Sur CNews, le wokisme à visage humain : perspectives (2/2)

Sur CNews, le wokisme à visage humain : perspectives (2/2)

Jane JISCANE

Jane JISCANE est professeur à l'Université de Syldavie ;-)
Les wokes, qui se réclament des robustes sherpas de la raison congelée, sont aguerris à la tactique de l’enfumage, rejeton de l’évitement. Ils ont pleinement intégré le louvoiement en tant que déclinaison supposément chic de l’intelligence.

Table des matières

Sur CNews, le wokisme à visage humain : perspectives (2/2)

Nous avons déjà mis en évidence les tactiques discursives adoptées par les partisans du wokisme, peu enclins à débattre frontalement et même souvent prêts à prendre la tangente. À Frédéric Taddeï lui demandant comment elle réagirait s’il lui déclarait qu’il est une « lesbienne noire », Maboula Soumahoro avait greffé dare-dare une question sur celle de l’animateur, histoire de faire tournicoter son moulin à prières. 

Comment en est-on arrivé là ? était la question liminaire de ce premier texte. 

Essayons ici d’y répondre.

La propension obsessionnelle à embobiner ne date pas d’hier. 

La France a eu ses gloseurs célestes, gourous à qui on ne la fait pas, malins polymathes accros à la novation-pour-la-novation — contre l’évidence de l’évident notamment, miroir aux alouettes du vilain sens commun et du chercheur candide —, précieux sauf-conduit pour de longs et profitables voyages en Abstrusie… 

Or les wokes, qui se réclament de ces robustes sherpas de la raison congelée, sont aguerris à la tactique de l’enfumage, rejeton de l’évitement. Ils ont pleinement intégré le louvoiement en tant que déclinaison supposément chic de l’intelligence, reprenant religieusement le flambeau de l’affectation brandi jadis par Tonton Michel, Tonton Gilles, Tonton Roland, Tonton Jacques, etc. — mais surtout celui de Tonton Michel —, figures tutélaires qui auront élégamment prospéré dans le brumeux, le flottant, confondant salutairement (pour leur pomme) et funestement (pour nous tous) pensée et littérature. 

Ces Tontons surfeurs, saisissant leur planche en mousse amphigourique poly-expansée, bombaient le torse, s’élançaient… glissaient indéfiniment sur la réalité, flinguaient le factuel, contournaient les eaux troubles de l’intelligibilité, fendaient les flots venimeux de la raison, noyaient le sens dans l’écume de l’inconséquence. Domptant avec maestria les vagues de la spéculation, en phase avec une époque qui encourageait la légèreté chez l’individu, ils léguèrent leur passion pour l’intrication et l’ambiguïté bientôt érigées en principe épistémologique, infiltrant les sciences humaines, noyant certaines disciplines sous le pire relativisme. 

Il s’agit d’appeler un chat un rat — et encore, pour peu qu’on ait accepté d’identifier un petit mammifère à quatre pattes plutôt qu’un poisson volant… Le lexique est à l’avenant : on barbote dans les « linéaments », on funambule sur les « lignes de crête », on serpente dans les « interstices », on claironne dans les « marges », bref, partout où les esprits solaires sont à l’abri d’un abouchement avec la vérité (ou même l’idée de vérité).

Si le woke désincarne fumeusement (et furieusement) ses thématiques de prédilection à coups de « systémique », il est en revanche, lui, identifiable.

Avec sa psychologie fragile (il s’estime fréquemment victime de « micro-agressions »), avec son égotisme inoxydable (« conscientisé », lui seul sait), avec ses proclamations d’irresponsabilité (Tout est de la faute du Blanc !), avec sa formidable capacité à fuir (prédisposition proportionnelle à celle à se plaindre), il n’est qu’un avatar, pseudo-politisé 1 de l’hédonisme viscéral enfanté par « le grand cauchemar des années 1980 » 2.

Par quel miracle, au cours des dernières décennies, l’Université française aurait-elle en effet été épargnée par les conséquences destructrices de l’hyperconsommation survenue il y a quarante ans ?

Pourquoi croire que ces légions d’individus pris dans l’étau Made in USA de la marchandise, coincés sous le joug de leurs désirs, obéissant compulsivement aux injonctions des camelots (Just Do It ; Obey Your Thirst ; Be good, be bad, just be…), auraient toutes contourné les amphithéâtres, les classes de TD, les laboratoires de recherche, les postes dans les facultés ?

