Comment les sciences sociales ont fait le lit des nouvelles idéologies totalitaires

Comment les sciences sociales ont fait le lit des nouvelles idéologies totalitaires

Michel Messu

Sociologue-Professeur honoraire des universités

Table des matières

Comment les sciences sociales ont fait le lit des nouvelles idéologies totalitaires

[par Michel MESSU, Professeur honoraire de sociologie]

Cela a commencé avec les disciplines relevant de l’anthropo-sociologie et des sciences politiques, cela s’est poursuivi avec l’histoire et les sciences du langage, ce sont désormais toutes les disciplines enseignées dans les ex-facultés de Lettres qui se trouvent contaminées. La pensée « décoloniale », le point de vue du « genre », le « racialisme » et autres néologismes importés des campus américains dans les années 1990-2000 fournissent aujourd’hui les cadres obligés de l’enseignement dans nos universités. Ce ne sont pas là seulement des notions que l’on glisse, à titre de pensée alternative, dans un enseignement « classique », ce sont de véritables cadres de pensée dans lesquels il devient impératif d’exercer son esprit pour comprendre le monde contemporain. Au besoin, les adeptes les plus convaincus et les plus virulents de ces courants de pensée, vont agir directement pour interdire l’expression d’une pensée qui n’a pas l’heur de leur plaire ou pour inscrire dans les programmes d’enseignement leurs délires idéologiques. Et, les autorités universitaires de reculer.

Comme bien des idéologies à vocation totalitaire, elles se sont d’abord diffusées à bas bruit, apportant ici ou là des « points de vue » nouveaux censés recomposer le panorama des perceptions des phénomènes sociaux étudiés, souvent d’ailleurs parce que des lacunes pouvaient apparaître dans le traitement de ces sujets – dans une société où l’égalisation des conditions civique, politique et sociale était devenue la règle, il y avait place pour décrire, tenter d’expliquer et de théoriser les écarts entre la règle et les constats empiriques effectués, même chose pour les rapports entre les nations, les cultures voire les civilisations après la phase de décolonisation inaugurée au mitan du XXe siècle. Mais bientôt, ce qui était le plus souvent un point à débattre, c’est-à-dire qui demande d’envisager ses conséquences théoriques – comme le fait un astrophysicien lorsqu’il débat d’une proposition explicative relative à une énigme théorique ou observationnelle –, est devenu une conviction, une « posture », partageant la réflexion entre pensée progressiste et pensée réactionnaire. Ce qui n’était pas sans rappeler les temps où la ligne de partage se faisait entre « science prolétarienne » et « science bourgeoise ». 

C’est qu’entre temps, les timides et fragiles « points de vue » de départ avaient séduit l’ensemble des sciences sociales, reçu le sacre des médias et obtenu une transcription politico-administrative sous forme d’instances ministérielles chargées de réformer, à coup de lois, décrets et autres règlements, une société dépeinte comme récalcitrante au « progrès social ». Il fallait donc, ultime étape, s’attaquer à ce qui pouvait encore résister et porter ombrage à ces idéologies et « révolutionner » la pensée occidentale, celle de « l’homme blanc », « masculiniste », porteur d’une « culture du viol » et d’un « racisme systémique », etc. L’arène tout indiquée pour mener l’offensive n’est autre que l’enseignement supérieur, là où des prérogatives critiques sont largement revendiquées, notamment du côté des sciences sociales. Aujourd’hui, dans toutes les universités, même les moins prestigieuses, la confrontation a lieu et atteint les instances régulatrices des établissements, une manière d’inquisition permanente s’est installée dans la vie intellectuelle et scientifique des universités. Les oukases de l’idéologie « décoloniale » – dans son sens générique et dans ses formules chic et choc telle « décoloniser les esprits » – opèrent quotidiennement, bien au-delà des affaires retentissantes de la Sorbonne, de l’université de Bordeaux, de celle de Lille ou de Sciences-po.

La situation est à ce point alarmante qu’un collectif d’universitaires a cru devoir mettre sur pied un « Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires » afin de déconstruire les constructions délirantes des tenants de cette idéologie qui entend s’imposer urbi et orbi. Car, ce qui est aussi en jeu dans cette affaire, est la liberté académique dans laquelle doivent opérer les enseignants-chercheurs des universités et des établissements de la recherche, laquelle ne consiste pas à livrer en pâture des « opinions », mais à satisfaire à des impératifs de méthode, de raisonnement et de débat interne, ce qui bannit les oukases idéologiques, fussent-ils les mieux intentionnés.

Comment est-ce arrivé ?

