Après le méga-pogrom du 7 octobre

Après le méga-pogrom du 7 octobre

Taguieff analyse l'antisionisme comme un nouveau visage de l'antiracisme, transformé en culte du Palestinien-victime et criminalisation du Juif-dominateur, alimenté par un imaginaire révolutionnaire et une alliance islamo-gauchiste, signifiant une lutte plus large contre l'occidentalisation mondiale.

Table des matières

Après le méga-pogrom du 7 octobre

Interview de P.-A. Taguieff par Giulio Meotti, parue dans le quotidien Il Foglio (Italie) le 6 novembre 2023, à propos de son livre Le Nouvel Opium des progressistes. Antisionisme radical et islamo-palestinisme, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2023.

Comment est-il possible que les élites occidentales justifient, banalisent et minimisent les massacres du Hamas ?

P.-A. Taguieff : Une partie des élites occidentales, situées à gauche et se disant « progressistes », s’est convertie à la religion politique fondée sur le culte du Palestinien-victime et la criminalisation du Juif-dominateur. Leurs réflexes idéologiques leur dictent de défendre les supposés « dominés » contre les supposés « dominants ». Les élites « progressistes » ont intériorisé depuis longtemps les évidences tournant autour de l’opposition « dominants/dominés ». L’inversion victimaire que cette conversion implique se traduit par la nazification des « sionistes » et plus largement des Juifs. Le message diffusé est le suivant : les Juifs-sionistes sont les nouveaux nazis, tandis que les Palestiniens sont les nouveaux Juifs. L’instrumentalisation et le dévoiement de l’antiracisme consistent ainsi à lui donner le visage de l’antisionisme, fondé sur l’image du Palestinien victime d’un « sionisme » fantasmé.

Pour comprendre les ressorts passionnels et mythiques de l’inversion victimaire, il faut remonter au Moyen Âge dans l’Europe chrétienne, vers le milieu du XIIe siècle, lorsque les premières accusations de meurtre rituel ont été lancées contre les Juifs, qui furent pour cela pourchassés, persécutés, assassinés. Le mythe du Juif « assassin d’enfants non juifs » a été intégré par la suite dans la culture antijuive du monde musulman, pour devenir un thème d’accusation majeur contre les « sionistes », criminalisés en tant qu’« assassins d’enfants palestiniens ». Rappelons qu’en mars 2012, à Toulouse, l’islamo-terroriste Mohamed Merah, en tuant des enfants juifs, avait déclaré vouloir « venger les enfants palestiniens ». Dans la dernière guerre de Gaza, déclenchée par l’attaque jihadiste meurtrière du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, le thème de l’assassinat d’enfants palestiniens par Tsahal a aussitôt été réactivé par la propagande palestinienne et ses relais partout dans le monde.

Dans le discours des gauches révolutionnaires ou radicales, après la chute de l’empire soviétique, la « cause prolétarienne » et la « cause du peuple » ont fait place à la « cause palestinienne », nouvelle « cause universelle » en ce qu’elle faisait fusionner le thème de la courageuse « résistance » d’une minorité à un État supposé « colonial », Israël, et celui de la dénonciation pieuse de l’« islamophobie », péché capital attribué à tous ceux qui ne se ralliaient pas au drapeau de l’islamo-palestinisme. Les stratèges culturels de l’antisionisme, sous toutes ses formes, n’ont cessé d’alimenter et d’exploiter l’imaginaire et la rhétorique victimaires, autour de la figure du Palestinien-victime, devenue progressivement celle du Musulman-victime. Ce gros amalgame victimaire a permis d’articuler antisionisme radical et « lutte contre l’islamophobie », au sein d’une mythologie politique de style révolutionnaire.           

Comment le woke (LGBT, genre, décolonial, Black Lives Matters, etc.) est-il allié à cette barbarie ?

P.-A. Taguieff : C’est l’application au conflit israélo-palestinien de la grille de lecture offerte par l’anticolonialisme et l’antiracisme qui a abouti à la wokisation des interprétations dudit conflit. Il y a eu, essentiellement à gauche, une focalisation de l’indignation, préalablement idéologisée par la propagande palestinienne, sur les accusations de « massacre », de « nettoyage ethnique » et de « génocide », actes criminels supposés commis par Tsahal dans sa légitime riposte aux attaques sanglantes du Hamas. Cette accusation diabolisante d’Israël s’inscrit dans le traitement démonologique du conflit israélo-palestinien. Cet antisionisme gnostique globalisé, qui fonctionne comme une méthode de salut et une promesse de rédemption – détruire Israël pour sauver l’humanité –, est au cœur de la nouvelle judéophobie, de cette haine des Juifs qui a adopté le langage de la haine antisioniste.  

 C’est dans les opinions de gauche qu’aujourd’hui l’héritage de nombreux préjugés antijuifs plus ou moins recyclés est le plus visible : le Juif exploiteur, dominateur, manipulateur et parasite social. Considérés comme des bourreaux polymorphes, les Juifs peuvent être ainsi accusés de faire des victimes de diverses catégories : des exploités, des dominés, des manipulés et des parasités. S’y ajoute la figure du Juif meurtrier rituel, censée renaître dans celle du soldat israélien qui bombarde la bande de Gaza. Et les victimes sont ici des Palestiniens perçus avant tout comme des musulmans. D’où l’accusation d’« islamophobie ».

