, concluait récemment : « Ce que Heidegger veut dire par « tâche de la pensée » – en tout cas ce que nous pouvons en indiquer – c’est ceci : allons-nous nous tenir face à l’intenable ? Ou bien allons-nous continuer à nous satisfaire de notre pauvre autonomie philosophique ? Ou bien, pourquoi pas, en finir, ayant apporté la preuve (que personne ne demandait) d’une superbe, majestueuse et foisonnante inanité ? ». Laissons-lui la responsabilité de ses jugements laudatifs (superbe, majestueuse) mais retenons l’aveu d’une « foisonnante inanité », celle d’une vacuité intarissable.

La reconstruction sera une tâche d’autant plus complexe que toutes les disciplines sont affectées par les prétentions déconstructives à la « transversalité » et qu’il leur faut réaffirmer leurs ambitions fondatrices (voir le collectif La Reconstruction : https://lareconstruction.fr/). Elle n’en est que plus nécessaire et le colloque de la Sorbonne suscite d’ores et déjà un intérêt international.

Annexes

1/ Comment ne pas définir un non-concept

Pour ne pas définir la différance, son concept-phare qu’il oppose à la différence, Derrida prélude ainsi : « […] ce que j’appellerai provisoirement le mot ou le concept de différance et qui n’est, nous le verrons, à la lettre, ni un mot ni un concept » (Marges de la philosophie, Paris 1972, p. 1-29, ici 3). Ce à la lettre est empreint d’un humour délicat. Il poursuit :

« Comment vais-je m’y prendre pour parler du a de la différance ? Il va de soi que celle-ci ne saurait être exposée. On ne peut jamais exposer que ce qui à un certain moment peut se présenter comme présent, manifeste, ce qui peut se montrer, se présenter comme présent, un étant-présent dans sa vérité d’un présent ou présence du présent. Or si la différance est (je mets aussi le « est » sous rature) ce qui rend possible la présentation de l’étant-présent, elle ne se présente jamais comme telle. Elle ne se donne jamais au présent. À personne. Se réservant et ne s’exposant pas, elle excède en ce point précis et de manière réglée l’ordre de la vérité, sans pour autant se dissimuler, comme quelque chose, comme un étant mystérieux, dans l’occulte d’un non-savoir ou dans un trou dont les bordures seraient déterminables (par exemple en une topologie de la castration). En toute exposition elle serait exposée à disparaître comme disparition. Elle risquerait d’apparaître : de disparaître » (ibid., p. 6).

Dans ce luxe calculé de précautions oratoires, retenons quelques points.

  • Le mot castration vaut clin d’œil aux lacaniens et évoque quelque dramatique mystère sexuel.
  • Le vieux thème ésotérique de l’identité des contraires est ainsi reformulé : apparaître égale disparaître.
  • L’invocation de l’occulte (sic) se voit renforcée par une opération typographique magique reprise de Heidegger : le est sous rature signifie : je feins de refuser l’ontologie, l’Être a été oublié, et je ne peux pas en parler ouvertement. Toute exposition détruit : donc l’occulte doit le rester.

Ainsi, des thèmes traditionnels de l’obscurantisme se voient-ils reformulés par une accumulation d’incises et de prétéritions qui en voilent la teneur.

b) Pourquoi le mot déconstruction ?

Extraits de Lettre à un ami japonais de Jacques Derrida (1985) :

« Quand j’ai choisi ce mot, ou quand il s’est imposé à moi, je crois que c’était dans De la grammatologie, je ne pensais pas qu’on lui reconnaîtrait un rôle si central dans le discours qui m’intéressait alors.Entre autres choses, je souhaitais traduire et adapter à mon propos les mots heideggeriens deDestruktion oude Abbau.Tous les deux signifiaient dans ce contexte une opération portant sur la structure ou l’architecture traditionnelle des concepts fondateurs de l’ontologie ou de la métaphysique occidentale. Mais, en français, le terme « destruction » impliquait trop visiblement une annihilation. » (je souligne). 

