Compte rendu de lecture « Les Damnées de la mer : femmes et frontières en Méditerranée » de Camille Schmoll

Compte rendu de lecture « Les Damnées de la mer : femmes et frontières en Méditerranée » de Camille Schmoll

Dans "Les damnées de la mer", Camille Schmoll analyse le parcours des femmes migrantes en Méditerranée, mettant en évidence les violences qu’elles subissent, les obstacles des politiques migratoires et leur quête d’autonomie à travers une enquête de terrain approfondie. Elle déconstruit les idées reçues sur la féminisation des migrations et souligne le rôle du numérique comme espace de résistance et de reconstruction identitaire.

Table des matières

Compte rendu de lecture « Les Damnées de la mer : femmes et frontières en Méditerranée » de Camille Schmoll

C’est en qualité de géographe et d’ethnographe que Camille Schmoll nous livre, dans Les damnées de la mer : femmes et frontières en Méditerranée1, les détails et conclusions d’une enquête menée sur le terrain de 2010 à 2018.


Divisé en cinq chapitres comprenant entre six et douze entrées chacun, l’ouvrage s’appuie sur des expériences individuelles de la traversée de la Méditerranée pour illustrer les nombreuses questions que pose l’accueil des migrants et plus spécialement celui des femmes au Sud de l’Europe. La connaissance intime des espaces traversés et des lieux de transit ou d’enfermement donne un caractère empirique indiscutable à la narration des trajectoires, raison pour laquelle il est difficile de séparer, au long des chapitres, expérience et commentaire, tant ils se conjuguent, s’interpellent et se justifient mutuellement2.


La rigueur du chercheur se lit très clairement dans le refus de Camille Schmoll de se laisser influencer par des « courants qui désignent la femme minoritaire comme irréductiblement soumise à un homme communautaire perçu comme inévitablement macho, dominateur, empreint d’une culture du viol. Car ces femmes, loin d’être les proies d’un patriarcat abstrait ou, pire, « des hommes de leur communauté », sont menacées et sans cesse entravées par [d]es politiques qui contribuent à les inférioriser et à les minoriser » [164]. Camille Schmoll ne nie pas pour autant être féministe, et défend les droits des femmes, mais sans céder là encore à la facilité de généralisations abusives qui font souvent fi de la nuance : « mon approche s’ancre dans un féminisme qui refuse une version de la domination masculine comme transhistorique et préfère réfléchir à ses variations, ses évolutions » [164]. Nous ne pouvons que l’approuver.


Ce sont donc plus les politiques migratoires, les lieux où elles s’incarnent – jusque dans le corps des femmes – et les aléas, souffrances, voire tortures que subissent ces dernières dans leurs odyssées particulières, qui s’objectivent au fil des pages comme autant de frontières à passer et dépasser au sein « d’un tableau plus large, celui d’un monde de mobilités et de relations » [152].


Néanmoins, les migrations entreprises par les femmes demeurent minoritaires et Camille Schmoll dénonce une « illusion de féminisation » des migrations en revenant, chiffres à l’appui, sur la faible variation du pourcentage entre ces hommes et femmes qui ont migré depuis plus d’un siècle. Ce faisant, elle refuse d’essentialiser les femmes migrantes : « Aussi ce livre n’est-il pas, loin de là, le reflet d’une quelconque condition migrante, ni même de la femme migrante aujourd’hui : la femme migrante n’existe pas, car la migration est un processus polymorphe, tout comme la situation des femmes en migration est multiple et plurielle »[152]. Pour respecter ses propres impératifs d’analyse, Camille Schmoll a donc réuni des données factuelles issues d’une enquête approfondie qu’elle a menée sur le terrain auprès de quelque quatre-vingts femmes ayant fui le Sud méditerranéen vers le Sud européen en empruntant le Canal de Sicile, « couloir des exilés », au péril de leur vie – une vie menacée à la fois par les colères de la mer et les violences documentées des garde-côtes libyens paradoxalement chargés des secours en mer…

Les frontières et la marge

Dans un entre-deux au temps suspendu, dépourvu d’heures propices, où tente de se continuer – voire de se perpétuer – la vie, se dessinent les contours d’un paysage labyrinthique de nouvelles frontières indécises qui se croisent sans se rencontrer, s’interposent via de multiples effractions imperceptibles, s’effacent prétendument pour mieux contraindre, immatérielles mais bien réelles ; elles jouent de leur labilité pour générer instabilité, insécurité et précarité, jusqu’à faire ultimement se confondre en leur sein intimité bafouée et extimité un instant salvatrice.


Pour Camille Schmoll, la notion de marge diffère de celle de frontière et doit en conséquence se comprendre dans une acception politique – et non essentialiste ou culturaliste : « la marge en ce sens est tout sauf un espace archaïque ou sous-développé. La marge est avant tout pour moi un artifice rhétorique qui permet de désigner tout à la fois, et pas toujours de façon simultanée, des phénomènes de périphéricité spatiale, de marginalité sociale et politique, de marquage et de transgression de la frontière » [25]. Elle n’a donc pas la stabilité de la ligne que peut exprimer la frontière, mais la variabilité d’un gradient.

La marge est un laboratoire, un lieu d’expérimentation politique et de mise en scène de la souveraineté de l’Union européenne : aujourd’hui, on a délégué la gestion des flux migratoires à certains pays du sud de l’Europe – et en particulier aux îles – en pratiquant une forme de sous-traitance du filtrage migratoire à l’intérieur même des frontières de l’UE. De ce point de vue, la porte d’entrée que constituent les marges méridionales de l’Europe se fait bien souvent nasse, dans la mesure où ces espaces sont des lieux privilégiés de captage, de tri et parfois de blocage des flux irréguliers.[25]

Entre les politiques migratoires et les réalités vécues par celles qui en font l’expérience se dessine alors un nouveau champ d’investigation que l’anthropologue défriche au long des trajectoires et histoires que lui ont confiées celles qui, résilientes, ont tout tenté pour ne plus être recluses dans l’invisibilité.

Pour les femmes migrantes, ces marges sont un laboratoire politique. […] Dans ce livre, je décrirai les marges comme les lieux d’une activité morale intense, qui socialisent les femmes à leur « devenir subalterne », mais qui peuvent également être des lieux d’espoir, de déploiement de nouvelles solidarités et de formes de lutte, bref, de résistance. [26]

Face à une politique migratoire plus répressive dès 2004, une logique de fermeture s’est installée peu à peu, restreignant l’accès aux visas et allongeant indéfiniment la résidence des migrantes dans les centres de rétention, créant par là même un engorgement des systèmes d’accueil et une dégradation des conditions de l’accueil.

C’est précisément à ce moment-là, quand on assiste au tournant humanitaire et répressif des politiques migratoires en Europe du Sud, que Malte fait son entrée dans l’Union européenne : on voit alors les premiers camps de réfugiés subsahariens s’établir aux marges méridionales de l’Europe et des mégacentres de rétention, telle la prison de Hal Far à Malte, accueillir les femmes et les hommes dans des conditions extrêmement pénibles. [30]

Julienne, la chance, la violence

Les récits se succèdent. Celui de Julienne d’abord, fuyant une famille, un mariage forcé ponctué de coups, lors duquel un « mari » tue son enfant dans son ventre de mère, à coups de poing, puis la poursuit jusqu’au Mali quand, après dix années d’esclavage marital, elle tente de le fuir. Ensuite, l’Algérie, le bus, les Libyens, les viols, la maladie, l’errance… Un Ghanéen, chargé de la tuer par des Libyens, la prend en pitié et lui offre la liberté de prendre la mer :

Le Ghanéen m’a dit : Viens, viens, je vais te mettre dans le bateau, tu pars en Italie. Si tu meurs dans l’eau, tu meurs. Mais si tu arrives là-bas, on va s’occuper de toi. » Il ne m’a rien demandé pour la traversée, son cœur lui a dit de m’aider. Normalement, en Libye, tout le monde paie. [44]

Secourue en mer dans un canot qui prenait l’eau, où s’entassaient au départ cent-dix personnes, Julienne est recueillie par des Italiens qui lui assurent des soins en hôpital, prennent ses empreintes et l’envoient en Sicile. Une autorisation de sortie. Alors, Rome, puis un mois à Montpellier à faire la manche, ensuite Caen, et un foyer où Julienne fait du bénévolat, dans l’attente de papiers qui finirent par arriver en décembre 2016.

Cette histoire résume la question essentielle : Pourquoi partent-elles ? Pour Camille Schmoll, « les raisons qui poussent les femmes à partir sont multiples et invitent à repenser de manière radicale les oppositions par trop simplistes entre migrations volontaires et forcées, migrations précipitées et migrations préméditées. Plutôt que d’opposer les motivations, il faut plutôt songer à les positionner le long d’un continuum articulant raisons individuelles et familiales, politiques et économiques, genrées et non genrées » [60].