Dans ce contexte, où Israël a été accusé d’être un « État d’apartheid », la lutte antiraciste s’est une fois de plus retournée contre les Juifs. Ces dévoiements de l’antiracisme ont commencé au cours des années 1960, lorsque la propagande soviétique, relayée par celle de l’O.L.P., a diffusé l’équation « sionisme = racisme ». Il s’agissait de retourner l’accusation de racisme contre les Juifs en érigeant les Palestiniens en représentants de la victime par excellence. Depuis, le militantisme pseudo-antiraciste des gauches radicales a cherché et trouvé, voire inventé, d’autres catégories générales victimisées – immigrés, musulmans, « Noirs », « Arabes », « sans-papiers », etc. Les Juifs victimes de la Shoah devaient disparaître du tableau victimaire, remplacés par les Palestiniens victimes de la Nakba. Il s’agit d’un tour de passe-passe, car le génocide nazi des Juifs d’Europe au cours de la Seconde Guerre mondiale n’a rien à voir avec l’exode d’une partie de la population palestinienne au moment de la guerre israélo-arabe de 1948-1949.         

Les rassemblements pro-Hamas en Europe sont-ils également le signe de l’islamisation et des changements démographiques dans nos villes ?

P.-A. Taguieff : Depuis le méga-pogrom du 7 octobre, la multiplication des manifestations pro-Hamas, déguisées en manifestations propalestiniennes, témoigne de la formation, en chaque société démocratique occidentale, d’une contre-société fondamentalement hostile à la société globale et non simplement en état de sécession – phénomène ordinairement appelé « communautarisme », « séparatisme », « ghettoïsation », etc. Cette contre-société se constitue à partir d’une population immigrée de culture islamique, dont une partie importante ne s’est pas intégrée dans les sociétés démocratiques occidentales, ne se reconnaît pas dans leurs valeurs et perçoit l’Occident comme l’ennemi qu’il faut combattre. La figure de l’ennemi absolu comporte l’État d’Israël et la civilisation occidentale. La contre-société imagine désormais la révolution sur le modèle jihadiste, impliquant la lutte armée. Il s’agit donc, plus précisément, d’une contre-société à deux faces : islamiste et ultra-gauchiste, étant entendu que les gauches radicales, ralliées au décolonialisme comme à l’écoféminisme, sont désormais wokisées.  

L’alliance des islamistes et des gauches radicales a été baptisée et conceptualisée par mes soins, au début des années 2000, « islamo-gauchisme ». Ses représentants se reconnaissent notamment au fait qu’ils érigent l’« islamophobie », la « xénophobie anti-immigrés » et le « sionisme » en principales figures du racisme dans les sociétés occidentales contemporaines. Dès lors, être antiraciste, c’est être à la fois anti-islamophobe, pro-immigrés (ou « immigrationniste ») et antisioniste. L’islamophilie présupposée par cette posture idéologique prend souvent la forme d’une « islamismophilie », notamment dans les interprétations du conflit israélo-palestinien qui impliquent de voir les mouvements islamo-terroristes, tels le Hamas ou le Jihad islamique, comme des représentants légitimes de la « résistance » palestinienne contre le « colonialisme » et le « racisme » de l’État d’Israël. Plus généralement, il s’agit de « résister » aux forces ou aux États censés incarner le « colonialisme », le « racisme » et l’« impérialisme », à savoir les nations occidentales et Israël, soit, dans le langage sloganique des islamistes, « l’axe américano-sioniste » ou « l’alliance judéo-croisée ». C’est pourquoi les islamo-gauchistes sont voués à se transformer en « islamismo-gauchistes ».  

Quel est l’enjeu de cette bataille de civilisation ? pas seulement Israël…

P.-A. Taguieff : L’ennemi désigné par les leaders et les idéologues de ces contre-sociétés néo-révolutionnaires hétérogènes n’est pas simplement l’Occident – un Occident fantasmé, principe du Mal –, mais l’occidentalisation du monde. Tel est le nouvel ennemi absolu, aux multiples visages, comme le diable : l’Occident dénoncé comme intrinsèquement raciste, islamophobe, impérialiste (ou expansionniste) et colonialiste, voire génocidaire. Ce type de contre-société anti-occidentale est observable dans de nombreuses autres nations européennes ainsi qu’en Amérique du Nord. La séduction qu’elle exerce vient de ce qu’il surgit dans des sociétés qui se veulent et se disent multiculturelles ou multi-ethniques, offrant ainsi aux ennemis de l’Occident un puissant argument légitimatoire : la civilisation occidentale n’existerait pas ou plus, puisqu’il n’y aurait que de la diversité culturelle et des hybridations culturelles ou civilisationnelles. Le croisement, le brassement et le mélange des civilisations auraient fait disparaître les civilisations dans le creuset mondial. Il serait donc faux, voire dangereux, d’affirmer qu’il existe des identités civilisationnelles à l’âge de la globalisation des échanges et des mélanges. Ce serait sombrer dans le nouveau péché capital défini par les sciences sociales : l’essentialisme. Le paradoxe de l’anti-occidentalisme radical partagé par les islamistes et les néo-gauchistes, c’est-à-dire les membres – actifs ou non – du camp islamo-gauchiste, consiste dans l’affirmation simultanée de deux thèses contradictoires : d’une part, la thèse selon laquelle la civilisation occidentale n’existe pas, et, d’autre part, la thèse selon laquelle l’Occident est toxique, prédateur et dominateur, et incarne en conséquence une menace pour tous les peuples.   