(…)

« Toutefois l’apparence négative était, et reste, d’autant plus difficile à effacer qu’elle se donne à lire dans la grammaire du mot (dé-), encore qu’elle puisse suggérer aussi une dérivation généalogique plutôt qu’une démolition. C’est pourquoi ce mot, à lui seul du moins, ne m’a jamais paru satisfaisant (mais quel mot l’est-il ?) et doit toujours être cerné par un discours ». 

(…)

« Elle ne revient pas à un sujet (individuel ou collectif) qui en aurait l’initiative et l’appliquerait à un objet, un texte, un thème, etc. La déconstruction a lieu, c’est un événement qui n’attend pas la délibération, la conscience ou l’organisation du sujet, ni même de la modernité. Ça se déconstruit. Le ça n’est pas ici une chose impersonnelle qu’on opposerait à quelque subjectivité égologique. Cest en déconstruction (Littré disait « se déconstruire… perdre sa construction »). Et le « se » du « se déconstruire », qui n’est pas la réflexivité d’un moi ou d’une conscience, porte toute l’énigme ». 

(…)

« Ce que la déconstruction n’est pas ? mais tout !

Qu’est-ce que la déconstruction ? mais rien !

Je ne pense pas, pour toutes ces raisons, que ce soit un bon mot. Il n’est surtout pas beau. Il a certes rendu quelques services, dans une situation bien déterminée ».

Scellant ainsi son propos anti-Lumières, Derrida paraphrase en l’inversant le mot célèbre de Sieyès sur le Tiers-état. À présent cependant, la « situation bien déterminée » est désormais passée, comme il le reconnaissait lui-même, et cet amphigouri semble avoir fait son temps.

3. Le roi de la pensée est-il nu ?

Négligeant qu’on ne sort pas de l’ambiguïté sans risques, Derrida simplifie un peu son style dans ses derniers ouvrages. Il résume ainsi L’animal que donc je suis (posthume, 2006) :

« J’ai du mal à réprimer un mouvement de pudeur. Du mal à faire taire en moi une protestation contre l’indécence. Contre la malséance qu’il peut y avoir à se trouver nu, le sexe exposé, à poil devant un chat qui vous regarde sans bouger, juste pour voir. Malséance de tel animal nu devant l’autre animal, dès lors, on dirait une sorte d’animalséance : l’expérience originale, une et incomparable de cette malséance qu’il y aurait à paraître nu en vérité, devant le regard insistant de l’animal… ».

Semée de néologismes comme animalséance ou animot, cette expérience inoubliable s’étend sur 232 pages, comme ici :

« Dans tous les cas, si je suis après lui, l’animal vient donc avant moi, plus tôt que moi […]. L’animal est là avant moi, là près de moi, là devant moi — qui suis après lui. Et donc aussi, puisqu’il est là avant moi, le voici derrière moi. Il m’entoure. Et depuis cet être-là-devant-moi, il peut se laisser regarder, sans doute, mais aussi […] il peut, lui, me regarder. Il a son point de vue sur moi. Le point de vue de l’autre absolu, et rien ne m’aura jamais tant donné à penser cette altérité absolue du voisin ou du prochain que dans les moments où je me vois vu nu sous le regard d’un chat ».

Sur un ton passablement dévotionnel, la préfacière, Marie-Louise Mallet, conclut ainsi : « Loin de se satisfaire d’une œuvre pourtant immense, toujours sa pensée s’élançait vers un à-venir incertain, et d’abord par ce souci de “rendre justice” au texte, au thème, à la question, au motif, à ce qui ne se laisse pas thématiser, à la venue de l’événement… La “déconstruction” la plus rigoureuse, la plus intransigeante, a toujours été animée par ce souci de justice autant que de justesse. »

Mais qu’adviendra-t-il si le roi est nu ?

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