 On le sait, et nous venons de le répéter, bien des universitaires des sciences sociales ont cru faire preuve de novation théorique en important, ne varietur, certains des « points de vue » débattus sur les campus américains dans les années 1980-1990. On le sait aussi, ces « points de vue » auraient trouvé leur source dans la diffusion de la prétendue French Theory dont on aurait retenu que toute réalité n’était qu’une construction socialement orientée à des fins de domination. Proposition perverse puisque si l’exercice scientifique est régulièrement une entreprise de déconstruction des représentations qui ont cours, ce n’est pas pour révéler des intentions cachées à mettre au compte d’un dominant, mais pour proposer une nouvelle représentation plus satisfaisante au plan épistémique.

En important sans autre forme de procès ces propositions, ainsi que leurs auteurs présentés comme apportant une « révolution » de la pensée traditionnelle, ont été importé les dérives idéologiques que l’on faisait subir à la démarche scientifique. Le « point de vue » du genre que l’on imposait à toute étude du fonctionnement social n’avait pas plus de fondement épistémologique et théorique avéré que le « point de vue » du prolétariat quelques décennies plus tôt. Le « point de vue » du genre, qui allait susciter bien des débats publics et diviser les propagandistes et activistes du féminisme, montrait bien vite sa faiblesse heuristique mais aussi sa force politique et militante. La pensée communautariste radicale qui pouvait fleurir aux États-Unis sur le terreau de sa tradition communautaire (associative), déjà analysée par Tocqueville, a reçu pour sa part quelques réticences à son importation sans contrôle – en témoigne encore aujourd’hui les propositions législatives anti-séparatisme. Quant aux, d’abord discrètes, propositions d’un Stuart Hall sur le renversement du lieu d’appréciation des cultures, elles reviendront en Europe amplifiées de leurs caricatures américaines et sud-américaines, relayées par les déclinaisons indiennes des subaltern studies et enveloppées dans un emballage censé résister à toute tentative de relativisation : l’analyse intersectionnelle. Tout cela va fournir la base de l’offensive idéologique et politique du « décolonialisme » actuel et la matrice d’une imposture épistémologique dans les sciences sociales.

Une imposture épistémologique : l’ « épistémologie du Sud »

Très en vogue dans les pays d’Amérique latine et popularisée par quelques reconvertis du tiers-mondisme au sein des sciences sociales européennes et nord-américaines, ces dernières ont pensé réaliser un saut épistémologique décisif en imposant que les sciences sociales abandonnent leur socle épistémologique construit au cours des XVIIIe et XIXe siècles dans les pays occidentaux. Celui-ci réclamait que seuls les instruments construits par la raison et discutés par cette même raison prévalent dans l’explication des œuvres et de l’action humaines, quel qu’en soit le domaine. Il convenait donc de l’abandonner au profit d’une démarche qui ne se développerait qu’à partir du capital – réel ou supposé – de croyances des peuples victimes de l’histoire de la domination occidentale. Autrement dit, substituer à l’empire de la raison universelle le règne des croyances ancestrales locales – le plus souvent recueillies et cultivées en laboratoire par les adeptes de ladite épistémologie. L’argument que l’on retrouve chez ces derniers, comme chez tous les tenants des idéologies décolonialistes, est que la raison universelle est une vision purement occidentale du savoir qui invisibilise les savoirs alternatifs dont sont titulaires (par nature ?) les opprimés de la terre. Confondant dans un même jet la raison régulatrice du raisonnement rationnel et la raison justificatrice de l’action politique lato sensu, les tenants du grand bond en avant épistémologique ont ramené toute compréhension anthropologique et sociologique à n’être qu’une exhibition des malheurs infligés par l’ « homme blanc » et des vertus refoulées, méprisées, massacrées, de la culture du natif que l’on pourra se mettre sous la main. L’épistémologie du Sud, produite depuis les universités des pays européens, anciennement colonisateurs (Portugal, Belgique, France…), a conquis le continent sud-américain et revient en Europe grossir la vague de la pensée déconstructionniste des Studies. L’arnaque intellectuelle tient à ce qu’elle entend se situer d’abord sur le plan des principes de la démarche scientifique, de proposer rien moins qu’une nouvelle « rupture épistémologique », un tournant dans l’approche de sciences sociales, quand il s’agit tout simplement de vénérer l’insolite, de magnifier l’exotique et de disqualifier la science de l’ « homme blanc », l’occidental, l’ancien colonialiste. Sa nature, forgée par l’histoire, lui interdit de prétendre à la connaissance objective, sa science est subordonnée à son essence, sa science est coloniale. Un Scientific turn s’impose, fût-il concocté par quelques grands prêtres des universités de Coimbra, de Louvain ou d’ailleurs.

