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Comment définir les idéologies identitaires

J’ai fait la connaissance de l’Observatoire des Idéologies Identitaires en 2023. Il avait été créé en 2021 sous le nom d’Observatoire du Décolonialisme, rapidement abandonné. Mais de quoi s’agit-il ? m’a demandé un vieux camarade d’amphi, avec qui j’avais « fait Mai 68 », selon l’expression qu’utilisent les anciens combattants qui ont « fait le Chemin des Dames ». Je voudrais lui répondre en quelques lignes. Que sont ces « idéologies identitaires » contre lesquelles nous essayons d’alerter l’opinion et ceux qui nous gouvernent ? Comment les définir ? Comment retracer leur genèse ? Et pourquoi le petit groupe d’universitaires que nous sommes a-t-il décidé de les combattre ?

Une idéologie, pour un naïf comme moi, qui n’ai pas ouvert un livre de philosophie depuis la terminale, c’est une représentation du monde. Une idéologie identitaire, c’est une représentation du monde à travers le prisme d’une identité. Identité ethnique, identité sexuelle, identité physique, identité culturelle, identité religieuse, peu importe. L’identitarisme, c’est le contraire de l’universalisme. Cela consiste à enfermer l’autre, voire à s’enfermer soi-même, dans une « identité » qui, le plus souvent, n’a pas été choisie. Cela consiste à définir des personnes, non en fonction de leurs qualités humaines, mais de la seule apparence d’une caractéristique parmi d’autres ; c’est, avant de voir un être humain en face de soi, une personne de notre espèce (notre prochain en somme), de voir un Noir ou un Blanc, un homme ou une femme, un Allemand ou un Espagnol, un chrétien ou un musulman, un gros ou un maigre.

Ce que nous voyons depuis une dizaine d’années, c’est l’émergence d’un identitarisme empathique qui se veut bienveillant. Bien sûr, les personnes que nous côtoyons ont, par exemple, la peau plus ou moins noire ou plus ou moins blanche : est-ce cela qui peut servir à les connaître ? À savoir s’ils ont ou non le sens de l’humour, s’ils préfèrent la musique instrumentale ou vocale, s’ils parlent plusieurs langues ou une seule, s’ils s’intéressent plutôt aux oiseaux ou plutôt aux fleurs, s’ils sont végétariens ou carnivores ? Cette fausse bienveillance, en privilégiant un caractère visible et en ignorant la richesse composite qui fait un être humain, réduit ce dernier à un échantillon dans une cohorte. C’est cela, l’identitarisme. C’est la ségrégation de l’individu dans une catégorie, c’est l’attribution d’une étiquette grâce à laquelle on croit pouvoir l’identifier.

« La pensée déconstructive, dit François Rastier, favorise l’essentialisation des différences pour créer toutes sortes de “communautés”, fondées sur les pratiques sexuelles, alimentaires, religieuses, etc. La pop culture consumériste renforce encore ces communautarismes pour constituer ses cibles commerciales : tout produit, tout réseau social, tout jeu vidéo vous affecte à une “communauté” »1.


D’où viennent les idéologies identitaires ? Grattons un peu dans l’histoire récente, puisons dans le travail des historiens. Il n’y a pas besoin de chercher bien loin : le mythe de la race supérieure, les nazis ne l’ont certes pas créé, mais ils l’ont développé à un point difficilement imaginable. Dans Le mythe aryen2, Léon Poliakov décrit la façon dont les nazis se sont emparés des mythologies nordiques pour forger une partie de leur idéologie plaçant une « race » imaginaire au-dessus de toutes les autres, niant tout individualisme pour considérer l’appartenance à une ethnie supposée comme la fin première de l’existence des hommes sur la terre, et récusant l’appartenance des Juifs et des Noirs au genre humain. Cette négation inadmissible de l’humanité des Juifs est revenue tout récemment sur le devant de la scène : c’est un ténor « antispéciste » de la prétendue gauche qui est venu à son tour, près de 100 ans après Hitler, récuser l’appartenance de Juifs à l’espèce humaine3. Il fait honte au genre humain, mais nous ne lui renions pas cette appartenance. Nous nous sommes battus contre la peine de mort, précisément parce que le criminel le plus abject appartient encore à l’espèce humaine.

Si la monstruosité de la Shoah reste un phénomène unique dans l’histoire de l’humanité, l’identitarisme est responsable de bien d’autres crimes : la situation des hors-caste en Inde, celle des Ouïgours en Chine et des Rohingyas en Birmanie témoignent des conséquences du rejet de l’autre quand son humanité est niée et que son appartenance à une communauté prime sur son individualité. Le communautarisme fait passer l’individu derrière la communauté, qu’elle soit ethnique ou autre ; il conduit certains à s’identifier d’abord selon la couleur de leur peau, leur religion, leur sexe, leur orientation sexuelle, avant de s’identifier comme appartenant au genre humain. L’universalisme ne nie en aucune façon l’altérité et ne cherche pas à imposer l’uniformité. Bien sûr, les humains se reconnaissent aussi comme étant Allemands ou Espagnols, hommes ou femmes, catholiques ou musulmans, etc. Tout être humain appartient à diverses communautés d’éducation, de langage, de nationalité, de religion, de profession et bien d’autres, mais le fait d’être humain les transcende toutes – ou devrait les transcender, dans le respect de toutes les cultures et de toutes ces appartenances individuelles.

Nous trouverons bénin, par comparaison, l’identitarisme que nous voyons en Occident, en Europe comme aux États-Unis. Si l’identitarisme puise ses racines dans l’idéologie raciste et antisémite de l’extrême droite, force est de constater qu’il a fait des émules dans une « gauche » décomplexée, qui n’hésite pas à essentialiser l’appartenance à un sexe ou à une ethnie, à briser l’universalisme issu des Lumières pour parcelliser les individus. Je ne donnerai qu’un seul exemple de ce que nous combattons : l’université Columbia à New York, l’une des plus anciennes des États-Unis, a décidé que les célébrations de remise de diplôme pourraient être séparées selon l’origine ethnique, sexuelle, ou même selon le niveau de revenu des étudiants4. Cela « afin d’offrir un cadre plus intime [aux] étudiants qui s’auto-identifient de différentes manières et permettre aux membres de chaque communauté de prendre davantage conscience des expériences identitaires et communautaires qui ont influé sur leur vie étudiante ».

C’est pour combattre cela que j’ai décidé de rejoindre ce groupe de travail qu’est l’Observatoire des Idéologies Identitaires. J’appartiens à d’autres groupes : une équipe de recherche scientifique de l’Inserm, une société savante dédiée à l’information et à l’expertise dans le domaine du cancer, un groupe de travail sur l’intégrité scientifique, plusieurs comités de rédaction de revues scientifiques : chacune de mes appartenances a ses spécificités, aucune ne permet de me définir ni de me coller une étiquette. J’ai aussi une famille, j’ai des convictions politiques et sociales, j’ai des engagements personnels, des amitiés anciennes et récentes, un goût pour la littérature, pour la musique, pour la peinture. J’ai même une orientation sexuelle et un âge certain, mais je récuse l’étiquette de l’homme-blanc-hétérosexuel-de-plus-de-cinquante-ans !

J’appartiens avant tout à la communauté des êtres humains.

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Jacques Robert

Professeur émérite de cancérologie, université de Bordeaux

  1. François Rastier. Heidegger, Messie antisémite. Ce que révèlent les Cahiers Noirs. Le Bord de l’Eau, 2018.

  2. Léon Poliakov. Le mythe aryen. Calmann-Lévy, 1971.