Pourquoi imaginer que nos campus auraient été uniquement investis par des personnes ayant survécu aux coups de boutoir de la publicité ? par des personnes ayant perçu le funeste mensonge nous poussant à gober que pour être au monde il nous suffirait de puiser dans les insondables richesses de notre précieux Moi auto-accompli ?

L’Université a bel et bien elle aussi été infiltrée par des nombrilistes altruistes — la générosité en sautoir sert d’écran au narcissisme et à l’arrivisme — qui estiment fallacieusement qu’en chacun de nous sommeillent un philosophe, un poète et un artiste en puissance nous dispensant de la conquête de notre humanité via la discipline, la réflexion, le partage, et nous intimant de rompre les attaches avec la famille, l’Histoire, l’élu, le religieux, autrui…

L’invasive cancel culture américaine d’aujourd’hui était en germe, hier, dans le déboulonnage de l’autorité parentale et professorale, de la parole publique, de la spiritualité, de l’expérience, de la mémoire, ce en faveur du « créa », du yuppie (puis du golden boy, ensuite du trader), du top model, du présentateur TV, du chanteur, de l’actrice, du designer, des vedettes du sport… — la France des années 1980 faisait son apprentissage de l’appât du gain décomplexé et se mettait naturellement à kiffer les faiseurs de fric à paillettes.

L’insatiable individu d’alors, afin de pouvoir jouir sans fin et sans entraves, fit de l’évitement une seconde nature : l’acceptation machinale de tous les choix personnels (Les goûts et les couleurs, hein…) assurait la pérennité du doux abrutissement collectif. Puis, à mesure que l’époque vit se décomposer la Raison, l’Idéal, le Sacré 3 et le Beau, les ténébrions s’enfouissant dans le cool et le fun consolidèrent pieusement leur carapace jusqu’à se marquer d’un sceau adamantin et assassin, C’est mon ressenti, bourreau définitif de la pensée et de la conversation rationnelle — soit la mort du politique, notamment.

En s’inoculant le wokisme, l’Université française se suicide. Pas moins. 4

La transmission de la connaissance et la recherche universitaire sont vouées à l’échec si elles sont pratiquées par des personnes incapables de penser contre elles-mêmes. Le savoir ne peut survivre à l’engagement déclaré, à la censure, au chantage, à la culpabilisation. 

Les sceptiques radicaux du relativisme qui vous soutiennent que la liquidité et la salinité de l’eau de mer sont affaire de point de vue passeraient presque pour de gentils taquins en comparaison des sinoques tout prêts à nous catéchiser avec Noire de Castille (1188-1252) en histoire, le mont Noir (4807m) en géographie, 5 fehm (Ω) en sciences physiques…

Passés les extravagances et le lessivage du puritanisme woke, le drame est que ses nervis décrédibilisent — et même trahissent 6 — les justes causes qu’ils se targuent de défendre. Quand Aymeric Caron en appelle à la compassion pour les moustiques, et quoique le paludisme tue un enfant toutes les deux minutes, il sabote de facto la lutte contre la maltraitance animale : parce que des individus disposés à se préoccuper du sort des bêtes extrapolent la galéjade du député LFI de Paris, l’associent à la lutte contre la corrida, le commerce de la fourrure ou encore l’élevage industriel, se ferment aux discours sur de nombreuses questions afférentes. Lorsqu’Alice Coffin déclare éviter toute production artistique ou littéraire masculine, elle tire une balle dans le pied du mouvement écoféministe. Sa fantaisie fait qu’elle s’aliène des personnes potentiellement prêtes à se soucier des migrations environnementales et climatiques, des inégalités de salaires entre hommes et femmes, etc.

Sur quantités de sujets, les outrances des wokes sont contreproductives, d’où l’importance cruciale que la gauche soit à la pointe de la contre-attaque 7, avec Régis Debray, Jean-Claude Michéa, Éric Naulleau, Michel Onfray — pour ne citer que les personnalités les plus connues (dont l’appartenance à la gauche est évidemment contestée par ceux dont les flamboyantes méninges, imperméables à la nuance, souffrent d’avoir à considérer l’échiquier politique autrement qu’en noir et blanc). 

Car, à droite, l’indignation et la gausserie officielles, sinon rituelles, ne doivent pas faire illusion : on n’y voit pas d’un si mauvais œil se répandre les loufoqueries de cette gauche-là, de taille à éclabousser le reste du camp. 

Soit dit en passant, quand Frédéric Lordon dit percevoir dans l’essor des questionnements sur le genre un signe selon quoi « l’ordre symbolique du capitalisme néo-libéral est en train de se défaire », il se méprend. Du seul point de vue des affaires, les wokes constituent depuis plusieurs années un segment marketing pour les camelots (avec publicité ciblée) et leurs thèses imprègnent plus encore ce monde du business. À l’instar des Tontons surfeurs qui avaient fait leur le principe cardinal du libéralisme de la nouveauté-à-tout-prix, les wokes ont intégré la voracité capitaliste, l’alimentent, et, à moins de penser que le ver est dans le fruit, que le wokisme va doucement grignoter Le-Grand-Kapital de l’intérieur, on imagine mal des trans respectés au sein de leurs boîtes avoir ne serait-ce que la velléité de croquer les employeurs qui les reconnaissent et les nourrissent. De la même manière que Lordon ne croit pas, à raison, au vernis écolo dont quantités de sociétés enduisent généreusement leurs politiques commerciales, pourquoi envisager que le gros badigeon de wokisme au sein des entreprises puisse changer la donne ? 

En revanche, dans les institutions scolaire et universitaire, où il s’agit de convaincre un public moins cynique et plus influençable, l’anticipation radieuse des contrecoups de l’offensive woke 8 ne relève pas du vœu pieu.

Soyons toutefois confiants. Parallèlement à nos ripostes et à la solide défiance de la majorité, plusieurs éléments plaident en faveur de l’optimisme. Non seulement l’indigence du corpus conceptuel wokiste ne laisse rien augurer de ravageur, mais les affidés qui se prosternent devant ce petit édifice théorico-pratique bâti sur du sable semblent inaptes à en faire subtilement la promotion. Doit-on fondamentalement craindre ces individus aveuglés, susceptibles, incultes, agressifs et jaloux de leurs prérogatives victimaires ? Peuvent-ils défendre mûrement quelque ‘idée’ que ce soit ? soutenir ensemble et opiniâtrement leur mouvement — déjà fissuré par l’exclusivisme qui anime les zélateurs (Nous on souffre plus que vous, na !) ?

Le woke représente en fait la forme la plus aboutie, et donc la plus pathétique, de l’individu « ego-grégaire » (Dany-Robert Dufour), foncièrement dépolitisé et hyper-festif, engendré par les années 1980. Les jérémiades ostentatoires qui exsudent de son uniforme folklorique (catogans, grimages, cheveux colorés, quincaillerie naso-labialo-faciale…), aussi retentissantes soient-elles, sont bien moins un appel à torpiller que le froufrou du recroquevillement ultime et de l’avachissement.

Auteur

Notes de Bas de page

  1. Le militantisme n’est pas synonyme de conscience politique. Les wokes me paraissent être avant tout des carriéristes surfant sur le marché des idées.

  2. Cusset F. (2008), La décennie, Paris, La Découverte.

  3. J’inclus dans le Sacré l’art et la littérature. Souiller des toiles de maître ou réécrire des œuvres littéraires (parce qu’elles offenseraient le dogme woke), ne relève pas que de la crétinerie : c’est un sacrilège.

  4. Pour ce qui est de la situation sur les campus américains, en proie à un « nouveau terrorisme intellectuel », Brice Couturier, parle de « désastre intellectuel » Couturier B. (2021), OK Millenials !, Paris, L’Observatoire, p.154 et p. 190.

  5. Se dépêcher d’en rire avant d’en pleurer. Dans La Révolution racialiste, Mathieu Bock-Côté, évoque le spectacle d’un humoriste d’origine rwandaise du début des années 2000 intitulé Y a trop de blanc [sic] au Québec : « Un quart de siècle plus tard, on utilise les mêmes mots, mais désormais sans rire. » (p. 95)

  6. Le sous-titre de l’ouvrage du linguiste afro-américain John McWhorter est à cet égard sans appel : How a New Religion Has Betrayed Black America.

  7. Lire le droit de réponse de Nathalie Heinich dans Libération https://decolonialisme.fr/une-reponse-a-liberation/ Pour un anti-wokisme de gauche

  8. Voir la conférence de Jean-François Braunstein à l’Institut Diderot https://www.youtube.com/watch?v=pfurKxVTvfc

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