Appel à communications
Colloque international RIRH – Paris 2022
Les publics de l’humour
Sorbonne Nouvelle / Campus Condorcet – Aubervilliers
24 et 25 novembre 2022
Ce colloque international, organisé par l’association RIRH – Réseau Interdisciplinaire de Recherche sur l’Humour, propose de produire une photographie des travaux portant sur la question de la réception et des publics de l’humour. Il s’agit de mettre à l’honneur un ensemble de perspectives et d’approches (littérature, histoire, sociologie, traduction, études théâtrales, sciences de l’information et de la communication, science politique) pouvant contribuer, par leurs réflexions épistémologiques, leurs analyses de terrain et leurs méthodologies variées à saisir et interroger les contours de ces publics. Qu’est-ce que les publics de l’humour ? Comment les définir ? Comment les appréhender ? Comment se matérialisent-ils ? Autant de questions que ce colloque international souhaite traiter.
L’humour, entre ambivalence et plaisir
Quoique l’humour soit indissociable du rire qu’il est censé provoquer, les travaux qui se développent depuis plusieurs années dans le champ des études sur l’humour ou humour studies explorent peu la question de la réception et encore moins celle des publics. Au cœur de plusieurs écrits fondateurs du champ se tient une interrogation sur le pouvoir de l’humour. Les œuvres Bergson (2004 [1900]) et Bakhtine (1970 [1965]), devenues canoniques, initient une véritable réflexion sur les effets de l’humour, et accordent à l’humour tantôt une fonction de régulation sociale, tantôt un pouvoir de déstabilisation des normes et de l’ordre social. Les travaux qui ont suivi (Benton, 1988 ; Powell, 1989 ; Lloyd, 2001 ; Westwood, 2004) n’ont jamais véritablement tranché ces dilemmes. Les uns avancent que l’humour, la blague et la dérision reproduisent, voire renforcent la structure sociale par son pouvoir correcteur. Les autres répliquent que l’humour et la comédie sont autant de moyens déployés pour résister, défier et subvertir les modèles dominants.
D’autres travaux interrogent le lien entre la déstabilisation que l’humour peut produire et la part de jouissance que semble désigner le déclenchement du rire. Pour Mary Russo (1986) et Kathleen Rowe (1995) qui explorent, après Hélène Cixous dans Le Rire de la Méduse (2010 [1975]), le potentiel subversif de l’humour en termes de genre, le corps féminin grotesque se distingue par son indiscipline et la mise en échec des tentatives de contrôle. Pour Nelly Quemener (2014), les « troubles dans le genre » produits par les pratiques de travestissement, le brouillage du masculin au féminin ou encore les personnages poussant à leur paroxysme les codes de la masculinité et féminité sont indissociables du plaisir esthétique à voir un corps se transformer. La part subversive de ces performances humoristiques repose alors sur la jouissance provoquée par le spectacle de ces corps en mouvement et le renversement des attendus de la féminité et de la masculinité. Subversion et plaisir deviennent un des ressorts de « succès » de ces performances auprès des publics, selon une procédure proche de l’expérience cathartique évoquée par Umberto Eco (1984).
De l’humour à l’offense
À côté de ces travaux, une part non négligeable des études contemporaines interroge la dimension offensante de l’humour et prend le contre-pied de l’« aura » positive de l’humour (Billig, 2005). Elle propose de voir dans quelle mesure l’humour peut aussi être l’outil d’idéologies d’extrême droite et les domaines de l’humour, constitués de la scène de spectacle et des sites internet, des espaces au sein desquels des stéréotypes, reposant sur des modes de pensée racistes et/ou antisémites, sont rejoués et actualisés. Qu’il s’agisse de l’étude de Michael Billig (2001) sur les « nigger jokes » de sites proches du Ku Klux Klan, de celle de Simon Weaver (2011 ; 2013) sur les sites de blagues racistes et antisémites ou encore, en France, des travaux de Patrick Charaudeau (2015) sur les propos antisémites dans les spectacles et les vidéos de Dieudonné, tous soulignent le recours à des discours de haine, des stéréotypes naturalisants, symptomatiques des processus de racialisation, et même à des fantasmes de lynchage et de violence physique. La visée humoristique est toutefois ici présentée comme la parade ultime face aux possibles plaintes et accusations dont ces sites et/ou humoristes peuvent faire l’objet. C’est au nom d’un « c’est seulement une blague » (« It’s just a joke ») que le caractère offensant des propos tenus se voit tout à la fois nié et légitimé.