Dans les années qui suivirent la Première Guerre mondiale, devant le spectacle des massacres de masse et des ruines, un grand débat mit aux prises les prophètes de la décadence ou du déclin de l’Occident et ceux qui appelaient à la défense de l’Occident. Ce débat portait sur le destin de la civilisation occidentale, censée être entourée de menaces, frappée d’un affaiblissement passager ou entrée dans sa phase crépusculaire ou finale. La vision de la fin du monde occidental prenait alors la couleur de l’évidence et devenait le thème majeur d’un récit mythique. À certains égards, on peut considérer que ce débat intellectuel et politique s’est réinstallé aujourd’hui au centre des interrogations des Occidentaux sur eux-mêmes, faisant revenir la question de l’identité civilisationnelle de l’Occident, et plus particulièrement de l’Occident moderne, abordé à travers ses crises et ses malaises, dans lesquels les pathologies de l’identité ont joué un rôle majeur.

     Mais le contexte passionnel et politico-culturel n’est plus le même : il se caractérise aujourd’hui par l’articulation entre une haine de l’Occident qui s’est mondialisée et une haine de soi qui s’est installée dans le monde occidental. Une haine alimentée par l’envie et le ressentiment dans le premier cas, une haine envenimée par la honte et la culpabilité dans le second. La perte de confiance en soi est un symptôme de décadence. Dans son essai sur « les religions meurtrières » paru en 2006, l’historien israélien Élie Barnavi, faisant référence à la menace islamiste, n’hésitait pas à énoncer avec lucidité : « Une civilisation qui perd confiance en elle-même jusqu’à perdre le goût de se défendre, entame sa décadence. » Quant à la haine de soi, elle prépare le terrain à la trahison : nombre d’Occidentaux ont rallié le camp des ennemis de l’Occident, ou s’apprêtent à le faire.  

On peut désigner la haine de l’Occident par le néologisme « hespérophobie » – mais, sémantiquement, l’expression « hespéromisie » serait mieux formée, puisqu’il est question de « haine » (misos) plus que de peur (phóbos). Il s’agit d’une haine ontologique qu’on trouve aujourd’hui diffusée notamment dans le monde musulman sous influence islamiste. Une haine paradoxale, puisque prenant son essor longtemps après le démantèlement des empires coloniaux européens. Mais l’hespérophobie est aussi présente en Russie, en Chine et dans les populations des pays occidentaux, en particulier dans les milieux de la nouvelle extrême gauche wokisée, qui veut en finir avec l’héritage de la civilisation occidentale qu’elle ne cesse de diaboliser.       

Observable surtout chez les jeunes fascinés par la violence et les engagements radicaux, l’islamisation de la radicalité est un processus dont l’islamo-gauchisme politique et culturel est l’un des produits, l’autre étant le passage au jihad. L’islamisation joue le rôle d’un puissant mode de légitimation d’un désir de rupture totale avec le monde occidental devenu objet de haine. En insistant sur l’Oumma en tant que communauté d’appartenance supranationale, conformément à la tradition islamique, les idéologues de l’islam politique s’efforcent de délégitimer les appartenances nationales situées hors du « domaine de la soumission à Dieu » (Dar al-Islam). Cette disqualification islamique du sentiment national constitue un point de convergence idéologique avec les gauches gauchistes qui, fidèles à leur tradition internationaliste, diabolisent autant le patriotisme que le nationalisme. Ce qu’il faut à tout prix éviter, c’est la formation de contre-sociétés puissantes et dynamiques au sein de nos sociétés démocratiques occidentales qui ont souvent tendance à s’aveugler sur les menaces venant d’elles-mêmes, notamment lorsqu’elles aiguisent le sentiment de culpabilité qui les travaille. Refuge des libertés et de l’exigence de rationalité en dépit de ses tentations suicidaires et de ses bouffées d’arrogance, la civilisation occidentale mérite d’être défendue contre ses ennemis et ses faux amis. Disons simplement qu’il faut défendre l’Occident malgré tout, et désormais malgré lui. 

Auteur

Ce qu'il vous reste à lire
0 %

Peut-être devriez-vous vous abonner ?

Sinon, ce n’est pas grave ! Vous pouvez fermer cette fenêtre et continuer votre lecture.

    S'enregistrer: