par Hubert Heckmann
L’Empire austro-hongrois est la seule puissance européenne qui s’est montrée totalement incapable de conquérir des colonies. Ce qui aurait pu être une honte, du point de vue de l’impérialisme colonial, persiste aujourd’hui comme la honte d’une déficience: de quelle domination coloniale peut-on faire repentance quand on est Autrichien? De trois fois rien, un rêve d’îles, des projets avortés dans l’Océan indien… Quelle infirmité, dans un monde où les anciennes puissances ne brillent que par la mise en scène larmoyante de leur indélébile culpabilité coloniale!
Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, les activistes-chercheurs décoloniaux de « Decolonizing in Vienna. Kollektiv für gegen-hegemoniale Geschichte(n) und dekoloniale Zukünfte » [Décoloniser à Vienne. Collectif pour l(es) H/histoire(s) anti-hégémonique(s) et pour des avenirs décoloniaux] ont récemment ouvert leur site internet: https://decolonizinginvienna.at/.
L’usage massif de l’anglais par ce collectif dans ses textes en allemand («workshops», «performances»,…) et jusque dans son titre («Decolonizing») corrobore sans aucun doute les intentions «anti-hégémoniques» fièrement affichées.
Il semblerait par exemple que le syntagme « Deconstructing white Innocence » (https://decolonizinginvienna.at/?page_id=73) ne puisse pas se dire en allemand, dans un texte en allemand adressé à des germanophones. Nous apprécions cet effort d’honnêteté très louable: traduire dans une langue européenne une idée aussi manifestement américaine ne confinerait-il pas à l’appropriation culturelle?
La pratique intensive du code-switching entre l’allemand avec accent viennois et le sabir de campus anglo-saxon représente un défi phonétique et un exercice très formateur pour tout apprenti polyglotte. Le patois décolonial-danubien est un délicieux Zungenbrecher (nous dirions en français « tongue twister »). Nous nous appliquerons donc à lire à haute voix la bibliographie austro-décoloniale en évitant les glissements dans la prononciation aussi soigneusement que les faux-pas idéologiques, afin de rivaliser avec le célèbre sketch en germish d’Evelyn Hamann.
La page d’accueil du site decolonizinginvienna.at, juste après un mot de bienvenue qui annonce « des réflexions, des informations et des matériaux pour une théorie et une pratique antiraciste postcoloniale et décoloniale à Vienne », affiche la photo d’une « exploration urbaine décoloniale » (Dekoloniale Stadterkundung durch Wien): un groupuscule de badauds studieux à la mine consternée prend des notes en écoutant une guide-conférencière qui s’adresse à eux à l’aide du genre de mégaphone dont se servent les grévistes ou les négociateurs de prise d’otage. Ils sont réunis devant une sinistre clôture de barbelés et un vieux bâtiment industriel en béton grisâtre qui évoquent immanquablement les heures les plus sombres de notre Histoire… mais le punctum de la photographie, comme dirait Roland Barthes, ce détail qu’aucun personnage ne regarde et qui constitue l’objet caché de toute leur attention, c’est l’enseigne d’une marque de café qui surmonte le bâtiment. Voilà le corps du délit: dans un ovale de couleur jaune, un profil sombre de jeune Maure coiffé d’un grand fez rouge. De quoi noircir beaucoup de feuilles blanches avec des dissertations « antiracistes, postcoloniales et décoloniales », car il y a forcément un sens caché dans cet odieux symbole capitaliste qui ne peut qu’être raciste. Peut-être cet insigne a-t-il même été spécialement dessiné pour faire allusion aux pays du Sud dont proviennent les denrées exotiques… Uje!
Le photographe a parfaitement réussi à saisir la tension entre la domination coloniale et la contestation décoloniale, captant le rapport de forces entre le logo jaune et rouge en position de surplomb et, en bas, le jaune de la robe et le rouge du mégaphone qui défient courageusement l’ordre établi du racisme systémique et patriarcal. Sans en avoir l’air, cette photo tire toute sa puissance d’un thème iconographique ancien: Josué faisant sonner ses trompettes devant les murailles de Jéricho.