Au cœur de ces différentes approches de l’humour se tient une distinction bien souvent mobilisée entre le « rire avec » et le « rire contre » ou le « rire de ». Pour Lockyer et Pickering (2005 ; 2008), cette fine limite entre humour et injure constitue le ressort des nombreuses polémiques qui touchent, depuis les années 2000, le monde de l’humour et de la caricature. Les travaux portant sur ces dernières dessinent des pistes intéressantes pour la compréhension de la part jouée par réception et les publics de l’humour. Des accusations d’homophobie et de racisme portés à l’encontre des personnages parodiques de Sacha Baron Cohen aux remous déclenchés par la caricature du dessinateur Gorce sur l’inceste dans le journal Le Monde, toutes ces « affaires » reposent pour partie sur les effets ambivalents de certaines blagues et la façon dont est négocié l’usage des stéréotypes.
Au-delà, un élément essentiel de ces polémiques relève de l’identité et de la réaction des publics. Ces derniers génèrent des formes de réception hostiles ou au contraire complices et dessinent les limites de l’humour et le cadre autorisé du rire. Les polémiques ont à ce titre cela de particulier qu’elles constituent un moment de dramatisation et de spectacularisation des règles morales et permettent de saisir les « régimes de l’humour », c’est-à-dire les règles implicites régissant les modes de communication et désignant ce qui est drôle ou pas, ce qui est de l’ordre de l’humour ou du sérieux (Dufort, 2017 ; Kuipers, 2015 ; Smith, 2009). En s’intéressant à la réception, les travaux sur les « scandales » et autres « affaires » soulignent combien la revendication du rire ou de l’absence de rire établit des frontières entre le « nous » et le « eux·elles », entre ce qui est respectable et ce qui ne l’est pas (Quemener, 2021), et participe des rapports de pouvoir et des logiques de domination.
Remettre les publics au centre
Pour pertinent que l’ensemble de ces travaux soient, la plupart privilégient une approche par le texte, le corps ou le geste comique qu’ils s’attachent à déconstruire et à partir desquels ils déduisent des effets, plutôt qu’ils ne déploient une véritable approche des publics et de la réception. Trois ensembles de travaux nous semblent toutefois initier des pistes pour l’étude plus spécifique des publics et la réception de l’humour. Le premier relève de l’attention spécifique portée à partir des années 1980 aux enjeux de réception de productions culturelles à l’instar des sitcoms et séries comiques anglosaxonnes (Attwood, 2015 ; Batalion, 2012). Inspirés du modèle de codage/décodage de Stuart Hall (1994 [1973]) et des méthodes ethnographiques de la réception, ils s’attachent à démontrer la part de négociation avec la trame narrative et la destinée des personnages. Le rire vient ici ponctuer cette réception complexe, opérant tel un indicateur de tensions vis-à-vis du texte médiatique en même temps qu’il condense l’ensemble des normes du groupe et les projections que les publics se font des cadres autorisés du rire. Cette négociation par les rires et leurs ambivalences sont au cœur des récents travaux de Laure Flandrin (2021). Partant du postulat que les rires renseignent sur les classements et les expériences de vie, la sociologue montre que les rires définissent les individus et les groupes et les inscrit dans un réseau de sociabilités.
À côté de ces travaux, un autre ensemble relève d’une réflexion sur les industries culturelles (Paré, 2015) et les « scènes de l’humour » (Duret-Pujol, Quemener, 2020). Il ne s’agit pas ici simplement d’envisager les normes professionnelles et les enjeux économiques régissant les carrières des humoristes, mais bien la façon dont les dispositifs de production et diffusion de l’humour (scènes de théâtre, plateformes numériques, livres) matérialisent et façonnent une certaine relation aux publics qu’ils adressent. Ces travaux entrent en écho avec un dernier ensemble de recherches qui interroge plus spécifiquement les modes d’interpellation et d’adresse des productions humoristiques et la manière dont le rire devient une modalité à part entière de la réception contenue, inscrite et encodée par le texte, l’image ou le sketch lui-même (Tran-Gervat, 2011).