Les sciences sociales solubles dans l’idéologie vs l’idéologie soluble dans les sciences sociales

Plus que jamais les sciences sociales voient leur crédibilité scientifique menacée par leurs égarements idéologiques. Ce n’est pas nouveau, leur histoire est aussi un long combat contre l’air du temps et, finalement, cette fragilité leur est peut-être consubstantielle.  Aussi, la « vigilance épistémologique » s’est-elle imposée comme un garde-fou indispensable, ce qui, dans le cours ordinaire des choses, est assuré par les bonnes pratiques méthodologiques et critiques. La réception d’une analyse de science sociale est donc à la fois le point d’aboutissement d’une démarche soumise au contrôle des pairs et le point de départ de controverses possibles entre les pairs. Accessoirement, elle obtiendra quelques commentaires dans l’espace public et médiatique, ce qui reste une utilité dérivée et non première. Son utilité première relève du domaine de la connaissance.

La dérive primordiale, régulièrement constatée, est de confondre les deux ordres d’utilité, voire de subordonner la première au second car à terme cela revient à abandonner la quête de connaissance nouvelle au profit d’une instrumentation des sciences sociales en idéologies au service d’une cause portée par l’air du temps. C’est exactement ce que deviennent les sciences sociales qui adoptent le « point de vue » du décolonialisme, du genre et de leurs avatars intersectionnels. Elles mutent en idéologies d’un combat qui, comme il a été montré ailleurs, poursuit un but totalitaire en censurant toute autre forme de pensée au nom d’un « progressisme » imaginaire.

Mais ce qui semble plus inquiétant dans la situation actuelle est que les sciences sociales revendiquent massivement leur dévoiement idéologique, l’épistémologie du Sud et les Studies de tout acabit, le proclame haut et fort. Nombre d’enseignants-chercheurs y trouvent leur graal spirituel en même temps que leur kit théorique et, pour les plus pugnaces d’entre eux, le mobile de leurs actions d’intimidation à l’endroit de ceux qu’ils ont érigés en adversaires à terrasser. Ce qui transforme, à l’instar de certains campus nord-américains, l’université en arène où doit faire rage la chasse aux « anti-progressistes », désormais repérables à leur flagrante « blanchité ». Et, ce qui en d’autres temps aurait ému les autorités académiques, les amène aujourd’hui à redoubler de servilité en faveur des idéologues de la décolonisation de la pensée. On annule la conférence qui déplaît, on s’emploie à prévenir les micro-agressions dont se disent victimes certains, on satisfait à toutes les demandes d’introduire la propagande dans les programmes, au besoin on châtie l’enseignant-chercheur récalcitrant. L’université est donc devenue un des hauts-lieux du combat de ces « progressistes » d’un nouveau genre.

Quand la quête médiatique se retourne contre les sciences sociales

L’idéologie décolonialiste a gagné tellement de terrain du côté des sciences sociales que certains enseignants-chercheurs chantres, hier, des gender studies, des cultural studies, etc., se voient parfois incriminés d’illégitimité à poursuivre dans la voie intersectionnelle du fait de leur « blanchité » ou de leur position sociale dominante par les étudiants-mêmes qu’ils avaient formatés au décolonialisme. De quoi les chagriner probablement, mais surtout de mettre au jour la fragilité théorique de la posture. Tout déconstructionisme excessif est voué à être déconstruit, partant à voir son édifice théorique de départ réduit à devenir une rhétorique de sens commun, ce qui ne veut pas dire une rhétorique inoffensive.

La trivialité du propos des sciences sociales engagées dans le « décolonialisme » se mesure, entre autres, par leur audience médiatique. Sur ce plan, leur combat est déjà gagné, les médias nous inondent dudit propos, parfois tenu par des représentants de ces sciences sociales, généralement adoubés par les médias, d’autres fois, tenu ès qualités par des journalistes, des vedettes de la culture ou du show biz, des émanations de la société civile, bref, de quiconque se voit tendre un micro. Par contre, ce succès médiatique se retourne contre ceux qui avaient fait bon marché des exigences de la science, puisqu’ils se trouvent contraints de venir concurrencer et donc de s’aligner sur la pensée d’un footballeur, d’une chanteuse à la mode ou d’un comédien en mal de renommée. De ce point de vue, les maisons d’édition jouent un rôle particulièrement délétère quand, pour atteindre les succès de librairie d’ouvrages phares, elles contraignent à produire une pensée et une écriture « grand public », ce à quoi la pensée décolonialiste se prête à merveille. Ce faisant, la contribution à valeur scientifique des sciences sociales s’estompe encore plus.

Désormais, avec la diffusion tous azimuts de la pensée décolonialiste, les sciences sociales ne semblent participer qu’au bruit de fond dont elles ont composé la trame musicale mais qu’elles n’arrivent déjà plus à orchestrer. Une fois encore, les sciences sociales sont devant l’alternative du savant et du politique et ne trouveront de salut qu’en récusant le second. D’autant que dans sa forme contemporaine ce politique décolonialiste exhale tous les parfums du totalitarisme.

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