Sauf qu’il n’échappera à aucun Viennois, ni même aux simples visiteurs de la capitale coloniale, qu’il s’agit là de l’ancien logo de la marque Julius Meinl. Le profil de Maure a figuré sur les produits, les affiches et les enseignes de 1924 à 2004, date à laquelle le symbole de la marque est devenu bicolore, aux couleurs de l’Autriche, supprimant toute allusion à une quelconque couleur de peau, ce qui règle le problème – si l’on considère qu’il y en avait un.
Faut-il que les décolonisateurs viennois n’aient vraiment rien à décoloniser, pour qu’ils s’attaquent ainsi à un symbole disparu depuis près de 20 ans, faisant de cette photo l’emblème de leur combat ? Le « privilège blanc » des viennois, leur plus grave péché colonial, c’est d’avoir aimé le café.
Les annonces d’« explorations urbaines décoloniales » visent en particulier le quartier de Hietzing et ses jardins, parce que « la discipline de la botanique émerge au XIXe siècle avec la suprématie blanche et le colonialisme » (https://decolonizinginvienna.at/?page_id=73). Après le déboulonnage des statues, faudra-t-il abattre les arbres? Ou bien restituer les essences exogènes aux territoires lointains sur lesquels ont été prélevées boutures et semences?
Le site recense pas moins de 9 séminaires de « théorie et/ou pratique décoloniale » dans les universités viennoises en 2021 (https://decolonizinginvienna.at/?page_id=83), tout en précisant que la liste n’est pas exhaustive: «„Decentering the Center“ – Schlüsselkonzepte der Eurozentrismuskritik», «Mit und von Peripherien aus denken – aus feministischen, queeren und dekolonialen Perspektiven», «Koloniale Spuren: Kolonialität – befragen, intervenieren, verlernen», «From Poststructuralism to Decolonial Theory», «Indigenous Legal Studies: Selfdetermination and decolonial Law», etc.
Mais il n’y a pas besoin d’attendre l’âge de s’inscrire à la fac pour subir la propagande décoloniale: des membres du collectif « Decolonizing in Vienna » ont pensé aux « enfants à partir de 6 ans », concoctant pour eux une exposition décoloniale permanente au Musée d’art moderne (Kunsthalle Wien) dont le titre à moitié globish, à moitié calembour est une invitation à déconstruire la langue et l’éducation: « Space for Kids. Denk(dir)mal! ». Denk(dir)mal est le mot « monument » au sein duquel on a introduit par l’effraction des parenthèses un démagogique « toi! » (dir), et le tout peut aussi s’entendre par homophonie: « Devine quoi! ».
Il s’agit, dans la logique de la pédagogie décoloniale, de remettre en cause les monuments (Denkmal) du passé historique afin que l’enfant choisisse à partir de lui-même (dir) et de ses appartenances communautaires les épisodes de l’Histoire qu’il vaudrait mieux oublier, et ceux qui auraient été occultés par le récit officiel mais dont l’enfant souhaite faire mémoire… („Wir denken gemeinsam darüber nach, wer in der Vergangenheit ein Denkmal bekommen hat und wer bisher übergangen oder vergessen wurde. An welche Momente der Geschichte wollen oder sollen wir uns gemeinsam erinnern? Für wen oder was würdest du ein Denkmal bauen wollen? Und wie würde ein von dir gestaltetes Denkmal ausschauen?“).
L’un des membres actifs du collectif, dont le pseudonyme évocateur est Walter Ego, « travaille actuellement à une thèse, à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, au sujet de la supériorité blanche, masculine et anthropocentrique attachée aux représentations culturelles de Vienne, et développe des méthodes performatives de désapprentissage en tant que pratiques créatrices d’avenir du patrimoine culturel » (https://decolonizinginvienna.at/?page_id=86). La pédagogie décoloniale n’a aucune ambition d’apprendre quoi que ce soit aux enfants, mais s’emploie au contraire à désapprendre méthodiquement ce qu’ils sauraient déjà. En singeant le doute épistémologique (peu accessible à l’âge de 6 ans), le décolonialisme ne fait ici que prôner l’ignorance historique et la guerre des mémoires, car le Denk(dir)mal de l’un ne sera pas le Denk(dir)mal de l’autre…
Il ne s’agit pas d’une joyeuse subversion dans le genre dadaïste! Non, tout cela est mis en œuvre très consciencieusement. Cette « exposition interactive » pour gosses est justifiée avec un sérieux pédantesque: on n’est pas là pour rigoler mais pour « renforcer la prise de conscience du racisme, de la discrimination et du passé colonial et créer une plus grande diversité par la transformation artistique, la correction créative ou la (re)mise en scène ».