Le rire est-il un effet et est-il déjà contenu dans le texte, l’image ou le sketch ? Dans quelle mesure les productions humoristiques dessinent-elles la place du sujet « spectateur·trice », « lecteur·trice », « auditeur·trice » et instituent-elles une certaine relation à ce·tte dernier·e ? Comment saisir ce sujet ? Quelles méthodologies déployer ? En quoi l’analyse de la réception de l’humour invite-t-elle à repenser les méthodologies classiques ? Ce colloque se propose de renverser l’approche par les effets de l’humour pour mettre à l’honneur tout à la fois la question des publics et celle de la réception des productions humoristiques. Il ne s’agira nullement ici de présupposer que l’humour produit nécessairement le rire, mais aussi et au contraire de rendre compte de la relation complexe, et parfois contradictoire, entre humour et sujet récepteur·trice.
Axes du colloque
Les propositions de communication au colloque, en français ou en anglais, pourront émaner de toute discipline des sciences humaines et sociales (littérature, histoire, sociologie, traduction, études théâtrales, sciences de l’information et de la communication, science politique). Elles pourront notamment porter sur les axes suivants.
Axe 1 : Peut-on faire une histoire des publics de l’humour ?
Dans la continuité notamment des travaux initiés par le groupe « Humours of the Past » (HOP), en Grande-Bretagne (https://humoursofthepast.wordpress.com/), on pourra se demander non plus seulement « De quoi riait-on dans les périodes anciennes et comment comprendre ces humours du passé aujourd’hui ? », mais : à qui les grandes œuvres comiques de l’histoire s’adressaient-elles ? Comment reconstituer ou se représenter les publics de l’humour dans l’Antiquité, au Moyen-Âge, à l’époque moderne (early modern), au XIXe siècle, en Occident et ailleurs ? Comment la littérature et l’art des siècles passés représentent-ils les publics de comédies, les lecteurs de romans comiques ou de poèmes burlesques ? Dans quelle mesure les premières théories de l’humour, au XVIIIe siècle notamment, tiennent-elles compte des destinataires des traits d’esprit et autres constructions destinées à susciter l’hilarité ?
Axe 2 : Comment saisir les publics contemporains de l’humour ?
Une question centrale que ce colloque souhaite poser est celle de l’enjeu méthodologique. Il s’agit de mettre à l’honneur l’exposé des outils et manières par lesquels il est possible de saisir les publics et la réception de l’humour, et les problèmes spécifiques que l’analyse du rire et de l’humour peuvent poser. Comment se saisir de ces publics ? Quelles traces laissent-ils et permettent de les saisir ? Comment interpréter les formes d’expression des publics ? L’analyse de la réception de productions humoristiques induit-elle nécessairement des méthodologies spécifiques ? Nous invitons les contributions à nous faire part des « bricolages » et autres négociations avec les méthodologies classiques des sciences sociales et humaines.
Axe 3 : Représenter et se représenter les publics de l’humour
Seront ici bienvenues les communications abordant les représentations des publics de l’humour, au sens large. Comment la caricature, la peinture, la littérature, etc., représentent-elle un public qui rit, ou ne rit pas, selon quelles esthétiques ? En tissant quel lien entre le rire et la culture (populaire ? savante ?). Qu’en est-il également de la critique ? Son discours intègre-t-il, au sein même de l’évaluation d’une œuvre ou d’une performance, la description de ses spectateurs ou de ses spectatrices ? Le cas échéant, dans quel but ? Comment les archives visuelles et sonores représentent-elles le public (plans de coupe, rires enregistrés) ? Il s’agira aussi d’étudier les évocations, au sein d’un texte dit humoristique, du public qui le reçoit ou est censé le recevoir, le jeu d’interaction que le texte suggère ou force avec « son » public. Une histoire des humours et des représentations pourrait ainsi intégrer dans le temps long les malentendus, glissements, qui font que l’émetteur (l’« humoriste ») se représente « mal » son public, et inversement. Enfin, des approches sociologiques sont bienvenues : les publics de l’humour sont-ils objet de préjugés ? Le public du stand-up est-il par exemple plus turbulent, plus agité ? Le public qui rit est-il pensé comme « intellectuel », ou au contraire populaire ?
Axe 4 : Les forces politiques de l’humour (du côté des publics)
Grâce au comique et à l’humour, de nombreux artistes accèdent à des espaces qui leur permettent d’exposer des discours et des corps absents des scènes (théâtrales, télévisuelles, radiophoniques, etc.). L’humour devient alors un levier pour interroger et déplacer les représentations dominantes, pour proposer des visions alternatives, pour dire publiquement ce qui était jusque-là indicible. Il crée, potentiellement, des espaces de résistance aux logiques de domination voire des prises de position qui débordent du champ artistique (Quemener, 2014 ; Duret-Pujol, 2018). Ces pouvoirs de l’humour méritent d’être interrogés du côté des publics : quelles relations s’établissent entre les artistes et les publics pour créer un groupe qui se rassemble autour de valeurs communes ? Dans le cadre de polémiques ou de mises en cause des discours tenus, comment les publics s’engagent-ils auprès des artistes ? Comment les artistes composent-il·elle·s avec cet engagement ? Les artistes ont-il·elle·s les publics qu’il·elle·s méritent ?
Axe 5 : Former un public de l’humour ?
La recherche-création, assise depuis quelques décennies au Québec, commence à faire une percée spectaculaire en France. Nous aimerions nous pencher sur la place de l’humour dans ces dispositifs, en plaçant au centre la question du public. Toujours suspect, l’humour ne pénètre pas aisément dans les sphères dites « légitimes » ou académiques : on s’en méfie, on en a peur, on le pratique peu, comme si l’austérité du ton gageait de la qualité du propos, on ne le considère pas comme un objet d’étude suffisamment sérieux (du côté des enseignant·e·s, pour qui le sujet constitue une prise de risque, et du côté des étudiant·e·s, qui peinent à y voir un intérêt ou une possibilité « sérieuse » d’évaluation). À ce titre, on pourrait se demander si la « recherche-création » ne constituerait pas une forme de détour, un cheval de Troie, pour conquérir à cet objet un public captif, mais réticent a priori. Lors d’une table ronde, nous souhaitons évoquer des expériences diverses de recherche-création dans les écoles d’art (Avignon, autour des jeux et performances Fluxus), ou dans les écoles supérieures d’art dramatique, à l’instar de celle menée, pour 2022-2023, à l’ENSATT par Mireille Losco-Lena.
Les propositions de communications ne devront pas excéder 3000 signes (espaces compris). Elles devront être envoyées avant le 30 juin 2022 à l’adresse suivante : association.rirh@gmail.com
Colloque organisé avec le soutien de :
L’association RIRH, le CERC (EA 172, Sorbonne Nouvelle), l’IRMÉCCEN (EA 7546, Sorbonne Nouvelle), ARTES (UR 24141, Université de Bordeaux Montaigne), le CPTC (EA 4178, Université de Bourgogne), l’ENSATT (Lyon), l’Observatoire de l’Humour (Montréal).
Bibliographie
Bakhtine Mikhaïl, L’Oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, trad. de A. Robel, Paris, Gallimard, 1970 (1965).
Batalion Julie (dir.), Laughing Stalk, The Live Comedy and Its Audiences, Anderson, Parlor Press, 2012.
Benton Georges, « The Origins of the Political Joke », in Chris Powell, Georges E.C. Paton (dir.), Humour in Society, Resistance and Control, New York, Saint Martin’s Press, 1988, p. 33-55.
Bergson Henri, Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Presse Universitaire de France, 2004 (1900).
Billig Michael, « Humour and hatred : the racist jokes of the Ku Klux Klan », Discourse & Society, vol. 12, no 3, 2001, p. 267-289.
Billig Michael, Laughter and Ridicule : Towards a Social Critique of Humour, Londres, Sage, 2005.
Charaudeau Patrick, « L’humour de Dieudonné : trouble d’un engagement », dans Patrick Charaudeau (dir.), Humour et engagement politique, Limoges, Lambert-Lucas, 2015, p. 135-181.
Dufort Julie, Prendre l’humour au sérieux : une étude des controverses dans le stand-up états-unien de 1960 à 2017, Thèse de doctorat en Sciences politiques, Université du Québec à Montréal, 2017.
Duret-Pujol Marie, Coluche président, histoire de la candidature d’un con, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2018.
Duret-Pujol Marie, Quemener Nelly, « Les scènes de l’humour », Les Cahiers d’Artès, tome 16, 2020.
Eco Umberto, « The Frames of Comic “Freedom” », in Umberto Eco, V.V. Ivanov et Mônica Rector (dir.), Carnival !, Berlin, New York, Amsterdam, Mounton Publishers, 1984, p. 2-10.
Hall Stuart, « Codage/décodage » (1973), trad. de M. Alberet et M.-C. Gamberini, Réseaux, vol. 12, no 68, 1994, p. 27-39.
Flandrin Laure, Le Rire. Enquête sur la plus socialisée de toutes nos émotions, Paris, La Découverte, « Laboratoire des sciences sociales », Paris, 2021.
Kuipers Giselinde, Good Humor, Bad Taste : A Sociology of the Joke, Berlin, Boston, De Gruyter Mouton, 2015.
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