Quelles que soient les raisons de partir, la violence est une constante qui s’impose à chaque détour du chemin.

Au départ, la violence est présente, partout : c’est, bien sûr, tout particulièrement le cas des migrations forcées les plus patentes, de celles qui fuient les conflits armés, les guerres civiles, les situations d’instabilité politique en Afrique : Soudanaises, Somaliennes, mais aussi Camerounaises, Nigérianes, Burkinabées de Côte-d’Ivoire et plus récemment du Burkina Faso, Libyennes ou résidentes africaines de Libye. À Malte, j’ai rencontré de nombreuses femmes somaliennes dont l’histoire s’imbriquait à celle de la guerre civile dans leur pays, et notamment à l’arrivée des milices shebabs à Mogadiscio. [54]

Fuir la Lybie où les migrantes sont séquestrées et torturées par les femmes qui les emploient en tant que domestiques, fuir l’Érythrée aux sévices physiques inénarrables, « Corée du Nord d’Afrique de l’Est » [60], condamne souvent les migrantes à tomber aux mains d’organisations qui vivent de la traite d’êtres humains.

Les centres, périphérie des marges

Mais être réfugiée à Malte, dans un des centres de rétention, n’offre guère de perspectives plus réjouissantes. Camille Schmoll en fait une description alarmante qui nous interroge sur l’absence de réglementation et de contrôle de tels établissements :

[L]es rapports sont unanimes sur la façon dont la rétention a contribué à détériorer la santé mentale et physique des femmes et des hommes. Le surpeuplement, les conditions sanitaires désastreuses, l’absence d’activités ayant du sens faisaient figure de véritables tortures pour des personnes ayant vécu la traversée du désert, de la Libye et de la Méditerranée. [84]

 À Ponte Galeria, le plus grand centre de rétention d’Italie, semblable à une prison de haute sécurité, la visibilité des corps est totale, de jour comme de nuit, ne laissant aucune place à l’intimité, et la déshumanisation est achevée par l’attribution de numéros en guise de noms.

L’augmentation du nombre de demandeuses d’asile dans le centre à partir de 2015 fait de Ponte Galeria l’archétype du glissement de l’humanitaire vers le sécuritaire, mais aussi de l’imbrication étroite de ces deux dimensions, en Italie. [91]

Quels que soient les lieux, hotspots, centres de rétention, hubs, centres de transit Camille Schmoll nous dit que c’est l’absence d’autonomie et d’intimité qui fait des actes les plus banals – manger, dormir, se laver – la source de violences confinant au sadisme, et de punitions infligées sans raison – une migrante lui disant même qu’en ce lieu, la frontière entre humains et animaux avait été franchie. Là encore, on s’interroge sur le manque de supervision et d’évaluation nationales de ces centres, supposés venir en aide aux migrants.


Ailleurs, c’est l’ethnicisation qui est de rigueur, renvoyant par essentialisation les migrantes à leur culture de départ : « À Castelnuovo di Porto, on parlait d’ »ethnies ». Il était ainsi question de l’ethnie égyptienne, de l’ethnie nigériane, de l’ethnie érythréenne, dans une confusion totale entre nationalité, ethnicité et construction sociale de la « race » » [107].


Entre les centres fermés et semi-fermés, lieux de privation de liberté, et les centres dits d’intégration, qui tentent d’aider les migrants à trouver une place dans la société « d’accueil », il y a les centres d’accueil d’urgence « dans une zone grise entre sélection et intégration, entre rejet et accueil » [110], là où se déposent les demandes d’asile. Et l’urgence se mue alors en attente d’une durée indéterminée, autre forme d’assujettissement, nous dit Camille Schmoll.


Elle nous alerte également sur le fait que, la crise migratoire s’intensifiant, la création de centres peut devenir une opportunité lucrative, certains centres étant hébergés par des structures publiques mais disposant de personnels privés, voire bénéficiant de mesures ad hoc pour assurer leur rentabilité :

On n’insiste pas assez sur l’opportunité financière et économique qu’ont représentée ces centres. D’abord, la gestion de la migration a représenté une opportunité d’emploi considérable pour les jeunes Méridionaux qualifiés dans des contextes difficiles […] ces centres ont été institués selon le mécanisme normatif de l’urgence, devenu « une technique de gouvernement au caractère cyclique » plaçant la gestion des flux migratoires sous un « régime d’exception permanent où les interventions extraordinaires deviennent règle commune ». […] Sur le plan financier, la logique de l’urgence est redoutablement efficace puisqu’elle permet d’allouer rapidement des fonds parfois disproportionnés, en s’affranchissant de toute une série de règles ayant trait à la gestion des biens et marchés et aux échanges entre acteurs publics et privés. [117]

Si l’enfermement n’y est pas total, ces centres sont néanmoins réducteurs des possibilités de mobilité, souvent enclavés, voire isolés géographiquement afin de ne pas favoriser les contacts avec l’extérieur. Sous prétexte de protection, les femmes sont surveillées ou confinées à des emplois domestiques sous la garde de maîtresses de maison vigilantes.

Le corps numérisé

C’est alors que posséder un téléphone portable et pouvoir utiliser Internet devient une planche de salut qui permet de transformer ces lieux de frustration, de mortification, de désespoir, prisonniers d’un temps dilaté qui n’égrène plus la moindre seconde, en des lieux où la résistance peut s’allier à la résilience pour reconstruire une autonomie de vie dans l’espace numérique.


Dans le cinquième chapitre, le plus fort peut-être car porteur de l’espoir au cœur de ces femmes, Camille Schmoll a choisi de montrer que le processus d’autonomisation est un processus dialectique et que « dans leur quête d’autonomie, les femmes rencontrées agissent à trois échelles en particulier : à l’échelle du corps, à l’échelle de l’espace domestique, à l’échelle, potentiellement mondiale, de l’espace numérique. [137] ».

Les corps torturés, scarifiés, violés, vont tenter de se défaire de leur parcours de souffrance pour se re-présenter, se re-modeler, se re-construire et donner d’eux-mêmes une image digne, qui soit visible par tout un chacun sur les réseaux et montre que dans toute migration, si inimaginablement dure soit-elle, il reste l’espoir de la transformation de soi, de la réhabilitation du projet. Un selfie bien cadré, dans une lumière flatteuse, un sourire, peuvent y parvenir.

Internet est le lieu de déploiement de nombreux sentiments et émotions, de l’amour à la colère, du dévouement à la piété, du rire au désespoir. Les messages adressés sur le Web, notamment les déclarations d’amour et de tendresse, constituent une façon privilégiée de maintenir un lien mis à l’épreuve par la distance. […] En réalité, Internet fait plutôt figure de lieu de « suspension de la souffrance ». [145]

Une autonomie reconquise sourd alors de la capacité à se reterritorialiser dans son propre corps, afin que le portrait que l’on présente au monde entier sur Internet « soit un outil de construction d’une image de soi renarcissisante » [139].


Au terme de ce parcours, après avoir rencontré ces femmes et partagé leur chemin si difficile le temps de la lecture, nous ne pouvons plus nous satisfaire de statistiques aléatoires et de mises en garde ou en demeure. Camille Scholl a su nous prendre par le cœur tout autant que par la raison pour nous transmettre sa propre expérience du voyage de ces femmes et de leur quête ultime de visibilité dans un monde qui a longtemps préféré les ignorer par confort et par commodité.


La force de son discours réside dans la rigueur de son analyse et dans sa préservation d’une insoumission à l’air du temps qui respecte les points de vue sans les contraindre à s’inscrire dans une idéologie. C’est un sentiment d’honnêteté intellectuelle et de fiabilité du discours qui ressort de cette écriture qui mêle par ailleurs de façon harmonieuse récit, expérience de terrain et conclusions de la recherche.


Nous ne pouvons que recommander chaleureusement la lecture des Damnées de la mer qui, en elle-même, est aussi un voyage au cœur d’un territoire d’accueil bien terrestre celui-là, encore insuffisamment connu du grand public, qui pourrait susciter voire stimuler un questionnement ontologique chez les personnes pétries de certitudes. Merci Camille Schmoll.

Auteur

Notes de Bas de page

  1. Les damnées de la mer : femmes et frontières en Méditerranée, éditions La Découverte, Cahiers Libres, nov. 2020.

  2. 1 – La vie de Julienne / 2 – La longue traversée des migrantes africaines /3 – Archipels de la contrainte : l’arrivée en Europe / 4 – Dans la marge : les paysages moraux de l’accueil / 5 – Les échelles de l’autonomie : corps, espace domestique, espace numérique.

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