Le « passé colonial » de l’Autriche! Le récrire de toutes les manières imaginables ne fera pas un vaste programme… Sans vouloir vexer nos amis austro-décoloniaux, bien au contraire, rappelons leur la franche inaptitude de l’Autriche-Hongrie à la conquête coloniale… À moins de considérer les territoires slaves et latins de l’Empire austro-hongrois comme des colonies, on a vite fait le tour de l’Empire colonial autrichien. C’est en tout et pour tout:
- une présence dans le comptoir de Banquibazar au Bengale occidental entre 1722 et 1733;
- des tentatives infructueuse dans la Baie de Delagoa (sur la côte du Mozambique) de 1779 à 1781 et aux îles Nicobar (archipel de la mer d’Andaman) de 1778 à 1783;
- l’Archipel François-Joseph dans la Mer de Barents, découvert et baptisé en 1873 mais inhabité et jamais revendiqué par l’Autriche;
- une zone de concession de 150 acres (0,61 km2) à Tientsin de 1902 à 1917.
Plus vénielle est la faute, plus appesantie la repentance…
Les décoloniaux viennois, à l’affût d’épisodes historiques invisibilisés, pourraient méditer sur cette péripétie méconnue: savent-ils qu’en 1898, l’Espagne a essayé de fourguer le Sahara à l’Empire austro-hongrois? Un accord a même été négocié avec le ministère autrichien des Affaires étrangères pour l’acquisition du Rio de Oro… On est passé à deux doigts d’avoir un Sahara autrichien! La gloire pour l’Autriche d’hier: même sans atout économique important, cette portion de côte au sud du Maroc aurait ouvert à la flotte autrichienne de nouveaux horizons stratégiques… La gloire pour l’Autriche d’aujourd’hui: les décoloniaux n’y trouveraient-ils pas enfin de vrais motifs d’autoflagellation? Mais la Chambre des Magnats hongrois a opposé son veto à la veille de la transaction, la partie hongroise estimant qu’on lui faisait financer une aventure qui ne profiterait qu’à l’Autriche. Cela ne devrait pas raviver le ressentiment des Autrichiens contre les Hongrois, car il y a encore une autre raison à l’abandon du projet d’un Sahara autrichien: François-Joseph tenait à n’avoir rien à voir avec le colonialisme en général, et il était beaucoup plus soucieux de maintenir l’unité de son Empire que de l’étendre au loin. Toute cette histoire est racontée par Lawrence Sondhaus dans son livre Naval Policy of Austria-Hungary, 1867-1918: Navalism, Industrial Development, and the Politics of Dualism, paru aux Purdue University Press en 1994. Le rêve d’un Sahara autrichien qui échoue du fait de l’anticolonialisme du mari de Sissi et des institutions aristocratiques de Cacanie, voilà un bien beau sujet de Denk(dir)mal pour l’expo interactive de la Kunsthalle Wien!
Puisque le Denk(dir)mal décolonial se prétend à la fois commémoration et devinette, nous oserons une dernière proposition, plus amère, sous forme de questions: pourquoi le décolonialisme autrichien se manifeste-t-il bruyamment aujourd’hui quand il est sans objet, alors qu’on ne peut que déplorer la faiblesse des résistances à l’annexion de 1938? À quoi peut bien servir d’inventer une culpabilité imaginaire (« blanche, masculine et anthropocentrique ») de la culture viennoise, alors que la question des responsabilités n’est pas encore tout à fait élucidée au sujet d’un épisode historique qui n’a rien d’une péripétie? Quels sont les objectifs réellement poursuivis par la prestidigitation décoloniale, quand ses « méthodes performatives de désapprentissage » escamotent à dessein le passé nazi, et promeuvent une « correction créative » de l’Histoire?